Dans l’espoir de multiplier leurs sources de revenus, les apiculteurs québécois se tournent de plus en plus vers la location de leurs abeilles. Coup d’œil sur les enjeux de l’industrie, à l’aube d’un grand congrès international qui réunira 6000 scientifiques et apiculteurs à Montréal.
Un dossier de Nathaëlle Morissette

Les meilleures amies des bleuets

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

L'apiculteur Cyril Lapeyrie de l’entreprise Intermiel, une société située à Mirabel qui a loué cette année quelque 5500 ruches à des producteurs de bleuets et de canneberges.

Si le Québec ne produit que 5 % du miel du pays, les apiculteurs de la Belle Province tentent à tout prix de multiplier leurs sources de revenus en vendant des produits dérivés, mais également en « louant » leurs abeilles aux producteurs de fruits. 

Cette pratique a doublé en importance en 10 ans et représente maintenant 33 % du chiffre d’affaires de l’industrie apicole québécoise.

« Il y a 15 ou 20 ans, les apiculteurs couraient après nous pour pouvoir mettre leurs ruches dans nos champs », raconte le président du Syndicat des producteurs de bleuets du Québec (SPBQ), Daniel Gobeil. Depuis plus de 10 ans, la situation s’est inversée. Les producteurs de bleuets paient pour que les apiculteurs leur louent les services des colonies d’abeilles pour polliniser les champs.

En 2016, près de 65 % de la demande provenait d’ailleurs des producteurs de bleuets, selon des données du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Les producteurs de canneberges arrivent au deuxième rang avec 28 %, suivis des producteurs de pommes (5 %). 

Il n’y a pas assez de ruches pour la demande. [Sans pollinisateurs], le rendement de bleuets serait réduit de moitié.

Daniel Gobeil, du Syndicat des producteurs de bleuets du Québec

Cette année, en juin, le président du SPBQ a fait appel au service d’une soixantaine de ruches, dont les coûts de location s’élevaient à 150 $ chacune pour une durée de trois semaines.

Et Daniel Gobeil n’est pas le seul à attendre l’arrivée des colonies — livrées par camion — dans ses champs. Selon le MAPAQ, les services de pollinisation sont la deuxième source de revenus des apiculteurs. Les ventes de miel représentent, quant à elles, 61 % du chiffre d’affaires.

« L’industrie a changé, note Pierre Giovenazzo, professeur à l’Université Laval et président du comité organisateur du Congrès international d’apiculture (Apimondia), qui se tiendra la semaine prochaine à Montréal. L’apiculteur se promène en camion avec ses ruches. Il n’y a plus d’abeilles sauvages. Le bleuet dépend à 90 % d’un insecte pollinisateur. »

Dans ce contexte, les spécialistes des abeilles y voient une occasion de diversifier leurs revenus et d’étirer leur saison au lieu d’attendre la vente de leur miel pour empocher le fruit de leur travail, explique le professeur.

« Ça permet de démarrer la saison », confirme Cyril Lapeyrie, gérant d’exploitation du volet apiculture d’Intermiel, l’un des plus grands acteurs de l’industrie apicole au Québec.

Cette année, l’entreprise située à Mirabel, dans les Basses-Laurentides, a loué quelque 5500 ruches à des producteurs de bleuets et de canneberges. La demande est là. 

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Cyril Lapeyrie, apiculteur

« Beaucoup d’apiculteurs ne vont devenir que des pollinisateurs », prévoit M. Lapeyrie.

Un virage que ne prendra pas Intermiel, assure Éléonore Macle, vice-présidente de l’entreprise. « L’important, c’est vraiment d’équilibrer le tout, explique-t-elle. La pollinisation, c’est quand même de l’énergie avec de la main-d’œuvre et du transport. On ne voudrait jamais ne faire que de la pollinisation. »

L’entreprise souhaite continuer à se concentrer sur la production de miel et sur la mise en marché de produits dérivés.

À Ferme-Neuve, dans les Hautes-Laurentides, le propriétaire de Miels d’Anicet, Anicet Desrochers, a décidé de ne pas porter le chapeau de pollinisateur. Par choix. M. Desrochers déplore même cette idée de louer les services des abeilles. 

Avant, il y avait des apiculteurs partout. Mais les modèles agricoles ont changé dans les années 80 et 90 avec l’arrivée des grandes cultures et des pesticides. Les bleuetières se sont développées. L’apiculteur s’est retrouvé à produire moins de miel et à être obligé de se déplacer plus loin pour faire du miel. Il est devenu un trucker d’abeilles.

Anicet Desrochers, propriétaire de Miels d’Anicet

M. Desrochers, qui croit que la situation est réversible, milite davantage pour le maintien du territoire agricole.

Produits dérivés

Bien qu’il ait décidé de ne pas se lancer dans la pollinisation, le grand patron de Miels d’Anicet diversifie quand même ses activités. En plus de la préparation de moutardes, de sauces barbecue et tartinades préparées avec son miel, l’entreprise confectionne toute une gamme de produits de beauté et exploite même un restaurant. L’apiculteur produit aussi de l’hydromel, boisson alcoolisée élaborée avec du miel. « Ce qui fait qu’on est uniques, c’est que les apiculteurs font de la transformation verticale », affirme Pierre Giovenazzo.

« C’est très québécois de vouloir se différencier des autres », ajoute Anicet Desrochers.

Chez Intermiel, on met aussi beaucoup d’énergie dans la confection de produits destinés à la boutique aménagée sur le site même de l’entreprise. Intermiel a également une microboutique au marché Jean-Talon. « La mise en marché, on l’a travaillée très fort », affirme Éléonore Macle.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Boutique de l’entreprise Intermiel qui a misé à fond sur la commercialisation de ses différents produits à valeur ajoutée.

« Près de 50 % de ce qui est produit est vendu en boutique », indique Cyril Lapeyrie. Des sacs de maïs soufflé au masque de beauté en passant par l’hydromel, l’entreprise exploite au maximum le fruit du travail de ses abeilles.

À l’occasion du congrès, les deux entreprises recevront la visite de plusieurs délégations étrangères, curieuses de connaître les méthodes de mise en marché des apiculteurs d’ici.

En chiffres

425
Nombre d’apiculteurs au Québec

24,7 millions
Ventes du secteur apicole au Québec

%
Proportion du miel canadien produit au Québec

91 %
Proportion du miel au pays produit par l’Ontario et les provinces de l’Ouest

24 %
Proportion du miel produit par la Montérégie, plus importante région productrice de miel au Québec

Principaux pays producteurs de miel

1- Chine
2- Turquie
3- Iran
4- États-Unis
5- Russie
Le Canada occupe le 12e rang avec 2 % du volume mondial.
Source : Le portrait diagnostic sectoriel de l’apiculture au Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ)

Gare au faux miel sur les rayons

PHOTO ARCHIVES BLOOMBERG

L’Agence canadienne d’inspection des aliments a récemment évalué 240 échantillons de miel. Du lot, 52 ne satisfaisaient pas aux normes et tous étaient des produits importés. On y a trouvé des traces de canne à sucre, de sirop de maïs, de sirop de riz ou même de sirop de sucre de betterave. Tous les produits provenant du Canada étaient conformes.

La fraude alimentaire inquiète le milieu apicole. L’arrivée massive de pots de miel étrangers sur les rayons des épiceries augmente le risque pour le consommateur de se retrouver avec un produit falsifié dans le garde-manger, estime Éléonore Macle, vice-présidente de l’entreprise Intermiel, l’un des acteurs les plus importants de l’industrie au Québec.

Et cet enjeu, d’envergure mondiale, sera longuement abordé à l’occasion du Congrès international d’apiculture (Apimondia), qui se tiendra la semaine prochaine à Montréal.

Rappelons que, dans son plus récent rapport de surveillance de l’authenticité du miel publié en juillet, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) a noté que les 52 échantillons — sur un total de 240 — qui ne satisfaisaient pas aux normes étaient tous des produits importés. On y a trouvé des traces de canne à sucre, de sirop de maïs, de sirop de riz ou même de sirop de sucre de betterave. Tous les produits provenant du Canada étaient conformes.

On va utiliser du sirop de sucre raffiné à 40 sous la livre, on va ajouter un peu de miel, on va ensuite le vendre à 2 $ la livre.

Pierre Giovenazzo, professeur et président du comité organisateur d'Apimondia 

Comme le miel est de plus en plus perçu comme un produit de luxe qui vaut son pesant d’or, plusieurs fraudeurs tentent de profiter de la situation, explique-t-il.

Bien que l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) fasse l’analyse de tous les produits qui traversent la frontière, il serait de plus en plus difficile de différencier le miel falsifié de celui qui est pur. Hier, Inscatech, une société de prévention et de détection de la fraude alimentaire, établie à New York, a annoncé par voie de communiqué qu’elle venait de lancer un tout nouveau programme qui permettra aux miels conformes de recevoir l’accréditation GenuHoney. Ce mot-clé permettrait aux consommateurs de s’assurer qu’ils achètent un produit authentique.

« L’ACIA vérifie s’il y a des agents d’antibiotiques ou des polluants environnementaux, explique Pierre Giovenazzo. Mais les techniques doivent évoluer. La détection devient très difficile. Il faut être capable d’analyser la signature du carbone dans le sucre. »

« C’est sûr que c’est inquiétant, ajoute Mme Macle. Les portes sont grandes ouvertes au miel étranger. »

En effet, il n’y a aucun pays dont le miel est interdit au Canada, précise l’ACIA. Au Québec, selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), entre 2012 et 2016, le miel importé provenait principalement du Brésil (54 %), de l’Inde (9 %), de la Birmanie (7 %), des États-Unis (5 %) et de l’Espagne (5 %).

Garantie de qualité

Le consommateur qui souhaite tartiner son pain avec du vrai miel et non un produit falsifié devrait se le procurer directement chez l’apiculteur ou encore acheter un produit local, ont affirmé tous les spécialistes interrogés.

Il faut se méfier du pot en forme d’ourson que l’on trouve dans les grandes surfaces.

Éléonore Macle, vice-présidente d’Intermiel

« Il faut éduquer les gens », ajoute Anicet Desrochers, propriétaire de Miels d’Anicet, à Ferme-Neuve, dans les Laurentides. « Ça blesse beaucoup d’apiculteurs. Ça devient de plus en plus cher de produire un miel de qualité, souligne celui qui produit annuellement quelque 300 000 pots de miel. Il faut les amener à comprendre pourquoi ça vaut son pesant d’or. »

Dure saison pour Intermiel

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La récolte n’a pas été bonne cette année pour Intermiel : « Normalement, à cette période-ci de l’année, on a environ 500 000 livres de miel de produites, et là, on n’a même pas 100 000 livres », lance sans détour Cyril Lapeyrie, gérant d’exploitation du volet apiculture de l’entreprise.

C’est une saison difficile pour Intermiel, qui a perdu 30 % de ses abeilles cette année. 

Considérée comme un acteur d’importance dans le domaine apicole au Québec, l’entreprise de Mirabel, la plus grosse productrice d’hydromel au pays, doit aussi composer avec l’incertitude qui plane sur l’industrie apicole. Le défi de la survie des abeilles et la compétition étrangère rendent le travail pénible.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Cyril Lapeyrie à l’œuvre avec des ruches

« Normalement, à cette période-ci de l’année, on a environ 500 000 livres de miel de produites, et là, on n’a même pas 100 000 livres », lance sans détour Cyril Lapeyrie, gérant d’exploitation du volet apiculture d’Intermiel, au cours d’une rencontre avec La Presse sur le site même de l’entreprise, dans les Basses-Laurentides. « Ça n’a pas été une bonne récolte », laisse-t-il tomber.

Les coupables ? Les parasites qui ont eu raison des abeilles, répond le spécialiste. Autre explication : le printemps tardif a fait en sorte que les fleurs ont mis plus de temps à éclore. 

Il manque de fleurs, la ville pousse sur la campagne. La survie des ruches, année après année, c’est un défi.

Cyril Lapeyrie, gérant d’exploitation du volet apiculture d’Intermiel

Cette année, l’entreprise terminera la saison avec 8000 ruches, alors que normalement on devrait en compter 10 000. Pourtant, les abeilles d’Intermiel sont traitées aux petits oignons. Elles passent l’hiver dans des caveaux d’hibernation situés à l’intérieur. Bien des apiculteurs installent leurs pollinisateurs à l’extérieur.

Mais ces artisans du miel tentent de rester positifs. « C’est cyclique, souligne Éléonore Macle, vice-présidente de l’entreprise. On a vécu ça il y a une dizaine d’années. »

Pour ajouter aux difficultés, Mme Macle se préoccupe de plus en plus de l’arrivée massive de miels étrangers sur les étagères des épiceries. « Ça va faire en sorte que le prix va beaucoup varier, explique-t-elle. Ici, les frais d’exploitation en apiculture sont élevés. À l’étranger, c’est beaucoup plus compétitif », ajoute la vice-présidente, qui admet qu’il est difficile de faire sa place.

Traçabilité

Pour tirer son épingle du jeu, l’entreprise a multiplié les efforts et les démarches pour obtenir la certification auprès du Bureau de normalisation du Québec d’un miel « 100 % Québec ». Ce programme de traçabilité permet de suivre toutes les étapes de confection du produit, des ruches jusqu’au pot. « On a travaillé très fort pour ça », souligne Éléonore Macle.

Miel de pommier, de framboisier, de fleurs sauvages, liquide, crémeux, les pots de l’entreprise sont vendus dans 250 points de vente ainsi qu’à la boutique où passent en moyenne chaque année 100 000 visiteurs.

Les hydromels — boisson alcoolisée préparée avec du miel — semblent également séduire, puisque plusieurs sont vendus à la Société des alcools du Québec (SAQ). Avec ses 100 000 bouteilles par année, Intermiel est le plus gros producteur d’hydromel au pays. Et pour 2020, l’entreprise travaille déjà à l’élaboration d’un nouvel alcool. À suivre…

Intermiel

Année de fondation : 1976
Siège social : Mirabel
Nombre d’employés : 80 (en haute saison)
Nombre de ruches : 8000
Production annuelle de miel : 1 million de livres ou 400 000 pots