Vous voulez comprendre les effets de la pénurie de main-d’œuvre ? Saisir l’importance des diplômes étrangers pour notre économie ? Regardez ce navire, le Rossi A. Desgagnés.

Depuis la Saint-Jean, le bateau est paralysé au quai 108 du port de Québec. La raison ? Le manque cruel d’officiers d’expérience pour piloter le navire.

PHOTO FOURNIE PAR LE GROUPE DESGAGNÉS 

Le Rossi A. Desgagnés

En fait, non, le Groupe Desgagnés a de très bons officiers sous la main, mais les règles de Transports Canada empêchent l’entreprise de leur confier des responsabilités, car leurs brevets n’ont pas été obtenus au Canada.

En attendant, le pétrolier de 135 mètres, l’un des 10 navires de la firme, est immobilisé. Et un bateau de 50 millions qui ne bouge pas, ça coûte cher. Desgagnés doit payer les frais de financement, assumer l’entretien, acquitter les frais de port.

Surtout, la stagnation du navire risque éventuellement d’avoir des conséquences pour les clients de la Côte-Nord, du Labrador ou de l’Arctique, qui sont dépendants de la mer pour recevoir essence, diesel et autres produits.

« Je comprends que la réglementation est complexe, mais les délais de Transports Canada sont en train de nous arrêter », m’explique Benoit Chassé, vice-président des ressources humaines du Groupe Desgagnés.

Un navire exige souvent un équipage minimal d’une quinzaine de marins, dont la moitié sont des officiers. S’il manque un seul officier, le bateau ne part pas.

Deux ans d’attente… puis rien

La formation d’officier, de niveau collégial, est offerte à Rimouski, à Owen Sound (Ontario) ou à Port Hawkesbury (Nouvelle-Écosse), entre autres. Mais Desgagnés n’a pas tant besoin de jeunes matelots. La firme cherche des officiers qui ont de 7 à 10 ans d’expérience, des premiers et deuxièmes lieutenants, capables de prendre en charge la navigation, la cargaison ou la salle des machines.

Pour travailler en eaux canadiennes, la réglementation exige que les officiers soient résidents permanents du Canada ou citoyens canadiens, en plus d’avoir un brevet délivré par Transports Canada.

Desgagnés a donc d’abord ciblé des marins qui sont résidents du Canada. L’un d’eux est français, résident permanent de la région de Montréal et détenteur d’un brevet de l’École nationale supérieure maritime de Marseille, en France (2005). Il est notamment chef mécanicien et compte plusieurs années d’expérience.

Le hic, c’est qu’il est incapable de faire reconnaître sa formation auprès de Transports Canada, même après deux ans de démarches. Pour gagner sa croûte, il a donc trouvé un boulot à Barcelone, en Espagne.

Desgagnés a aussi trouvé un marin indien résidant à Toronto, mais les délais l’ont poussé à naviguer plutôt à Hong Kong.

L’entreprise a également une liste d’une dizaine de candidats intéressés à immigrer au Canada qui ont entre 2 et 25 ans de services en mer. Ils sont originaires du Brésil, de France, d’Ukraine, de Russie, d’Algérie et du Sénégal, notamment. Encore une fois, il faudra faire avec le long processus administratif pour la reconnaissance des brevets, notamment.

Le plus ironique, c’est que pour faire venir au Canada des biens d’importation, Desgagnés a obtenu un permis pour gérer un navire d’outre-mer, dont l’équipage est entièrement composé d’étrangers ne détenant qu’un permis de travail.

« Il faut vraiment accélérer le processus de reconnaissance des brevets étrangers, c’est trop long. Il faut retrancher des contraintes. Il n’y a d’ailleurs pas d’opposition de nos syndicats de travailleurs », dit M. Chassé, dont l’entreprise fait 300 millions de chiffre d’affaires et compte 1100 employés, dont quelque 750 marins.

La rareté de la main-d’œuvre touche toute l’industrie, reconnaît Martin Fournier, directeur général des Armateurs du Saint-Laurent. « Depuis quelques années, les armateurs font de la gymnastique pour garder les navires en exploitation. Pas parce qu’ils manquent de contrats, mais en raison de la pénurie. Le manque d’officiers supérieurs est vraiment préoccupant. »

Au rythme où vont les choses, il est à craindre que certains traversiers doivent éventuellement réduire leur fréquence, dit M. Fournier. Imaginez l’impact sur les régions, qui comptent sur ces traversiers pour faire circuler personnes et marchandises ? Autre exemple : l’an dernier, un autre grand armateur a dû immobiliser son vraquier de minerai à destination de la Côte-Nord, faute d’officiers.

Selon M. Fournier, Transports Canada a entrepris des négociations avec quelques pays pour obtenir une reconnaissance réciproque des brevets de marin. Parmi ces pays se trouvent la France, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Grèce et la Belgique, soit des pays avec de bonnes écoles.

Le processus est long, déplore toutefois M. Fournier, car il faut notamment valider leur formation. « On n’apprendra pas aux Anglais à naviguer », fait-il remarquer.

Réponse de Transports Canada

Comme c’est la pratique courante au fédéral, il n’a pas été possible de discuter de vive voix avec un intervenant de Transports Canada pour comprendre pourquoi il tarde tant à reconnaître la validité de brevets étrangers. Dans un courriel de réponse, toutefois, le Ministère dit prendre cette problématique au sérieux.

« Nous sommes résolus à nous attaquer à cette pénurie et avons pris des mesures concrètes en ce sens. Dans les derniers mois, nous avons simplifié et facilité le processus d’intégration directe. Ainsi, les citoyens canadiens et résidents permanents possédant des titres de compétences étrangers pourront recevoir un brevet de capacité du Canada », soutient le Ministère.

« De plus, Transports Canada travaille de concert avec ses partenaires – Affaires mondiales Canada, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, et Emploi et Développement social Canada – en vue de soutenir des stratégies à long terme qui permettent un meilleur accès aux emplois dans le domaine maritime, et une meilleure promotion de ces emplois. »

Ma question concrète sur les négociations avec des pays étrangers en vue d’une reconnaissance réciproque des brevets de marins est resté sans réponse.

Le Rossi A. Desgagnés, immobilisé dans le port de Québec, n’est qu’un exemple. Il illustre toutefois le casse-tête de la pénurie, ses conséquences et ses enjeux, que bien d’autres industries vivent également. Il faut donc agir sans tarder.