Un des locataires les plus en vue de l’immobilier de bureaux dans le monde, le spécialiste des bureaux collaboratifs WeWork, devient lui-même propriétaire en faisant équipe avec la Caisse de dépôt et placement du Québec, a appris La Presse.

Sa filiale Ivanhoé Cambridge, un des investisseurs immobiliers institutionnels les plus importants du monde, investit 1 milliard US dans une coentreprise avec The We Company, le nouveau nom de la société qui comprend WeWork, mais aussi WeLive (des appartements) et WeGrow (des écoles).

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WeWork loue déjà des locaux dans Place Ville Marie, au centre-ville de Montréal, une propriété d’Ivanhoé.

Cette somme correspond à un peu plus de 2 % de la valeur des actifs d’Ivanhoé. L’investissement en capital de la part de The We Company dans le partenariat n’est pas divulgué.

Avec cette nouvelle plateforme immobilière, baptisée ARK et située à New York, l’objectif est d’acquérir des bureaux dans des villes dynamiques (San Francisco, Toronto, Londres, New York, Los Angeles), y faire entrer WeWork comme locataire principal et ensuite profiter de sa présence pour démarcher des locataires du domaine créatif ou autres qui recherchent le voisinage de WeWork. L’immeuble se remplit et crée de la valeur pour ses propriétaires.

« Le lancement d’ARK stimulera la croissance en misant sur la vaste expérience immobilière et le réseau de The We Company. ARK a été mise en place pour profiter de ces opportunités et nous permettre d’offrir différentes options de partenariat à la communauté immobilière afin qu’elle participe à l’expansion de The We Company », dit Rich Gomel, directeur général d’ARK, dans une communication écrite.

Aux yeux des spécialistes, WeWork révolutionne le monde du bureau.

« Avec la densité des espaces, la nouvelle main-d’œuvre plus jeune et l’activité croissante dans et autour de ses succursales, WeWork apporte systématiquement des changements et une dynamisation importants au voisinage de ses bureaux », écrit le courtier Denis Perreault, associé et directeur général d’Avison Young à Montréal, dans son plus récent rapport de marché des bureaux.

Le concept fonctionne de la façon suivante : WeWork loue des pieds carrés dans des tours de bureaux comme n’importe quel locataire, puis elle les transforme en bureaux collaboratifs branchés qu’elle reloue ensuite bien plus cher à des tiers. Ceux-ci sont soit des jeunes pousses en croissance, des occupants de petite taille qui recherchent un emplacement de choix ou encore de grandes entreprises qui ont des besoins ad hoc pour des projets spécifiques.

Valeur ajoutée

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Sylvain Fortier, chef des investissements et de l’innovation d’Ivanhoé Cambridge.

« Les boutiques Apple ont remplacé les grands magasins de type Sears comme locataire principal [« anchor »] sur les rues commerciales comme Sainte-Catherine ou dans les centres commerciaux », explique au téléphone Sylvain Fortier, chef des investissements et de l’innovation d’Ivanhoé Cambridge. « Les magasins voisins du Apple deviennent extrêmement en demande. Dans l’immobilier de bureaux, WeWork, ce qu’on remarque comme propriétaire, est devenu l’équivalent du magasin Apple. »

WeWork loue déjà des locaux dans Place Ville Marie, au centre-ville de Montréal, une propriété d’Ivanhoé.

« Quand on loue de l’espace à WeWork, il se passe quelque chose. C’est comme un aimant. Il y a un pouvoir d’attraction. Tu as des locataires qui veulent être au-dessus ou en dessous des étages WeWork. Sa présence crée de la valeur dans un immeuble, et WeWork aussi l’a réalisé. C’est ainsi qu’elle a voulu devenir propriétaire. » — Sylvain Fortier, chef des investissements et de l’innovation d’Ivanhoé Cambridge

La nouvelle plateforme disposera de 2,9 milliards US en capitaux pour acquérir des participations minoritaires ou majoritaires dans des immeubles ou dans des portefeuilles, ou encore pour investir dans de nouveaux véhicules d’investissement dans des marchés comme l’Asie qui seraient alors dirigés par des partenaires locaux.

ARK va piloter la plateforme, mais Ivanhoé dispose d’un droit de veto sur les décisions importantes, assure M. Fortier. Ivanhoé Cambridge collaborera avec ARK dans le cadre de ses transactions immobilières et de la gestion de propriétés un peu partout dans le monde.

Les partenaires ont pour objectif d’investir tout l’argent d’ici deux à quatre ans.

La situation financière précaire de la maison mère de WeWork, qui perd de l’argent année après année (voir autre texte), n’indispose pas la Caisse de dépôt. « On n’est pas du tout inquiets, dit M. Fortier. On a fait nos devoirs. On les aime beaucoup et on croit en ce qu’ils font. »

De son côté, The We Company souligne que la marge bénéficiaire brute de chacun de ses emplacements sous bail dépasse les 30 %, ses pertes s’expliquant principalement par la croissance exponentielle de la société.

Pour la petite histoire, le rapprochement entre WeWork et Ivanhoé s’est effectué par le « réseau ». Montréalais d’origine, le directeur général d’ARK, Rich Gomel, 48 ans, connaît bien la Caisse depuis près de 20 ans. Il était chez Starwood Capital quand la Caisse a ouvert l’hôtel W, au square Victoria. Les deux partenaires ont d’abord envisagé d’acheter un immeuble à Londres dans le passé. Les discussions ont ensuite évolué à compter de l’été dernier pour finalement aboutir à la plateforme annoncée hier.

Curiosité et méfiance à Wall Street

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Wall Street s’interroge sur la viabilité financière et la valeur boursière potentielle de ce modèle d’affaires encore méconnu, mais réputé très dynamique.

Alors que la Caisse de dépôt et placement s’associe avec la firme new-yorkaise WeWork, pionnière du marché des espaces de bureaux partagés, Wall Street s’interroge sur la viabilité financière et la valeur boursière potentielle de ce modèle d’affaires encore méconnu, mais réputé très dynamique.

Pourquoi ce questionnement ?

C’est que la société qui chapeaute WeWork, l’entreprise The We Company, vient de déposer auprès des autorités boursières américaines les documents préliminaires à un projet d’inscription en Bourse.

Et même si la teneur de ce projet demeure confidentielle, jusqu’au feu vert des dirigeants de WeWork avec leurs banquiers d’investissement, les spéculations vont bon train dans le milieu boursier sur l’ampleur et la pertinence d’une telle entrée en Bourse.

Jusqu’à récemment, en regard des placements privés à coup de milliards effectués par des investisseurs institutionnels, les estimations de la valeur d’entrée en Bourse de WeWork varient du simple au double, de 19 milliards US jusqu’à 46 milliards US !

Toutefois, ces ambitions de forte valorisation boursière parmi les dirigeants de WeWork et les principaux investisseurs ont été refroidies par les lendemains très mitigés – recul de 17 % – de la récente entrée en Bourse d’Uber, société-vedette du taxi et du covoiturage urbain en gestion informatisée d’automobilistes-entrepreneurs.

Pourtant, le modèle d’affaires et surtout la croissance rapide de WeWork continuent d’interpeller un nombre croissant de propriétaires et de gestionnaires d’édifices de bureaux dans les principales villes d’affaires du monde.

Dix ans après son lancement à New York par deux entrepreneurs d’origine israélienne et américaine, Adam Neumann et Miguel McKelvey, le modèle d’affaires de WeWork s’étend dans près de 300 immeubles dans une trentaine de pays des Amériques, d’Europe et d’Asie.

Selon les informations partielles qui ont filtré dans la presse financière aux États-Unis, les revenus de sous-location de WeWork parmi sa clientèle de plus de 400 000 usagers – surtout des entrepreneurs de l’internet, des travailleurs autonomes et des projets ponctuels de grandes entreprises – ont atteint 1,8 milliard US en 2018. C’est deux fois plus qu’en 2017 et quatre fois plus qu’en 2016.

En contrepartie, cette croissance très rapide de WeWork s’avère encore très coûteuse à gérer et à soutenir. Son déficit d’exploitation est rapporté avoir atteint 1,9 milliard US en 2018, plus que doublé par rapport à l’exercice précédent.

Par ailleurs, le milieu financier s’interroge sur la vulnérabilité du modèle d’affaires de WeWork en cas de ralentissement plus marqué de l’économie mondiale.

Parce que d’expérience des fins de cycle économique antérieures, les premiers impacts financiers d’un tel ralentissement pourraient se faire sentir sur les jeunes pousses et les travailleurs autonomes qui forment la clientèle-cible de WeWork.

WeWork en bref

Réseau : espaces de bureaux en usage partagé dans quelque 425 immeubles localisés dans 27 centres-villes d’affaires d’une trentaine de pays des Amériques, d’Europe et d’Asie Effectif : environ 10 000 employés Siège social : New York Chiffre d’affaires estimé : 1,8 milliard US en 2018 Déficit d’exploitation estimé : 1,9 milliard US en 2018 Principaux investisseurs connus : Fidelity Investments (fonds communs), MassMutual, T. Rowe Price, SoftBank Sources : Barron’s, Bloomberg News, CNN Business, Financial Times, The New York Times, Reuters, SeekingAlpha.com