Yves-Jean Lacasse, le designer et président fondateur de la marque de vêtements Envers, était installé rue Sherbrooke Ouest, à Westmount, depuis 15 ans, quand il a décidé de ne pas renouveler le bail de son commerce.

Raison : l’augmentation du loyer.

« C’était super d’être là où on était », explique l’homme d’affaires en entrevue. Mais pas au point de payer un prix mensuel comme celui qui était demandé. Lacasse a donc décidé de déménager au Belgo, immeuble de la rue Sainte-Catherine Ouest, à la limite du Quartier des spectacles, où bien des artistes achètent chez Envers et où le loyer est nettement moins élevé. « Nous, on peut être n’importe où », dit Lacasse. « De 80 % à 95 % de nos ventes sont du sur-mesure, donc les clients viennent nous voir là où on est. »

Lacasse a donc quitté Westmount sans regarder derrière lui.

L’histoire d’Envers n’est pas unique.

En fait, c’est un cas parmi bien d’autres de commerces qui ont décidé depuis quelques années, parce que le loyer était trop élevé, de quitter la rue Sherbrooke Ouest, ce « Victoria Village » qui est, avec la rue Greene, au cœur de l’activité commerciale de l’enclave urbaine ultra-cossue qu’est Westmount.

Quand on marche dans la rue, actuellement, c’est frappant. Dans ce quartier huppé, où on ne peut certainement pas montrer du doigt le peu de pouvoir d’achat de la clientèle, il y a des affiches « À louer » partout. 

La boutique North Face n’est plus là. Celle des chaussures et des bottes La Canadienne non plus. Idem pour La Pâtisserie de Gascogne, qui a fait faillite, bien sûr, et dont le local est toujours vide, pour le Pier Import, pour le Cavallaro… De nombreux commerces de moindre taille, qui ne sont restés que peu de temps et dont on a vite oublié le nom, ont fermé leurs portes et leurs espaces sont encore libres. La boutique de jolis objets de maison Ben et Tournesol a déménagé dans un plus petit commerce. Même l’adresse montréalaise de la marque américaine Ugg, naguère culte, a quitté la rue et c’est maintenant une boutique Zadig & Voltaire, autre grande enseigne, cette fois française, qui a pris sa place.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le local de La Pâtisserie de Gascogne, qui a fait faillite, est toujours vide.

En fait, ce sont bien des marques étrangères qui semblent les plus solides, les plus présentes. Iro, Sara Pacini, James Perse, Aesop, L’Occitane. Parmi les marques et adresses canadiennes, locales, qui non seulement survivent, mais semblent aussi bien aller, il y a notamment WANT Apothecary et ses vêtements et chaussures chic, la quincaillerie Hogg, la SAQ, bien sûr, le supermarché Metro, la librairie Appetite for Books, Lolë Atelier… Une petite épicerie japonaise traverse aussi les années, tout comme National, un supermarché où, en 20 ans, je n’ai jamais entendu une des généralement très gentilles caissières parler français.

***

« On n’est pas les seuls à vivre de telles difficultés », m’explique John Campbell, propriétaire de Campbell Encadrement, rue Sherbrooke Ouest, et président de l’Association des marchands du Village Victoria de Westmount. 

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le commerce en ligne fait la vie dure aux commerces « de briques et de mortier ».

Le commerce en ligne fait la vie dure aux commerces « de briques et de mortier ». Et dans ce contexte difficile où il est parfois pénible de rentabiliser le mètre carré de loyer, les prix sont plus élevés que jamais.

Chez Cromwell Management, société immobilière propriétaire de nombreux immeubles et dont on voit les affiches « À louer » un peu partout, Guylaine Laramée parle notamment du lourd fardeau fiscal que représentent les taxes municipales.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Depuis quelques années, de nombreux commerçants ont quitté la rue Sherbrooke Ouest pour de multiples raisons, dont la hausse des loyers.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Chez la société immobilière Crowmell, propriétaire de nombreux immeubles de la rue Sherbrooke Ouest, on parle du lourd fardeau fiscal que représentent les taxes municipales pour expliquer les nombreux locaux vides.

Cet argument est aussi évoqué par M. Campbell, qui est propriétaire de l’immeuble de son commerce, une entreprise installée à Westmount depuis 95 ans, gérée par trois générations de Campbell, bientôt quatre. Bref, les loyers sont chers parce que les taxes sont élevées…

Sauf que la différence entre lui et Cromwell, dit-il, ou lui et les grandes enseignes internationales, c’est la marge de manœuvre.

Une grande société aux reins solides peut se permettre de traverser une mauvaise année, de voir ses locaux vides pendant un certain temps. Une petite entreprise ? Ce que la conjoncture crée, actuellement, c’est un univers où les commerçants indépendants n’ont plus de place.

Seuls les géants peuvent rester debout.

Est-ce ce qu’on veut pour la vie de quartier ?

***

Yves-Alexandre Comeau habite Notre-Dame-de-Grâce depuis huit ans. Il a grandi en banlieue, mais a choisi de s’installer en ville pour la vie urbaine, pour faire ses courses à pied. Il s’inquiète de ces fermetures. N’a pas envie de se retrouver dans un monde de commerces sans saveur.

« Certains propriétaires sont déraisonnables », croit-il, évoquant les loyers.

Mais les administrations municipales, suggère le relationniste, pourraient agir. On parle ici de Montréal et de Westmount parce que les zones visées chevauchent les deux villes – la frontière ouest de Westmount est située entre les rues Grey et Claremont, et la zone commerciale de la rue Sherbrooke se prolonge à l’ouest, vers Décarie.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Dans la rue Sherbrooke Ouest, les affiches « À louer » sont nombreuses aux vitres des commerces.

Les administrations pourraient instaurer des règlements, comme ça se fait ailleurs, pour qu’il ne soit pas du tout avantageux pour les propriétaires immobiliers d’attendre longtemps, avec leurs locaux vides, qu’arrive LE commerce prêt à payer le gros prix de loyer. La fiscalité pourrait aussi être révisée, bien sûr.

***

M. Campbell affirme que la Ville de Westmount a donné à son association des sous pour faire une étude de « branding » pour le Village Victoria.

Peut-être que regarder les comptes de taxes et tous les autres leviers municipaux, afin d’attirer les jeunes entreprises adaptées à la réalité commerciale d’aujourd’hui, et encourager le genre de vie de quartier qui fait qu’on a envie de s’installer en ville, de marcher, de partager, d’être de bons voisins et une communauté serait une autre option.

Et s’il y a une ville qui a les moyens d’essayer d’inventer des solutions pour toute municipalité, c’est bien Westmount. Pourquoi ne serait-elle pas la première à faire preuve de créativité ?

On attend ça.