L’été dernier, Frédéric Dufault peinait à mater son hamster et à manger son éléphant. La solution pour ne pas sombrer : changement d’huile psychologique. Premier volet de notre série de six jours sur la santé mentale des entrepreneurs.

« You look like shit. »

« Tu as une tête de déterré », pourrait-on traduire.

C’est à peu près ce que les membres du petit comité consultatif formé par Frédéric Dufault lui ont signifié lors de sa première réunion, en juillet dernier.

Malgré les apparences, la phrase était bienveillante.

« J’avais le goût de répondre : “And I feel like shit”, raconte-t-il. C’est là que j’ai dit : “Ouais, vous avez bien raison.” »

Frédéric Dufault reconnaissait ainsi qu’il plongeait lentement dans la dépression. L’urbaniste et spécialiste en environnement – une rarissime combinaison – est président d’Enviro 3D conseils, une petite firme de consultants qui fête cet automne son cinquième anniversaire.

Ses cinq employés travaillent à la maison ou sur le terrain. Notre entretien a lieu dans l’agence où il loue une salle pour les réunions de son équipe.

On ne parle pas de la déprime, de la dépression ou des problèmes psychologiques d’entrepreneur parce qu’on est tout seul là-dedans. Moi, je le dis franchement : j’ai une psychologue que je consulte.

Frédéric Dufault

Le colosse et l’éléphant

Une franchise désarmante : c’est la première impression qui se dégage quand on rencontre Frédéric Dufault, affable colosse au large sourire.

Sans hésiter, l’homme de 45 ans entre d’emblée dans le vif du sujet, « qui me tient à cœur parce que je suis passé par là », dit-il. « Ce n’est pas tabou pour moi. »

Le sujet le met à vif, d’ailleurs : le stress, « ça sort en psoriasis. Je ne sais pas si vous avez remarqué, j’ai des plaques un peu partout. Ça aussi, pour moi, c’est un signe. »

Détenteur de maîtrises en urbanisme et en gestion de l’environnement, Frédéric Dufault a ouvert son propre bureau en 2014.

Sa réputation et son expertise lui ont rapidement valu d’intéressants mandats. Bientôt, il a engagé un premier employé. Puis un second. Puis un autre.

« Et avec ça viennent des problèmes », lance-t-il.

La gestion des facteurs humains – petits conflits, malentendus, ego – s’est révélée plus délicate qu’il ne l’imaginait.

« Est-ce que ce sont des gros problèmes ? Non plus. Ce n’est pas la fin du monde. Il s’agit de les gérer. Et surtout de les prendre un par un. Ne pas voir ça comme un gros éléphant. »

La comptabilité lui a donné plus de fil à retordre. « La finance, ça me donnait de l’urticaire, ça me stressait. »

Il s’est résolu à confier la tâche à une consultante, mais il demeure seul à composer avec les problèmes de flux de liquidités.

« Et avec d’autres petits facteurs dans ton entreprise, ça fait qu’à un moment donné, c’est un gros éléphant et il est sur ton bureau, et il faut que tu le mâchouilles. »

Le hamster

Si sa famille est un havre, elle ajoute aussi à ses préoccupations.

« Moi, j’ai deux garçons, 11 ans et 7 ans, qui ont des besoins particuliers. J’en ai un qui est TDAH et l’autre qui est TDAA et dyspraxique. »

Ils ont besoin de la présence paternelle, mais « le hamster continue pour la compagnie : papa doit travailler en fin de semaine parce qu’il n’a pas fini son mandat… ».

Le hamster… Ces pensées qui roulent dans la tête, dynamo débranchée tournant sans rien produire…

« Des fois, je ne dors pas bien parce que le petit hamster n’arrête pas. Le matin, je me lève et je me dis :  “OK, ce soir, il faut que je lui ferme la boîte, pour être capable de faire ce que j’ai à faire dans la journée.” »

Les vraies affaires

Le besoin d’échanges francs est une des raisons qui l’ont incité à former son petit comité consultatif, au printemps dernier.

Il a réuni son avocat, son comptable, son conseiller financier, son mentor entrepreneurial, son chargé de projet à la MRC…

« Je les assois autour de la table une fois par trois mois et j’ouvre mes livres. Mes livres de la compagnie, et mon livre à moi. »

Ils ont tous refusé la rémunération qu’il leur offrait.

« Je leur ai dit dès le départ : “Vous êtes ici pour me dire les vraies affaires.” »

La première affaire fut ce You look like

Frédéric Dufault connaissait les symptômes. Il avait connu une phase d’épuisement professionnel, probablement doublée d’un trouble dépressif, alors qu’il travaillait dans la région de Toronto, vers 2003.

« Mon collègue était entré dans mon bureau et m’avait demandé comment ça va, et je m’étais mis à pleurer. Il m’a dit : “OK, toi, tu prends congé et tu t’en vas voir un psychologue.” »

C’est alors qu’il a appris l’utilité d’une thérapie, aussi courte soit-elle.

Pour moi, un psychologue, c’est comme une auto. Une auto, on l’apporte au garage pour faire notre changement d’huile, on l’entretient. Pourquoi on n’entretient pas notre cerveau ?

Frédéric Dufault

Débordements

Frédéric Dufault a commencé à se sentir débordé avec les inondations du printemps 2019. Le ministère de l’Environnement lui avait donné dans l’urgence un important mandat d’évaluation du niveau d’eau des rivières.

« Pour les employés, ç’a été des efforts considérables, ils nous ont fait travailler pendant cinq semaines de suite sans arrêt. »

Submergé par ce mandat, il n’a pas trouvé le temps nécessaire pour amener de l’eau fraîche au moulin. L’été venu, le réservoir de contrats s’est trouvé presque à sec. Au surplus, des désaccords avec le Ministère sont survenus sur l’interprétation des clauses contractuelles.

« Ça a fait que je suis tombé. La fatigue a embarqué. Je m’inquiétais pour mes employés, pour leur sécurité.

« Ma conjointe me le disait : “Fred, c’est plus rough avec les enfants, tu es moins patient.” »

Le hamster accélérait. L’éléphant grossissait.

« Je n’étais pas capable et j’étais de plus en plus fatigué. Je me tapais des 12 à 15 heures de sommeil. Je procrastinais sur beaucoup de choses. »

Il a dû en convenir.

« Il est temps de faire un changement d’huile. »

Il s’est donc engagé dans une série de rencontres avec sa psychologue, qui ont peu à peu éclairci l’horizon.

« Ça ne veut pas dire que je dois continuer à y aller toutes les semaines, explique-t-il. Mais je dois y aller une fois de temps en temps. Je vais prendre un rendez-vous avec elle pendant quelques semaines et je vais évacuer. Trouver d’autres moyens. »

D’autres moyens ?

Son comité consultatif y a vu, là aussi.

« Mon avocat m’a dit : “Eille, Fred, je pense que tu as besoin d’un coach pour te remettre en forme…” »

Il a engagé une entraîneuse et a casé les séances dans son horaire – seule façon de se donner du temps.

« Pour moi, malheureusement, courir ne fait pas arrêter le hamster, mais avec un coach qui me fait forcer autrement, je n’ai pas le temps de penser à autre chose. »

Le colosse se relève.

« Je me considère chanceux parce que je suis passé par là, et je sais ce que c’est, constate-t-il. Mais j’aimerais ça, des fois, pouvoir en aider quelques-uns, juste dire : “Écoute, il y a une oreille ici, appelle-moi, on va aller prendre un café.” »

Un bon gars…

« J’essaie d’être un bon gars pour tout le monde, rétorque-t-il. Incluant moi-même. »