Peut-être ne le savez-vous pas, mais l’utilisation de prête-noms est tout à fait légale au Québec.

Or voilà, pour freiner l’évasion fiscale, le gouvernement du Québec envisage d’obliger les entreprises à rendre publics les bénéficiaires qui se cachent derrière les prête-noms, les fiducies et les sociétés écrans. Cette possibilité est évoquée dans le document de consultation sur la « transparence corporative » déposé au début d’octobre par le ministère des Finances du Québec.

La consultation concerne plus précisément le Registraire des entreprises du Québec (REQ). Ce portail internet donne au public un accès gratuit aux paramètres des entreprises, notamment le nom des actionnaires et leurs adresses, mais il est parfois impossible de connaître les bénéficiaires ultimes, qui se cachent justement derrière des prête-noms, des fiducies et des sociétés écrans (1).

Je le sais, en lisant ces paragraphes, beaucoup s’interrogent. Pourquoi diable notre Code civil permet-il les prête-noms ? Les entreprises du REQ sont-elles si nombreuses à cacher leurs bénéficiaires ultimes derrière des marionnettes ? Dans quels buts ?

Ce sont les articles 1451 et 1452 du Code civil qui accordent la possibilité de cacher l’identité réelle d’un propriétaire, dans un contrat secret appelé contre-lettre. « La contre-lettre n’est pas illégale en soi, pourvu qu’elle n’ait pas pour but d’enfreindre la loi ou de contrevenir à l’ordre public », explique le document.

Par exemple, pour des questions pratiques, une société immobilière peut officiellement désigner une seule personne comme actionnaire pour collecter les loyers, même si le ou les immeubles sont détenus par plusieurs. Autre exemple : un homme d’affaires peut ne pas souhaiter que son nom soit associé au bar dont il est coactionnaire silencieux, afin de préserver sa réputation. 

Enfin, bien des gens d’affaires n’aiment pas étaler leur richesse en public, d’où l’utilisation de prête-noms.

En plus des prête-noms, l’utilisation de fiducie ou de société étrangère écran en tant qu’actionnaire ultime est un autre moyen de masquer l’identité des réels propriétaires. En effet, pour le public, il n’est pas possible de connaître les bénéficiaires des fiducies au Canada, pas plus que ceux des entreprises étrangères enregistrées dans plusieurs pays, comme les paradis fiscaux.

Cela dit, la vaste majorité des entreprises – souvent des PME – déclarent leurs réels actionnaires au Registraire des entreprises, sinon au fisc. Cependant, certaines ont recours aux prête-noms, aux fiducies et aux sociétés écrans pour faire « de l’évasion fiscale, de l’évitement fiscal, du blanchiment d’argent, du terrorisme ou de la corruption », ont constaté les autorités.

Au cours des dernières années, dans la foulée des « Panama Papers », des organismes internationaux se sont concertés pour contrer ce phénomène, en misant sur une plus grande « transparence corporative ». Le Canada fait toutefois piètre figure à cet égard.

En 2017, l’organisme Transparency International a classé les 24 principaux pays industrialisés selon le niveau d’encadrement réglementaire en matière de bénéficiaire ultime. Résultat : le Canada était parmi les deux seuls pays à avoir un encadrement jugé faible.

La France, l’Italie et le Royaume-Uni ont un encadrement « très fort », et l’Allemagne, le Japon, le Mexique, un encadrement « fort ». Les autres pays (Australie, Inde, Arabie saoudite, États-Unis, etc.) ont un encadrement moyen, soit une coche au-dessus du Canada.

Précisons que le Québec est de loin la province canadienne la plus exigeante en matière de transparence, avec son registre des entreprises public et certaines récentes modifications (2).

En plus de rendre publics les bénéficiaires ultimes, Québec songe à permettre à toute personne « d’effectuer une recherche au Registraire des entreprises en utilisant le nom et l’adresse d’une personne physique ». Une telle avenue donnerait la possibilité aux enquêteurs – policiers, détectives privés, syndic de faillite et journalistes – de tisser la constellation d’entreprises d’un même individu. Croyez-moi, bien des enquêteurs en rêvent !

Pour des questions de vie privée, un tel accès au grand public sera contesté. Au Royaume-Uni, le public peut obtenir l’adresse de correspondance (et non l’adresse personnelle), de même que la façon dont le bénéficiaire ultime exerce son contrôle sur l’entreprise. Certains autres renseignements, exigés des entreprises, ne sont toutefois accessibles qu’aux organismes d’enquête du gouvernement (comme le sont la Sûreté du Québec, Revenu Québec et l’Autorité des marchés financiers, par exemple).

En décembre 2018, pour combler son retard en matière de transparence, le gouvernement fédéral a adopté des modifications à la Loi canadienne sur les sociétés par actions visant les entreprises non cotées en Bourse. En vertu de la nouvelle loi, les entreprises doivent tenir un registre de leurs bénéficiaires ultimes, y compris l’adresse, la date de naissance et la méthode permettant le contrôle, notamment. Le registre n’est pas public, cependant, et le défaut de s’y conformer peut entraîner une amende de 200 000 $.

Le fédéral veut avoir plus précisément les coordonnées des personnes physiques qui détiennent plus de 25 % des actions de l’entreprise, directement ou indirectement. Pour son registraire, le Québec envisage d’adopter la même définition de bénéficiaire ultime.

La plupart des grands pays internationaux resserrent leur contrôle, et le Québec ne peut laisser passer le train. Pour les fiscalistes, associations et autres parties qui ont des objections ou des suggestions, la date limite pour déposer un mémoire est le 15 décembre 2019.

(1) Ces avenues sont proposées dans la foulée des recommandations du rapport de la Commission des finances publiques sur les paradis fiscaux, déposé en avril 2017.

(2) Actuellement, Revenu Québec est dans un processus pour exiger des entreprises qu’elles remplissent un formulaire pour l’informer de leur recours à un prête-nom, le cas échéant (avant, le processus était obligatoire, mais informel). La loi, qui sera sanctionnée au cours des prochains mois, aura une exigence pour tous les contrats de prête-nom conclus depuis mai 2019, en plus de tous les contrats de prête-nom encore actifs, mais conclus avant cette date. À défaut de se conformer, la pénalité pourrait atteindre 5000 $.