Après avoir posé son diagnostic, l’économiste le plus célèbre d’Europe reprend la plume pour prescrire le remède aux inégalités économiques dans Capital et idéologie, qui sort en librairie cette semaine au Québec. Comment soigner l’« hypercapitalisme » ? En redistribuant la richesse avec un impôt annuel sur le patrimoine, des taux d’imposition sur le revenu jusqu’à 90 % pour les multimillionnaires, et une taxe carbone. En contrepartie, chaque citoyen recevra 175 000 $ en capital à l’âge de 25 ans. Entretien sur ce vaste programme politico-économique.

Que proposez-vous comme solutions pour réduire les inégalités économiques ?

Il y a deux solutions : un investissement éducatif beaucoup plus égalitaire et plus important, et l’accès au patrimoine. L’éducation, c’est très important, mais ça ne suffit pas. On a besoin de circulation de la propriété. On est instruits comme on n’a jamais été instruits, mais on ne peut pas concentrer le pouvoir économique, on a besoin que le plus grand nombre de gens y participent. Cette idée qu’on peut concentrer le pouvoir sur quelques actionnaires devenus très riches à 30 ans et qui vont continuer de concentrer tout leur pouvoir à 50, 70 et 90 ans est un peu monarchique. L’impôt progressif à 70 %, 80 %, 90 % a déjà été expérimenté, notamment aux États-Unis. Rétrospectivement, ça a plutôt bien marché : on avait des niveaux de croissance plus élevés des années 50 aux années 80 [quand l’impôt progressif était plus élevé] que ce qu’on observe depuis les années 80.

Vous soulignez dans votre livre à quel point la notion de propriété privée est forte en Amérique du Nord. Les solutions que vous proposez seront-elles vues comme radicales ?

Je crois beaucoup dans la propriété privée, c’est pourquoi je veux que tout le monde puisse y accéder. […] Dans la réalité, la propriété est toujours sociale dans ses origines, elle s’appuie sur un système éducatif et social. Bill Gates n’a pas inventé l’ordinateur tout seul. Il a utilisé les travaux de milliers de chercheurs en informatique fondamentale. […] Tant qu’elle reste d’une ampleur raisonnable, la propriété privée reste un élément essentiel d’émancipation individuelle dans une économie décentralisée. Mais il n’y a pas besoin qu’elle s’accumule dans des proportions invraisemblables.

Qu’entendez-vous par des proportions invraisemblables ?

On peut revenir au niveau de concentration des richesses des années 50 aux années 80, qui était beaucoup plus limitée qu’aujourd’hui. Aucun élément ne permet de penser que d’avoir plusieurs dizaines de milliards soit utile pour la croissance. On a intérêt à ce que ces personnes en restituent une partie à la communauté de façon ordonnée dans une société de droit. On entend beaucoup ce discours [de redistribution volontaire] chez les nouveaux technomilliardaires, je veux juste m’assurer que ce ne soit pas seulement un discours.

Avec la concurrence fiscale entre les pays, un pays comme le Canada peut-il agir seul ? Y aurait-il alors un exode des capitaux ?

On peut faire plus en étant plus nombreux, mais on peut quand même faire des choses en étant tout seul. L’impôt sur la fortune en France, contrairement à ce que certains ont essayé de faire croire, générait des recettes qui progressaient très fortement d’année en année. L’idée que tout le monde partait, c’est de la propagande. On pourrait faire mieux avec plus de coopération internationale, mais ça demande la remise en cause des traités de libre circulation des capitaux sans aucune contrepartie. La libre circulation des capitaux n’est pas une mauvaise chose en soi, mais il faut que les traités de libre-échange prévoient des systèmes d’échange automatique d’information pour que chaque pays sache qui possède quoi où. [Dans ces accords de libre-échange], on donne un droit absolu de s’enrichir en profitant des infrastructures et du système d’éducation de ce pays, et après vous appuyez sur un bouton pour partir ailleurs sans que personne vous fasse payer quoi que ce soit. Et après, on dit : mince alors, on ne sait pas qui possède quoi, on ne peut rien faire.

Nous sommes en campagne électorale au Canada, et la taxe carbone est un enjeu de la campagne. Pourquoi défendez-vous une taxe sur le carbone ?

Je défends une taxe carbone progressive, avec un système de carte carbone qui permet d’exonérer les consommations ordinaires d’énergie d’un montant raisonnable. À mesure que les consommations énergétiques du ménage deviennent très importantes, la taxe devient de plus en plus forte et elle est complètement décourageante au-delà d’un certain niveau. Mais, et c’est très important, ce qu’a montré la crise des gilets jaunes en France, c’est qu’on ne peut pas réussir à résoudre le défi des changements si on ne développe pas des normes de justice sociale, fiscale et climatique très fortes. En France, il y a eu une hausse des taxes sur les carburants en principe au nom du climat, sauf que l’argent de ces taxes a été utilisé non pas pour financer la transition énergétique, mais pour financer la baisse de l’impôt sur la fortune pour les revenus les plus élevés. Si on voulait détruire l’idée même d’une taxe carbone, on ne pouvait pas mieux s’y prendre. […] [Au Canada], je ne suis pas sûr que le Parti libéral [du Canada] mette suffisamment l’accent sur cet objectif de justice.

Peut-on garder espoir en lisant votre livre ?

C’est un livre optimiste, très lisible, qui montre qu’il y a un mouvement de long terme vers une société plus juste, que j’appelle le socialisme participatif. Ce mouvement a bien fonctionné tout au long du XXe siècle, a été interrompu dans les années 80-90, et il est déjà en train de reprendre son cours [depuis la crise de 2008].

Les questions ont été modifiées, et les réponses ont été condensées et parfois regroupées, afin de faciliter la lecture.

Thomas Piketty à propos de…

Donald Trump

« C’est le symbole de l’alliance de l’hypercapitalisme avec l’hypernationalisme. C’est le cocktail le plus détonant. La promesse hypercapitaliste ultralibérale de Reagan n’a pas abouti à la prospérité et à la croissance des salaires et des revenus promise. Trump ajoute une couche d’hypernationalisme là-dessus, ça ne marchera pas davantage, ce n’est pas ça qui va ramener la prospérité à l’Amérique. »

Justin Trudeau et l’accord de libre-échange Canada-Europe (CETA)

« J’ai été assez déçu par les doubles discours [de M. Trudeau, notamment] sur l’exploitation [des sables bitumineux] qui ne semble absolument pas indispensable pour relever les défis climatiques. Sur la question du CETA, les gouvernements canadien et européens ont fait une grave erreur : il y a des oublis considérables en termes de justice climatique, sociale et fiscale. On peut avoir la facilitation de certains échanges et certains investissements, mais il faut remettre les choses dans le bon ordre. »