Québec va contourner la Commission de la protection du territoire agricole (CPTAQ) pour un important projet industriel à Beauharnois : le gouvernement décidera lui-même s’il dézonera ou non un terrain agricole appartenant à Hydro-Québec, tentant ainsi d’éviter un avis défavorable de la Commission pour l’utilisation du territoire.

L’utilisateur final du terrain serait Google, selon plusieurs rapports de presse. Le géant américain y installerait de puissants serveurs informatiques. Ni la Ville ni la multinationale n’ont voulu confirmer l’information.

Après plusieurs reports, une rencontre publique était prévue hier aux locaux de la CPTAQ à Longueuil. Une occasion pour le demandeur, la Ville de Beauharnois, de convaincre en personne les commissaires. Les autres personnes intéressées par la demande pouvaient présenter leurs observations.

Or, cette rencontre a été annulée après que le gouvernement provincial eut dessaisi la Commission du dossier, comme le lui permet l’article 96 de la Loi sur la protection du territoire agricole. La coordonnatrice aux communications de la CPTAQ, Éliane Clairoux-Brunet, a suggéré à La Presse de contacter le ministre de l’Économie pour toute autre question concernant ce dossier. Au cabinet du ministre Pierre Fitzgibbon, on a plutôt dirigé les questions vers le ministère de l’Agriculture. Il n’a pas été possible d’obtenir une réaction du cabinet, hier.

La Ville de Beauharnois veut faire dézoner une terre agricole de 94 hectares qui jouxte le centre de distribution d’IKEA. Le terrain appartient à Hydro-Québec, qui exploite une importante centrale au fil de l’eau dans les environs.

« La Ville de Beauharnois a pris acte de la décision communiquée par la CPTAQ, à savoir que la rencontre publique prévue le 18 septembre 2019 a été annulée. Nous savons que le propriétaire du terrain, soit Hydro-Québec, poursuit les discussions avec l’investisseur intéressé par ce site, investisseur dont l’identité n’a jamais été communiquée à la Ville », indique dans un courriel Stéphanie Leduc Joseph, conseillère aux communications de la ville montérégienne.

Hydro intervient dans le cadre de son offensive lancée en 2016 pour attirer des centres de données au Québec. « Hydro-Québec propose une offre globale aux grands [acteurs] du secteur. Cette offre, en plus de nos prix d’électricité avantageux, inclut aussi des terrains d’Hydro-Québec répondant aux exigences techniques et électriques pour un grand centre de données », expliquait à La Presse Louis-Olivier Batty, porte-parole d’Hydro-Québec, en 2018, à l’occasion d’un article sur les installations d’Amazon à Varennes.

Orientation défavorable

La CPTAQ avait rendu une orientation préliminaire défavorable à la demande de Beauharnois le 6 décembre 2018. Une des raisons qui motivait sa décision était que la Ville n’avait pas démontré l’absence de terrains de remplacement en zone blanche, à proximité.

La fédération de la Montérégie de l’Union des producteurs agricoles s’était opposée à la demande de la Ville, invoquant l’impact négatif sur les activités agricoles si la demande de dézonage était acceptée.

L’utilisateur cherche un terrain plat de 50 à 100 hectares avec une capacité électrique de 185 MW et un accès à près de 12 000 litres d’eau par minute, entre autres critères, selon des documents déposés à la CPTAQ. Beauharnois a fourni une grille d’analyse de 14 sites potentiels, dont 13 en zone non agricole. Seul le terrain agricole satisfaisait à l’ensemble des critères.

« Au lieu de non, ça va être oui »

L’intervention gouvernementale déçoit Michel Myre, producteur agricole qui loue la terre d’Hydro-Québec depuis cinq ans pour la cultiver.

« La CPTAQ est là pour prendre des décisions vis-à-vis des terres agricoles, dit-il dans un entretien. La CPTAQ a refusé le projet [dans une orientation préliminaire]. Ça donne quoi, d’avoir la CPTAQ, si, quand la décision ne fait pas l’affaire, c’est le gouvernement qui décide ? », se plaint le producteur de grandes cultures qui se dit prêt à acheter le terrain d’Hydro-Québec à sa valeur marchande.

Deux autres producteurs cultivent, à titre de locataires, les terrains d’Hydro-Québec qui font l’objet de la demande de dézonage.

D’après M. Myre, il ne fait aucun doute que le gouvernement se saisit du dossier dans le but de l’exclure de la zone agricole. 

Si le gouvernement a retiré le dossier des mains de la Commission, c’est que sa décision ne fait pas son affaire. Au lieu de non, ça va être oui.

Michel Myre, producteur agricole

Historiquement, le gouvernement intervient peu dans des projets privés. C’est arrivé à peine cinq fois depuis l’adoption de la loi en 1978. La dernière intervention du genre remonte à 2017, dans le dossier du parc industriel Alta à Coteau-du-Lac, en Montérégie.

La Presse a fait écho à cette intervention dans le cadre d’un dossier sur la crise de confiance qui secoue le gendarme des terres agricoles, en octobre 2017.

Le gouvernement intervient plus fréquemment pour ses propres projets. L’article 66 permet de soustraire au regard de la Commission des projets étatiques. Le gouvernement y a eu recours à 33 reprises dans l’histoire, entre autres pour autoriser le Réseau express métropolitain de la Caisse de dépôt.

À quand une réforme de la CPTAQ ?

« Je ne blâme pas le gouvernement d’intervenir pour ne pas manquer l’opportunité d’un investissement majeur, dit l’avocat Louis-Victor Sylvestre, qui se spécialise en droit de l’aménagement en milieu agricole. Il l’a fait avec succès dans le passé dans le cas de Bell Helicopter à Mirabel. Son intervention est la démonstration évidente que le processus actuel est trop rigide. Il est temps de mettre à jour la loi, et ça presse. »

Selon lui, une réforme de la CPTAQ devrait obliger cette dernière à considérer dans ses décisions les aspects sociaux, environnementaux, économiques et agricoles au lieu des seuls enjeux agricoles comme c’est le cas actuellement. La situation actuelle est injuste, avance Me Sylvestre, car les grands promoteurs ont le pouvoir et l’influence pour faire intervenir rapidement le gouvernement en leur faveur, ce qui n’est pas le cas des simples justiciables québécois.