L’obligation de sourire aux clients peut mener à la bouteille, selon une nouvelle étude américaine. Le « labeur émotionnel » exigé des employés des magasins et des restaurants peut être stressant au point d’inciter à boire à l’excès après le travail. La Presse s’est entretenue avec Alicia Grandey, de l’Université d’État de Pennsylvanie, auteure principale de l’étude publiée dans le Journal of Occupational Health Psychology.

Pourquoi étudier le labeur émotionnel ?

J’ai commencé au doctorat, voilà 20 ans. Ça me fascinait parce qu’à partir de 14 ans, j’ai travaillé dans des restos, des magasins de vêtements puis un Starbucks, où évidemment il faut toujours sourire. Je me rendais bien compte que c’était un stress supplémentaire de ce type de poste.

Lesquels de vos résultats vous ont le plus surprise ?

La force du lien entre la nécessité de faire semblant d’être heureux et de sourire et la tendance à boire de manière excessive après le travail. On parle de quatre ou cinq consommations dans les deux heures suivant la fin du travail, ou alors de se soûler durant la soirée. Pour la plupart des gens, ça arrive rarement. L’autre donnée frappante, c’est que les gens qui travaillent avec des patients dans des relations d’aide, comme des médecins ou des infirmières, ou alors des gens qui travaillent avec des clients réguliers, comme les chargés de comptes commerciaux d’un fournisseur, n’ont pas ce lien entre la nécessité de sourire et la consommation plus fréquente ou excessive d’alcool après le travail.

Donc sourire au travail est moins pénible quand c’est pour des habitués que, par exemple, dans un aéroport où la plupart des clients sont des étrangers ?

Probablement, quand on a une relation avec quelqu’un, sourire devient un cadeau, ça donne une récompense affective. Pour ce qui est des professionnels de la santé, ils sont mieux vus dans la société, alors ça change la donne.

Y a-t-il des différences entre les sexes ?

De manière générale, les hommes boivent plus que les femmes, mais le lien avec l’obligation de sourire est le même. Il peut par contre y avoir des effets de la tendance des femmes et des hommes à choisir certains types de métiers avec plus ou moins d’obligation de sourire.

Et selon l’âge ?

Les résultats sont plus contradictoires. Il y a probablement plusieurs influences de l’âge. Les jeunes ont souvent moins de manières, moins tendance à accepter les obligations, mais d’un autre côté, plus on vieillit, plus on est capable de mettre les choses en perspective et d’accepter les contraintes ou de hausser les épaules devant les contrariétés. L’âge amène aussi une meilleure maîtrise de ses propres émotions, ça demande moins d’énergie, c’est moins stressant, on a des réflexes sociaux. D’ailleurs, dans les cultures où les liens sociaux sont très importants, la Méditerranée par exemple, il se peut que le lien entre l’obligation de sourire et la consommation d’alcool après le travail soit moins fort.

Les entreprises peuvent-elles tirer des leçons de votre étude ?

Il commence à y avoir des formations sur le « jeu en profondeur » [deep acting], qui permet de rendre moins stressant le « jeu en surface » [surface acting], qui consiste à sourire en permanence aux clients. Avec le jeu en profondeur, on tente d’adopter la perspective du client et de mettre l’accent sur ce que le travailleur aime dans la vie, pour que, avec ces deux techniques, il trouve une manière d’être heureux dans son travail. Deux études à paraître montrent que ça diminue le stress du labeur émotionnel. Si on veut agir plus en amont, les employeurs peuvent donner aux travailleurs plus d’autonomie pour qu’ils choisissent eux-mêmes le moment où ils doivent sourire. Mais beaucoup de postes en restauration rapide impliquent une gestion très scénarisée des relations avec les clients, pour garantir une qualité constante de l’expérience client.