Après 50 ans de règne familial ininterrompu, la société Cascades, des frères Lemaire, ne sera plus dirigée par un membre de la célèbre famille qui a mis Kingsey Falls sur la mappemonde. Si cette cassure était attendue depuis deux ans, sa confirmation a généré cette semaine beaucoup d'attention et a surtout rappelé l'improbable cheminement de cette entreprise emblématique de l'entrepreneuriat québécois.

Riche en émotions

La journée de mardi avait déjà été riche en émotions. Elle avait commencé par une conférence de presse à Montréal, suivie d'une autre rencontre avec la presse régionale en après-midi à Kingsey Falls et d'un vin d'honneur au siège social de Cascades. La fin de l'ère Lemaire devait être dignement soulignée.

Malgré cet horaire chargé, les trois frères - Bernard, Laurent et Alain Lemaire - me donnent rendez-vous à 18 h au restaurant Le temps des cerises à Danville, à 10 kilomètres de la société mère.

Ce resto de village atypique, et son menu qui n'a rien à envier aux grandes tables montréalaises, est logé dans une ancienne église anglicane et les Lemaire y ont visiblement leurs aises.

À l'arrivée des trois hommes, accompagnés de Mario Plourde, prochain PDG de Cascades, je ne peux m'empêcher de les remercier. «L'endroit est tout désigné pour cette rencontre. Le titre de l'entrevue sera donc «Les frères Lemaire passent au confessionnal»», ai-je suggéré à blague.

Cette boutade donnera lieu à une série de mots d'humour sur l'église, le péché, la rédemption et mettra surtout la table pour une fabuleuse rencontre qui se prolongera durant plus de trois heures. Une rencontre animée et passionnée comme peuvent l'être mes trois interlocuteurs.

Ce souper résume à lui seul la «méthode Cascades». Après cette longue journée historique, les trois hommes auraient dû décider de rentrer sagement à la maison. Ils ont plutôt généreusement convenu de modifier leur horaire à la dernière minute et d'accepter de témoigner sur les 50 dernières années de leur vie et de celle de leur entreprise.

Les frères Lemaire n'avaient rien à y gagner: «On le fait pour l'entreprise», explique Bernard, 76 ans et doyen de la famille.

La méthode Cascades

«Bernard a officiellement fondé Cascades le 26 mars 1964 et moi, je quitte la direction, 49 ans plus tard, le 26 mars 2013», résume Alain Lemaire, qui aura 66 ans le mois prochain.

Depuis que Cascades est devenue une société cotée à la Bourse, en 1982, Bernard a été PDG durant 11 ans tandis que Laurent et Alain auront chacun présidé un mandat de 10 ans qui s'est terminé lorsqu'ils ont atteint la marque vénérable des 65 ans.

«J'étais président de Cascades depuis sa fondation en 1964 et lorsqu'on est «devenu public», j'avais 44 ans et je me suis dit que j'allais quitter ces fonctions à 55 ans, parce que je serais devenu trop vieux. Si j'avais su...», explique Bernard avec un large sourire.

«Il est parti de bonne heure, mais il est resté longtemps», renchérit tout de go Laurent. Toute la discussion du souper sera ainsi ponctuée de relances, de remises en question et de surenchères de la part de l'un ou l'autre des frères.

Chose certaine, les Lemaire ont toujours fait les choses à leur manière sans se soucier des modes, des dogmes ou des conventions.

Ils ont été les pionniers et sont devenus les leaders nord-américains de la fabrication de pâtes et de papier à partir de fibres recyclées. En 50 ans, ils ont réalisé plus de 150 acquisitions d'usines et d'entreprises au Canada (Rolland, Papiers Perkins, Provincial Papers, Dopaco, American Tissu...), aux États-Unis et en Europe.

«On a toujours pris nos décisions en pensant au bien de l'entreprise, pas au nôtre. On est une des rares entreprises québécoises à avoir émis des actions ordinaires. Une action, un vote. On a instauré le partage des profits avec nos travailleurs parce qu'on y croyait. Ce n'était pas la norme», souligne Bernard.

L'aîné de la famille a été sans conteste le défricheur et le bâtisseur, celui qui a mis en forme Cascades à coup de fusions, d'acquisitions et de redressement d'usines désuètes ou en faillite. Lorsqu'il a quitté la présidence en 1992, il a pris la direction de la France où il a poursuivi l'expansion de Cascades SA en sol européen.

Poursuivre le développement

«Bernard a beaucoup développé, mais c'est moi qui ai le meilleur bilan des trois», intervient, modestement mais avec une pointe d'humour bien acérée, Laurent, 74 ans, qui a été PDG de 1992 à 2002. Ses deux frères confirment tout en relativisant.

«Au cours de ces 10 ans, on a multiplié par quatre la taille et la valeur de Cascades en poursuivant les acquisitions et en développant nos marchés. Ç'a été de bonnes années», observe-t-il.

Au plus fort de ces années de forte croissance, Cascades exploitait un réseau de 150 usines en Amérique du Nord et en Europe et réalisait des revenus annuels de plus de 4 milliards de dollars.

C'était avant la flambée du dollar canadien, avant l'arrivée de la Chine comme acteur sur le marché du papier recyclé et avant que ne s'amorce la baisse de la demande mondiale de papiers fins.

«Depuis ce sommet, on a ramené de 150 à 100 le nombre de nos usines. On en a vendu, on en a fermé, mais on a continué d'investir dans celles qui vont bien et, aujourd'hui, on réalise des revenus de 3,7 milliards même si on a 50 usines en moins», souligne Alain, qui a présidé au cours des 10 et fort tumultueuses dernières années.

«On va inaugurer en juin notre nouvelle usine de cartons-caisses à Niagara Falls, dans l'État de New York. C'est un investissement de 450 millions, mais on va exploiter une des usines les plus productives en Amérique du Nord», insiste Alain Lemaire.

La prochaine Cascades

Le futur ex-PDG de Cascades entrevoit donc l'avenir avec confiance et estime qu'il laisse à son successeur, Mario Plourde, une entreprise mieux positionnée pour profiter des occasions de marché.

«Mario est avec nous depuis 28 ans. Il connaît et partage pleinement la philosophie de Cascades. Il a beaucoup d'ouvrage devant lui, mais c'est un gars de défi qui a toujours été là pour redresser des situations complexes», observe-t-il.

Contrairement à la presque totalité des entreprises québécoises à contrôle familial en Bourse, la direction de Cascades n'a pas été transmise à un des membres de la deuxième génération de Lemaire. Les frères n'ont pas voulu jouer la carte du népotisme.

«Pour assurer la continuité, ça prend des gens d'expérience et Mario était le candidat idéal», renchérit Laurent.

Avec son sens du raccourci qui lui est sien, Bernard tranche: «On a toujours dit que ça prenait le meilleur pour faire la job et c'est Mario.»

Le principal intéressé, qui est président et chef de l'exploitation de Cascades depuis deux ans et qui est natif de Danville, le village où nous terminons cette journée historique, a compris le message et me confie en chuchotant: «Ça, ça veut dire que c'est moi qui ramasse la facture du souper.»