Dès que son travail devient routinier, Normand Boivin change d'emploi. Mais cet ancien contrôleur a décroché un poste dont il ne pourra se lasser: chef d'exploitation de l'aéroport le plus fréquenté d'Europe.

Dans les journaux montréalais, Normand Boivin n'a jamais fait parler de lui dans de bonnes circonstances. Vols de nuit qui réveillent les voisins de l'aéroport de Dorval. Manifestations de chauffeurs de taxi. Convoyeurs qui tardent à recracher les bagages.

Envoyé au front, cet ancien vice-président d'Aéroports de Montréal (ADM) était abonné à la controverse. Aussi est-ce par une ironie un peu insolente que sa dernière nomination est passée inaperçue.

Depuis août, Normand Boivin est chef d'exploitation de l'aéroport Heathrow, de Londres. Avec 69,4 millions de passagers en 2011, deux fois le trafic enregistré à Toronto, Heathrow est l'aéroport le plus fréquenté après ceux d'Atlanta et de Pékin.

Même en temps normal, gérer Heathrow représente un défi. La moindre perturbation peut se transformer en cauchemar pour les voyageurs et les transporteurs. Or, la capitale britannique s'apprête à recevoir le monde pour les Jeux olympiques. Sous haute tension, Heathrow devra récolter une note parfaite.

«On roule déjà entre 94% et 97% de notre capacité. Là, on va opérer à 100%. Cela n'autorise aucune erreur», dit Normand Boivin.

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On pourrait croire que c'est en raison d'une certaine «Quebec Connection» que Normand Boivin a atterri à Londres. Depuis 2006, la Caisse de dépôt et placement du Québec est actionnaire de la British Airport Authority (BAA), qui chapeaute Heathrow et cinq autres aéroports. Même si sa participation a fondu à 21%, la Caisse reste un membre influent du consortium piloté par la société espagnole Ferrovial.

Mais Normand Boivin doit son poste à autre chose. À une vague de froid sans précédent qui a laissé 16 cm de neige sur les pistes d'Heathrow, le 18 décembre 2010. Cette neige a paralysé cet aéroport pendant quatre jours, semant le chaos chez les milliers de voyageurs qui cherchaient à rentrer pour Noël.

Le «Big Freeze», comme cet épisode a été appelé, a choqué les Britanniques. En plus de coûter une fortune à BAA et aux transporteurs. Premier client d'Heathrow, British Airways a perdu à lui seul 50 millions de livres (79 millions CAN).

Pour tirer les leçons de ce fiasco, le grand patron de BAA, Colin Matthews, a créé un comité d'experts internationaux pour examiner les procédures d'Heathrow et enquêter sur les gestes posés durant ces journées fatidiques. Parmi eux se trouvait Jim Cherry. Ce président et chef de la direction d'ADM a invité son vice-président, exploitation à assister ce comité et à témoigner de la gestion d'un aéroport nordique, dont le déneigement, sport national des Québécois. Normand Boivin l'a fait pendant sept jours.

Quelques semaines plus tard, le téléphone a sonné et Colin Matthews lui a proposé le poste de numéro 2 de BAA. Une offre qui ne se refuse pas, même si elle a bousculé la vie de sa conjointe et de leurs deux grandes adolescentes. «Je me suis dit: si je ne le fais pas là, ils ne me rappelleront pas. C'est maintenant ou jamais.»

Dans ce restaurant de Chelsea où se déroule l'entrevue, Normand Boivin se pince encore. Ce Québécois de 50 ans se décrit toujours comme un «petit gars de Ville d'Anjou».

«Il répondait haut la main à tous les critères du comité des ressources humaines. Cela a été une décision unanime», dit Macky Tall, vice-président principal, investissements, infrastructures de la Caisse.

Peu de gens ont une connaissance aussi intime des aéroports que Normand Boivin. Voilà 30 ans qu'il gravite autour des pistes et des aérogares.

«Même si Normand avait formé sa relève, c'est une grosse perte pour nous», confie Jim Cherry.

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Petit, Normand Boivin ne semblait pas destiné à cet univers, outre sa fascination pour le film Airport, un film catastrophe qu'il ne ratait jamais à la télé.

Le cadet des trois enfants Boivin ne regardait pas les avions décoller au bord des pistes. Il ne rêvait pas d'être pilote.

C'est un peu par hasard et beaucoup par opportunisme, comme il le dit lui-même, qu'il a décroché son premier job dans un aéroport. Il s'était inscrit sans trop de conviction à l'Université Concordia en économie. Et il se cherchait. À l'époque, Transports Canada recrutait des contrôleurs aériens et lui a offert de devenir stagiaire. Il n'a fait ni une ni deux et a abandonné l'université.

«On me payait pour étudier et on m'offrait un emploi avec un salaire plus que décent. C'était magique!» raconte Normand Boivin.

Pendant cinq ans, il exerce ce métier, d'abord au Québec, puis dans l'Ouest. Mais après des séjours à White Horse, au Yukon, et à Calgary, entre autres, il souhaite rentrer au Québec. Aucun poste de contrôleur n'est toutefois disponible. Transports Canada lui offre un emploi à l'aéroport de Québec, pour coordonner l'arrivée des dignitaires lors du Sommet de la francophonie de 1987.

Il abandonne son métier de contrôleur sans regret. «Le défi du lendemain, c'est le même que celui de la veille, dit-il. Comme au Pac-Man, il ne fallait pas que les triangles se touchent. Mais j'étais tanné de jouer au Pac-Man.»

À l'aéroport Jean-Lesage, où son nouveau travail lui donne une vue d'ensemble, il a une révélation. Il adore le management d'un aéroport. «Cela exige beaucoup d'imagination et de créativité», raconte-t-il avec des yeux brillants.

En revanche, le travail dans la fonction publique lui pèse. Il démissionne. Pour le compte d'un entrepreneur, il fait construire un hangar près de l'aéroport de Québec et lance un service d'hébergement et d'entretien pour petits avions privés. Mais ici aussi, après le défi du départ, il se lasse de son emploi dès que celui-ci se résume à la tenue de livres.

Il croise par hasard le grand patron de l'aéroport de Dorval, qui lui offre un poste. Il hésite à retourner travailler pour le gouvernement, mais se laisse convaincre en raison de la rétrocession prochaine des aéroports montréalais à une nouvelle société à but non lucratif. En 1990, il revient à Mont-réal comme directeur des mesures d'urgence à Dorval. À la création d'ADM, en 1992, il est nommé directeur des opérations.

«À l'époque, c'était une "dump"; l'un des pires aéroports de la planète. Tout était à refaire. C'était un challenge extraordinaire», raconte Normand Boivin.

Cet ancien contrôleur finira vice-président, exploitation d'ADM. À ce titre, il a supervisé le transfert controversé des vols passagers de Mirabel à Dorval.

À ses débuts, ADM est secouée par des crises politiques et financières. Normand Boivin, lui, esquive la tempête. Il canalise son attention sur son travail. «Je me suis concentré sur le puck, dit-il. J'ai mis beaucoup de détermination à faire de Montréal un aéroport qui fonctionne.»

Normand Boivin ne laisse rien au hasard. Quand ADM a ouvert sa nouvelle salle d'accueil des arrivées internationales, en 2004, Jim Cherry et lui sont allés passer une soirée à New York la veille pour mieux revenir à Dorval. «On s'est levé à 4 h 30 pour prendre l'avion, raconte le grand patron d'ADM. C'était un peu puéril, mais nous voulions être les premiers.»

Les transporteurs apprécient en Normand Boivin une oreille attentive, dit Allen Graham, PDG d'Air Transat. «C'est le type de gars qui trouve toujours une façon de régler votre problème, quitte à faire une petite entorse aux règles.»

Lors d'une tempête de neige, illustre-t-il, tous les transporteurs essaient de respecter leur horaire. «Lorsque les choses ne fonctionnaient pas rondement à une porte d'embarquement, je pouvais toujours l'appeler. En l'espace de quelques minutes, tout s'arrangeait.»

En même temps, Normand Boivin n'a jamais rogné sur la sécurité. Il a fermé Dorval pendant quelques heures, en février 2003, lorsqu'une tempête hivernale avec de forts vents de travers menaçait les vols. «Ce ne sont jamais des décisions populaires, dit Jim Cherry. Mais il est capable de prendre des décisions difficiles rapidement.»

Normand Boivin ne fait pas dans la demi-mesure. Un trait de caractère qu'il manifeste depuis toujours. Petit, il enfilait son costume de policier et dirigeait la circulation à l'intersection voisine de sa maison, où les voitures roulaient vite en l'absence d'un stop, jusqu'à ce que son père le ramène par le collet.

«Q uand il veut quelque chose, il s'arrange pour l'avoir», raconte sa soeur Suzanne. Et quand il a le malheur de perdre au tennis, il lui est déjà arrivé de fracasser sa raquette à la John McEnroe.

Cette professeure de yoga se souvient de lui avoir demandé un coup de main pour repeindre son appartement. Lorsqu'elle était rentrée après une absence de deux jours, toutes les pièces avaient été refaites. «Il ne faut pas que ça niaise», résume-t-elle.

Les nouveaux collègues de Normand Boivin chez BAA le savent déjà. «Les Anglais sont très polis, note-t-il. Ils discutent du problème, font le tour de la question. Au début, j'écoutais. Mais à un moment donné, "enough is enough". Il y a un problème, on le règle, et c'est tout.»

Cela faisait seulement trois mois que Normand Boivin était en poste à Heathrow qu'il a fait face à sa première crise.

De nombreux douaniers se sont absentés de leur poste le 30 novembre, lors d'une journée nationale de grève pour protester contre les mesures d'austérité du gouvernement conservateur de David Cameron. Craignant que les voyageurs ne refoulent dans la zone des arrivées et n'empêchent les passagers de descendre des avions, Normand Boivin a demandé à tous les transporteurs qu'ils réduisent leur capacité de 40% en cessant de vendre des billets pour les vols atterrissant à Heathrow cette journée-là.

«Toutes les compagnies aériennes ont embarqué. À ma connaissance, c'est inédit», dit Normand Boivin.

Le quotidien The Guardian a observé qu'Heathrow avait souffert de «perturbations minimales». «Normand a pris des mesures exceptionnelles, et cette crise a été bien gérée, d'après le feed-back que nous avons reçu», dit Macky Tall.

Le prochain défi de Normand Boivin sera les Jeux olympiques, du 27 juillet au 12 août, et les Jeux paralympiques, du 29 août au 9 septembre. «Pour moi, les Paralympiques, c'est aussi important que les Olympiques», dit cet ex-président du Défi sportif, une compétition qui incite les personnes handicapées à pratiquer le sport.

Normand Boivin a un respect immense pour les athlètes comme Chantal Petitclerc. Lui-même est un sportif accompli. Skieur intrépide, il est hasardeux de le suivre. Il carbure à la course à pied, à la nage et au vélo. Ancien danseur de ballet classique - la flexibilité a fait de lui un meilleur footballeur, raconte-t-il -, il pratique le «hot yoga». Le golf est l'un des rares sports qu'il boude. «Il n'a pas de patience pour cela», dit Jim Cherry.

Normand Boivin sait pertinemment que le transport revêt une importance cruciale pour les athlètes en compétition. «Pour l'aéroport, la dimension la plus difficile, c'est le volume additionnel des bagages», dit-il.

BAA a déjà pris des mesures pour s'assurer que tout fonctionne rondement. L'autorité aéroportuaire a invité les chefs d'État à atterrir ailleurs. Et elle a demandé à la moitié de ses quelque 6400 employés à Heathrow de ne pas prendre leurs vacances durant les Jeux. «C'est un gros stress», admet-il cependant.

Si Normand Boivin ne fait pas parler de lui lors des Jeux olympiques, c'est qu'il aura décroché l'or.