Le plus grand cabinet d'avocats indépendant au Québec vient d'être déclaré par le tribunal inhabile à représenter un client vieux de 25 ans. La raison? Conflit d'intérêts

En amour, la question ne se pose plus depuis longtemps. Avec les comptables, les avocats sont les professionnels les plus infidèles. Le site Illicitencounters.com, qui permet aux gens mariés ou malheureux sentimentalement de se rencontrer virtuellement en toute discrétion, l'admet d'ailleurs sans détour: les avocats sont ses meilleurs clients!

En affaires, en revanche, la question n'est pas tout à fait réglée et mérite réflexion. Vous, par exemple, êtes-vous certain de la fidélité de votre avocat? Êtes-vous sûr qu'il ne songe pas de temps en temps à vous larguer pour un concurrent aux poches plus profondes? Ou, pire, qu'il ou elle n'ait pas envie d'une petite escapade secrète chez votre adversaire tout en continuant de vous servir?

Que vous hésitiez ou non à répondre, vous auriez intérêt à jeter un petit coup d'oeil sur un jugement rendu l'an dernier par la Cour supérieure du Québec et qui vient tout juste d'être confirmé par la Cour d'appel. Il met en lumière les conflits d'intérêts qui peuvent émerger dans les cabinets d'avocats. Dans ce cas-ci, Lavery, «le plus grand cabinet indépendant au Québec», a été déclaré inhabile à représenter l'Ordre des pharmaciens du Québec dans un litige dans lequel celui-ci était mis en cause.

L'Ordre, pourtant, était client de Lavery depuis 25 ans!

Il y a deux histoires dans cette affaire, qui remonte à novembre 2008. La principale oppose le pharmacien Michel Quesnel au Groupe Jean Coutu, de qui il est franchisé. M.Quesnel demandait à la Cour supérieure de déclarer certaines clauses de son contrat de franchise illégales, soutenant, entre autres, que celle l'obligeant à partager avec le groupe les profits provenant de la vente de médicaments entrait en contravention avec le Code de déontologie des pharmaciens. C'est à ce moment que l'Ordre intervient et prend fait et cause pour M.Quesnel. Et retient les services de Lavery pour le représenter.

Conflit d'intérêts

Or, c'est là que l'histoire secondaire devient fichtrement intéressante, encore bien plus que la principale. Car même si l'Ordre fait régulièrement affaire avec Lavery depuis 1985, il appert que plusieurs avocats de ce cabinet ont déjà représenté par le passé... le Groupe Jean Coutu. L'associé Jean Hébert a ainsi déjà représenté Jean Coutu dans une affaire de responsabilité professionnelle concernant des médicaments périmés.

Trois autres avocats de Lavery, Me Zigby, Me Couture et Me Vautour, ont aussi représenté le Groupe Jean Coutu dans divers mandats commerciaux entre 1974 et 2007, mais ils l'ont fait alors qu'ils exerçaient au sein du cabinet Desjardins Ducharme. En octobre 2007, ils faisaient partie des 34 avocats de ce cabinet à passer chez Lavery à la suite d'une «fusion» entre les deux firmes.

La grande question à laquelle la juge de première instance a dû répondre est la suivante: Lavery peut-il représenter l'Ordre des pharmaciens dans un litige qui l'oppose à Jean Coutu alors que quatre de ses avocats ont déjà agi pour cet ancien client? La juge Danielle Richer a dit non, car selon elle, la présence d'avocats au sein d'un cabinet ayant déjà oeuvré pour le Groupe Jean Coutu crée un conflit d'intérêts.

Il n'est pas interdit aux cabinets d'avocats de représenter des clients concurrents. Mais, généralement, il faut, d'une part, leur accord, d'autre part, établir des murailles de Chine entre les équipes de juristes. Dans ce cas-ci, la situation était très particulière, parce que les trois ex de Desjardins Ducharme possédaient de l'information pertinente au litige. Mais était-elle confidentielle?

Lavery, représenté par Heenan Blaikie, a plaidé que non et qu'en conséquence, la juge avait erré dans son appréciation des faits. Manifestement, la Cour d'appel n'a pas retenu cet argument.

Ce qu'il faut savoir, c'est que Desjardins Ducharme a été pendant 40 ans le cabinet d'avocats de Jean Coutu - représenté par Blakes dans cette affaire. C'est chez Desjardins Ducharme qu'ont été élaborés et rédigés juridiquement les contrats de franchise. L'interrogatoire sur déclaration sous serment du comptable Yvon Béchard, ancien vice-président du Groupe Jean Coutu explique les rapports constants, durant de nombreuses années, entre le Groupe et une équipe d'avocats, dont Me Zigby et Me Couture faisaient partie: «Ces gens-là ont tous, sous une forme ou une autre, collaboré directement au plan d'affaires du Groupe, au contrat de franchise dans ces moindres détails et ces gens-là étaient au courant des dossiers de un (sic) ou de l'autre.»

Dans le fond, ce que dit le jugement, c'est qu'un cabinet d'avocats ne peut pas d'un côté établir des contrats pour un client et, de l'autre, pour un autre client, contester la validité de ces mêmes contrats.

C'est une question de loyauté... et de fidélité.

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