À 33 ans, il était déjà stratège en chef de Bear Stearns. C'est à ce poste qu'il a prédit l'éclatement de la bulle immobilière qui fait si mal aux Américains. Depuis, les grands investisseurs de Wall Street s'arrachent ses conseils et l'ont sacré meilleur stratège financier des États-Unis. Rencontre avec François Trahan.

Hiver 1998. François Trahan a beau apprécier le froid et la motoneige, les 60cm de glace qui se sont accumulés sur le toit de sa maison pendant le «Grand Verglas» minent son moral.

«On est au début février, je regarde dehors et il neige à l'horizontale. J'ai 28 ans, et on me demande si je veux déménager à Sarasota, en Floride... J'ai dit O.K., c'est beau.»

Ainsi commence l'odyssée de François Trahan dans la finance américaine, une des plus spectaculaires jamais vécues par un diplômé de l'Université de Montréal. Il quitte la montréalaise Bank Analyst Credit Research (ou BCA) et s'envole vers le golfe du Mexique, où l'attendent le soleil de la Floride et un emploi chez Ned Davis Research.

Les premiers mois sont difficiles. Il aime le travail d'analyse des marchés boursiers internationaux et la plongée sous-marine que le Sud lui permet de pratiquer. Mais il se rend vite compte qu'un climat nordique comporte aussi des avantages. «Ça a été l'été le plus chaud de ma vie. J'ai trouvé ça très difficile. Je sentais vraiment que ma vie était menacée chaque fois que je sortais dehors!»

Quand le téléphone sonne une nouvelle fois, quelques mois plus tard, et qu'on lui offre le poste de stratège financier chez Brown Brothers Harriman, la plus vieille banque d'affaires de New York, il fait ses bagages. Destination: Wall Street.

Celui qui se définit comme un «junkie de l'histoire» devient fébrile face à ces temples de la finance, monuments de l'histoire du capitalisme américain. «Je me pinçais tous les matins», confie-t-il, installé au Cornell Club, dans Midtown, à New York, où il a donné rendez-vous à La Presse Affaires Magazine.

C'est à cette époque qu'il fait la connaissance d'un dénommé Roland Lescure, aujourd'hui numéro 2 de la Caisse de dépôt et placement du Québec. À titre de chef des placements de l'institution québécoise, M. Lescure n'a plus le temps de lire toutes les recherches des nombreux économistes comme au temps où il était chez Natexis Asset Management, en France. Il a toutefois conservé une dizaine de noms, ceux qu'il appelle «les oiseaux rares», qui réussissent à l'intéresser par leur analyse fine des marchés et de l'économie. François Trahan fait donc partie de ce club sélect, au même titre que les Stephen Roach, de Morgan Stanley, en Asie, ou Jim O'Neil, de Goldman Sachs.

«Ce qui fait partie de sa marque de fabrique, c'est d'être capable de lier le cycle économique révélé par les indicateurs avancés, notamment les enquêtes auprès des entreprises, au cycle des marchés», souligne M. Lescure.

«Il voit l'économie de manière cyclique et, à mon avis, c'est la bonne façon de faire», renchérit Neil Matheson, de Standard Life à Montréal, qui lit François Trahan depuis une dizaine d'années. «Ses modèles sont uniques. Ils sont très intéressants. Ils m'aident à penser d'une manière cyclique quand on fait des recommandations de stratégie.»

De toute évidence, Roland Lescure et Neil Matheson ne sont pas les seuls à apprécier les analyses de François Trahan. Depuis cinq ans, il a été classé quatre fois meilleur stratège financier à la suite d'un sondage annuel mené par Institutional Investor auprès des grands investisseurs américains. «La seule fois où il n'a pas été premier, c'est l'année où il a changé d'emploi», souligne Tom Johnson, responsable de la recherche à Institutional Investor. C'était en 2007 et il est arrivé au deuxième rang, même si son changement d'employeur a fait en sorte qu'il a moins écrit.

Ces classements sont tellement pris au sérieux par les dirigeants des banques qu'ils déterminent en partie le salaire des boys de Wall Street.

Ses bons points à ce sondage, M. Trahan commence à les accumuler après son départ de Brown Brothers Harriman, il y a huit ans, quand il débarque chez Bear Stearns. À 33 ans, il y est stratège en chef. À ce titre, il ne fait pas que des études. Il est aussi l'image publique de la banque d'affaires et multiplie les entrevues à la télé.

Le matin, un chauffeur vient le cueillir aux aurores pour l'amener au bureau. Et quand il s'aventure dans le métro, les gens l'abordent pour avoir des conseils sur leurs placements. Une notoriété qui fait des jaloux dans ce marché hautement concurrentiel. «Le poste de stratège, c'est le poste le plus visible. Il y a 50 des 55 analystes de Bear Stearns qui ne m'aimaient pas en partant.»

Récapitulons: 33 ans, Wall Street, chauffeur, visibilité, haut salaire, bonus... Une grosse tête, François Trahan?

Plutôt que de bomber le torse ou de faire le paon, il évoque le «contexte» pour expliquer son ascension fulgurante: «En 2002, toutes les banques congédient à gauche et à droite. Le poste de stratège est ouvert chez Bear, mais ils n'ont pas les moyens d'aller chercher quelqu'un chez les concurrents. Alors, ils regardent du côté des banques plus petites... et ils demandent à leurs clients s'ils connaissent un candidat qui n'est pas dans le mainstream et qui est très bon. Et il y a des gens qui ont donné mon nom.»

Ce qui l'a probablement aidé à se démarquer, c'est une étude qu'il publie en mai 2000. Alors que plusieurs croient encore en l'invulnérabilité des Nortel et autres titres technologiques de ce monde, le petit nouveau qu'il était à Wall Street suggère plutôt de vendre ces titres gonflés à bloc par la bulle. Il ajoute qu'il est préférable d'acheter les constructeurs de maisons. Des conseils qui se sont révélés payants pour ceux qui les ont suivis. «À l'époque, j'avais l'air du jeune qui essaie de faire un call un peu à l'écart des normes pour essayer d'avoir de la publicité. Il y avait peut-être un peu de ça aussi...» concède-t-il.

Suivent quelques recherches remarquées, dont une qui fait le lien, en 2005, entre la hausse anticipée du coût des matières premières et la croissance économique chinoise. En mai de la même année, une étude coup de poing. Son titre: Une bulle immobilière? Le point d'interrogation a beau faire partie du titre, les conclusions sont on ne peut plus claires... et prémonitoires. «Notre recherche nous porte à croire que les risques associés à l'investissement dans l'immobilier sont présentement plus grands que les rendements potentiels.»

«Ça avait été mal reçu à l'interne et par mes clients, je dirais», souligne celui qui était encore à l'époque chez Bear Stearns.

Suit alors une autre épître de 57 pages qui retrace les différentes bulles spéculatives de l'histoire: les tulipes du XVIIe siècle, les chemins de fer du XIXe et les salons de quilles d'il y a 50 ans. «Le meilleur papier que j'aie jamais écrit.»

La prochaine bulle spéculative? Il ne s'avance pas sur le secteur, mais il est persuadé qu'il y en aura une. «Le réflexe que j'ai observé, c'est que les investisseurs se disent que, cette fois, c'est différent, que le cycle économique n'est pas important. Il y a des fois, oui, où on écrit une nouvelle page d'histoire, mais c'est rare.»

La prescience dont il fait preuve dans ses études ne sied pas seulement à ses clients. Il en profite aussi lors de ses changements professionnels. Quand il quitte Bear Stearns le 1er février 2007, le titre de la banque d'affaires est à 169,50$US. Il s'en souvient puisque c'est à ce prix que ses nombreuses options accumulées ont pu être échangées.

Il passe donc à la caisse, un an à peine avant que l'institution ne s'effondre, une des trois grandes banques d'affaires américaines qui est disparue avec la crise financière. «Je ne pensais pas que l'entreprise pouvait être en faillite, dit-il. Mais je dirais que j'étais en position de savoir qu'il y avait des fissures dans le plâtre.»

Aujourd'hui, des investisseurs qui ont perdu gros dans la déconfiture de Bear Stearns ressortent ses études sur la crise immobilière et soutiennent devant les tribunaux que les patrons de la banque auraient dû voir venir la crise. «Pendant un bout de temps, je pensais qu'on allait me demander d'aller témoigner en cour. Ça ne m'intéressait pas vraiment.»

Est-ce parce qu'il craignait «les fissures dans le plâtre» plus qu'il ne l'avoue aujourd'hui? En tout cas, le changement professionnel qu'il a amorcé ensuite en a surpris plusieurs: il y a un peu moins de quatre ans, il a quitté Bear Stearns pour devenir stratège à International Strategy&Investment. ISI n'employait à l'époque qu'une centaine de personnes.

«Quand je suis parti, tout le monde pensait que j'étais un peu gaga. Je m'en allais dans une firme qui était peu connue. Mais dans ce que je faisais (la stratégie de portefeuille), ça avait du bon sens.»

A posteriori, ce fut une décision payante. ISI n'étant pas inscrite en Bourse, son salaire était exclusivement versé en argent. Le krach boursier et financier, ce sont donc ses anciens collègues plus que lui qui l'ont vécu. «J'ai été extrêmement chanceux financièrement», convient le principal intéressé.

À 41 ans, il pourrait donc faire comme nombre de ses collègues qui ont fait fortune à Wall Street et prendre sa retraite. L'hiver dernier, il a plutôt décidé d'aller rejoindre un de ses anciens collègues de Bear Stearns, Ed Wolfe, analyste réputé de Wall Street. Cet ami a fondé Wolfe Research, spécialisée dans les entreprises de transport, après la déconfiture de la banque d'affaires.

Son arrivée en février dans la petite firme de courtage se fait sentir. L'équipe va doubler pour atteindre... une trentaine de personnes! «On est ce qu'on appelle une boutique, une petite maison de courtage.» Même le nom a changé. Wolfe Research est devenue Wolfe Trahan.

C'est un saut qu'il a choisi de faire même si une grande banque américaine le courtisait depuis six mois. «Il y a cinq ans, j'aurais été très excité. Mais je ne sais pas... Je suis à un moment de ma vie où je veux maîtriser un peu plus ma destinée. Je suis en affaires avec un de mes meilleurs amis. Je peux me le permettre. Et puis si ça ne fonctionne pas, ce n'est pas grave.»

Sa femme, Américaine de la Virginie avec qui il a deux enfants, trouve drôle de le voir quitter leur résidence de Park Slope à destination de son nouveau bureau. Elle l'appelle la frat house, en référence aux clubs universitaires américains, signe que les deux associés sont aussi de proches amis. Il arrive même aux deux couples de jouer aux quilles ensemble.

Pascal Duquette, président de Natcan, filiale de la Banque Nationale, connaît bien François Trahan. Natcan fait affaire avec ISI, et les deux hommes cassent parfois la croûte ensemble quand le New-Yorkais est en ville. «On ne peut pas ne pas aimer François», dit-il, insistant sur le fait qu'il n'a pas le côté m'as-tu-vu qu'ont souvent les financiers new-yorkais, si fiers de se sentir au centre de l'univers. «Il est très simple, très honnête.»

Un constat que partage son ancien professeur à la maîtrise François Vaillancourt. «Je me souviens de quelqu'un avec qui c'était agréable de travailler», souligne M. Vaillancourt. Et quelqu'un qui travaillait vite!

Pour la petite histoire, François Trahan a fini sa maîtrise en un an seulement. Le prof Vaillancourt l'a donc fait travailler sur les politiques budgétaires des gouvernements et leur équité intergénérationnelle, ce qui a permis à François Trahan de décrocher son premier emploi, au ministère des Finances, à Ottawa.

Le président de Natcan se rappelle que François Trahan a été l'un des premiers à suggérer aux investisseurs de revenir dans le marché boursier après la déconfiture de 2008. Plusieurs préféraient encore attendre une accalmie.

Parfois, M. Duquette trouve par contre que les études du spécialiste des marchés restent... des études pour des spécialistes! Lui-même n'a pas de difficulté à les comprendre, mais elles peuvent être ardues pour les profanes.

Il cite des financiers légendaires comme Warren Buffet, qui réussissent mieux à vulgariser des situations complexes, selon lui. «Ils utilisent la simplicité pour décrire la complexité. Si François franchissait cette étape supplémentaire, il pourrait devenir un gourou.»

LES INVESTISSEURS SONT TROP OPTIMISTES

«En ce moment, je regarde mes clients et je dirais que les gens sont trop optimistes. Ils extrapolent un peu par rapport à l'an passé.»

L'homme qui s'est fait un nom en liant les données économiques au comportement des marchés n'aime pas trop la reprise américaine. «On est dans le V. Le problème avec une reprise en V, c'est que ça finit vite.»

Ainsi, il reste très prudent pour les trimestres à venir. «Il y a beaucoup de points d'interrogation pour 2011. Pour continuer d'être bullish, il faut se convaincre que la reprise est soutenable.»

Or, lui n'est pas convaincu. Et encore une fois, le maniaque d'histoire n'est jamais loin pour offrir son explication: dans les 50 dernières années, le taux de croissance de l'économie américaine a été de 2,75% (après inflation). Ce taux de croissance est toutefois de 4% quand on prend seulement les 20 dernières années.

Les économistes sont donc partagés sur le taux de croissance naturelle de l'économie. Certains prennent les 4% de la croissance plus récente comme point de repère. D'autres préfèrent remonter plus loin dans le temps et optent pour les 2,75%.

François Trahan est dans le dernier camp... et même encore plus pessimiste. «La réalité, c'est qu'on a fait mieux ces dernières années parce qu'on s'endettait», explique-t-il.

Il estime que les Américains sont actuellement plus endettés qu'au début de la crise des années 30, selon le rapport de la dette privée en comparaison du PIB. Mais ils commencent à rembourser leurs dettes, ce qui se fera sentir sur la croissance. «La nouvelle tendance, selon moi, c'est entre 1,5% et 2%. Pas entre 2,75% et 4%.»

Les plus optimistes arguent notamment que la croissance viendra d'une forte augmentation des exportations, qui devraient doubler d'ici à 2015. «Pour que ça arrive, il faut que le dollar américain plonge.»

S'ensuivrait alors de l'inflation, l'équivalent d'une taxe à la consommation qui toucherait davantage les gagne-petit et ralentirait l'économie. «Ça ne marche pas, la croissance à 4%. Mais si tu travailles pour une grande banque et que tu veux que tes clients se sentent bien, c'est sûr que c'est une très belle hypothèse.»

 

Un Montréalais... même sans la Caisse!

Quand la Caisse de dépôt et placement cherchait un nouveau grand patron l'an dernier, le nom de François Trahan a été prononcé à quelques reprises. Il assure que personne ne l'a appelé pour lui demander s'il était intéressé. De toute façon, il ne l'était pas.

«Ce n'aurait pas été un bon fit. Moi, je suis un junkie de la recherche. J'aime les marchés. C'est un poste davantage pour un gestionnaire d'organisation et de capital humain, finalement», dit-il à propos de l'emploi qu'occupe maintenant Michael Sabia.

Il ne ferme toutefois pas la porte pour toujours, lui pour qui la Caisse a déjà représenté «le summum d'une carrière» alors qu'il étudiait à la maîtrise à l'Université de Montréal.

Dans cinq ans? «Il y a cinq ans, j'étais stratège en chef chez Bear Stearns, le titre était à environ 120$US probablement... Cinq ans, c'est une éternité dans mon domaine.»

Caisse ou pas, François Trahan est encore très présent à Montréal. Il a gardé son immeuble à logements dans Villeray et il possède une maison de campagne à Mansonville, où il a passé le dernier temps des Fêtes avec sa conjointe et leurs deux jeunes enfants.