Le jour, Colin Hunter est fondateur, principal actionnaire et président du conseil du Groupe de voyage Sunwing. Le soir, il sort sa voix feutrée pour fredonner les grands classiques des années 50. Et quand il serre des mains, il se présente comme «Crooner Hunter».

La musique des haut-parleurs s'atténue doucement. Les spectateurs attablés autour d'un repas et d'une bouteille de vin se tournent vers la scène baignée d'une lumière bleutée.

 

«Nous allons vous interpréter des chansons de Frank Sinatra, Tony Bennett, Nat King Cole, Dean Martin, lance Colin Hunter d'une voix grave. Si vous n'aimez pas ces gens, je vous conseille d'aller vous faire rembourser dès maintenant.»

La foule rit. Puis M. Hunter entame les premières notes de Come Fly With Me, popularisée par Frank Sinatra. Les applaudissements fusent.

Nous sommes au Upstairs Jazz Bar&Grill, à Montréal. L'endroit est plein.

Le petit bistro de la rue MacKay accueille régulièrement des musiciens de styles variés. Mais il est rare que ce soient des entrepreneurs qui y divertissent le public.

C'est pourtant le cas en ce mercredi soir de mars. Colin Hunter est le fondateur, président du conseil et principal actionnaire de l'entreprise torontoise Groupe de voyage Sunwing. Mais derrière l'homme d'affaires se cache un passionné de la chanson.

Et c'est du sérieux. Crooner Hunter compte déjà quatre albums à son actif et est sur le point de lancer le cinquième.

Il s'est déjà produit au Festival de jazz de Montréal, à Toronto, à Québec et même au Saguenay.

«Mais je chante tous les jours, précise le crooner-homme d'affaires. Quarante-cinq minutes en allant au travail et 45 minutes en revenant chez moi, dans ma voiture! Les gens qui me regardent pensent que je suis fou.»

C'est dans sa ville natale de Bombay, en Inde, que Colin Hunter a découvert le plaisir de faire vibrer ses cordes vocales au rythme des tubes de l'heure.

«Quand j'étais à l'université, je chantais dans les boîtes et à la radio. Plusieurs chanteurs nés en Inde ont fait carrière dans le show-business, comme Engelbert Humperdinck ou Cliff Richard.»

Lui-même n'a jamais vraiment pensé faire carrière dans l'industrie du spectacle. «Il y a tellement de chanteurs talentueux partout. Je ne sentais pas que j'avais quelque chose d'unique.»

À l'époque, ses ambitions ne sont pas claires. Le jeune homme étudie en économie mais avoue avoir la tête ailleurs. «Mes passions, c'était la boxe, le hockey sur gazon, la chanson... et les filles!»

Après un passage en Angleterre, où il travaille pour le transporteur British Airways, M. Hunter arrive au Canada avec 3000$ en poche et de l'ambition à revendre. Il a 31 ans.

Ses débuts sont modestes. Le jeune homme travaille comme préposé aux réservations à Sunflight Vacations. Dix ans plus tard, il est vice-président-directeur.

Carrousel, Sol Vac, PS Holidays, Fiesta, Adventure Tours: l'homme finira par rouler sa bosse dans de nombreuses entreprises de voyages, dont certaines qu'il contribue à mettre sur pied.

En 1988, Colin Hunter fonde la société aérienne Canada 3000 avec quelques partenaires, dont l'actuel patron de Porter Airlines, Bob Deluce. Il vend ses parts en 1995, bien avant la faillite du transporteur, qui survient exactement deux mois après les attentats du 11 septembre 2001.

Cet événement met l'industrie aérienne sens dessus dessous. Et sert justement de toile de fond au prochain grand coup de Colin Hunter, qui en profite pour jeter les bases de ce qui deviendra Sunwing.

«Le marché s'était beaucoup contracté, plus que ce qui était nécessaire. Ça a créé une occasion, explique M. Hunter. En plus, plusieurs gestionnaires d'expérience se sont retrouvés libres et on les a amenés avec nous.»

Le reste est une histoire de croissance. Entre les années 2002-2003 et 2008-2009, les revenus de Sunwing ont bondi de 57 à 664 millions. En 2006, l'entreprise prend d'assaut le marché québécois, dominé par Transat, avec une stratégie audacieuse: voler à partir d'aéroports régionaux comme Val-d'Or, Bagotville et Sept-Îles.

Sunwing vend maintenant pour plus de 250 000$ par année au Québec, où il occupe le deuxième rang après Transat.

En janvier dernier, Colin Hunter a confié les rênes de son entreprise à son fils, Stephen, qui est devenu président et chef de l'exploitation. Lui a conservé son titre de président du conseil d'administration.

Le patron en studio

C'est en 2005 que les deux passions de Colin Hunter, les affaires et la musique, finissent par se rejoindre. À l'époque, Sunwing décide de lancer sa propre ligne aérienne et cherche un concept publicitaire pour marquer le coup.

«On était autour de la table et quelqu'un a lancé: Colin devrait chanter Come Fly with Me, de Sinatra. J'ai dit: O.K.», raconte Colin Hunter.

Le grand patron engage des musiciens, loue un studio. «On avait 16 personnes là-dessus et il fallait les payer au moins trois heures. Alors plutôt que d'enregistrer une seule chanson, j'ai dit au groupe de m'envoyer son répertoire. J'ai choisi 15 chansons, on a fini par en enregistrer 11. On avait un disque.»

Une question de droits d'auteur empêche cependant le crooner de transformer son _uvre en publicité. «Finalement, on a décidé de faire jouer le disque dans les avions pour que les gens puissent l'entendre. Et à un moment donné, je me suis dit: on passe la même chose à nos passagers année après année: il faut faire un autre disque!»

Suivront les albums Timeless et Timeless... Too.

Puis arrive l'automne 2009. Sunwing décide de former une alliance avec un partenaire, et pas n'importe lequel: TUI Travel, plus grande entreprise de voyages du monde.

L'investissement permet à Sunwing, qui comptait jusqu'alors sur les ressources de M. Hunter et de sa famille pour croître, de passer à une vitesse supérieure.

«Ça nous a fait faire un saut quantique. Et TUI a des hôtels, des avions et des bateaux qu'on peut maintenant utiliser», dit M. Hunter.

L'homme d'affaires tire une autre satisfaction de l'entente. C'est que TUI possède Vacances Signature, entreprise formée au fil des ans de plusieurs morceaux épars, dont plusieurs entreprises que M. Hunter a déjà dirigées.

«Ils m'ont payé pour reprendre toutes les entreprises que je leur avais vendues!» lance M. Hunter.

Mais l'alliance avec TUI ne conduit pas qu'à des résultats en affaires. Elle porte aussi ses fruits... dans le domaine artistique.

«En novembre dernier, quand on était pris dans toute cette histoire avec TUI, avec les avocats et tout, j'ai senti que j'avais besoin de diversion, raconte M. Hunter. Alors j'ai fait le quatrième album avec le pianiste Joe Sealy et son quartette. Ça s'appelle Mostly About You - c'est pour ma femme.»

C'est justement avec le pianiste Joe Sealy et une poignée de musiciens montréalais que Colin Hunter a présenté son spectacle au Upstairs, en mars dernier.

«C'est un plaisir de jouer avec Joe - quand on me donne la permission de le faire», blague M. Hunter sur scène avant d'entamer East of the Sun (and West of the Moon).

«Les chansons que je chante viennent de l'époque où la musique était de la musique et où les paroles étaient poétiques. Quand on écoute certaines paroles, aujourd'hui...» dit-il à La Presse Affaires avant de faire une sortie en règle contre le rap.

Son plus beau souvenir de scène? M. Hunter raconte la fois où l'un de ses employés, marié à une femme de la République dominicaine, lui a organisé un spectacle là-bas.

«Ils ont envoyé une DeSoto 1956 me chercher à l'hôtel - vous savez, ces immenses voitures avec des ailes sur le côté? Et dans l'auto, il y avait cette jeune femme très mince et très jolie... Ma femme ne voulait pas que je monte!»

Après négociation, il finira par obtenir la permission de monter à bord. La voiture le déposera... directement sur la scène.

«La jeune fille est sortie, m'a tendu un micro, et j'ai commencé à chanter!»

Pas d'extravagance semblable au spectacle auquel La Presse Affaires a assisté. Mais Colin Hunter, de toute évidence, est de fort joyeuse humeur. À la fin du spectacle, il remercie son public... mais son micro connaît des ratés et on ne l'entend pas.

«C'était comme ça aussi pendant que je chantais? C'est pour ça que vous applaudissiez?» lance le crooner avant de quitter la scène. C'est qu'il faut bien conclure. Demain, il y a une entreprise de voyages à gérer.