Il a généré des millions pour son employeur et son passage chez Sprott Assett Management à Toronto l'a rendu multimillionnaire en quelques années. À 40 ans, Jean-François Tardif vient de prendre sa retraite. Il continue de faire ce qu'il aime le plus: identifier des gagnants et des perdants.

Le gestionnaire québécois le plus connu de Bay Street ne travaille plus sur la célèbre artère de la finance depuis près de quatre mois. Quand on discute avec lui toutefois, il est difficile de croire qu'il est à la retraite, encore moins qu'il va le demeurer.

Il passe encore une bonne partie de ses journées à suivre ce qui se passe sur les marchés financiers. Et quand on lui demande à quand remonte sa dernière transaction, il répond: «Hier».

Tous ceux qui le connaissent le moindrement sont convaincus qu'il va éventuellement lancer son propre hedge fund. «Pour l'instant, je n'ai pas l'intention de recommencer», tranche celui qui affirme avoir déjà reçu une douzaine d'appels de gens intéressés à ses services et plusieurs offres fermes. Il apprécie chaque fois l'intérêt porté à son endroit, mais il a décliné toutes les propositions. S'il n'a pas encore recommencé à travailler, c'est par choix, car il n'est pas restreint par une clause de non-concurrence.

Plusieurs facteurs ont influencé sa décision de prendre sa retraite malgré ses 40 ans.

Des gens sont tombés malades dans son entourage et il a réalisé qu'il devait changer son mode de vie. «J'étais au bureau à 6h30 à tous les matins et je travaillais 12 heures par jour. Parfois même davantage. Je ne voyais plus d'amis. Je ne faisais plus aucune activité physique. Je ne jouais plus au golf. Quand je rentrais à la maison, j'étais assis à côté de mes enfants devant la télé et je lisais des rapports financiers. Sous la douche, je pensais à des compagnies. En vacances, mon BlackBerry me suivait partout et j'allais sur le Web pour suivre les marchés, lire mes courriels et réagir aux mouvements boursiers. Et même si je travaillais tout le temps, je manquais de temps pour bien faire mon travail. Il y avait plus de 200 titres dans le fonds que je gérais et je commençais à tourner les coins ronds. J'avais besoin d'aide.»

Tardif avait d'abord demandé de l'aide à son patron il y a deux ans. «J'ai demandé d'agrandir l'équipe et d'engager d'autres analystes», dit-il. Eric Sprott avait accepté, mais avec certaines conditions. Les nouveaux employés devaient être disponibles pour aider tous les gestionnaires de la firme. «Si j'avais pu, j'aurais embauché 4 ou 5 personnes juste pour m'entourer.»

Après une réflexion qu'il qualifie de spirituelle sur le sens de sa vie, il a finalement annoncé à Eric Sprott son départ à la fin du mois de mai. Jean-François Tardif soutient avoir beaucoup de respect pour les qualités d'investisseur d'Eric Sprott. Il est cependant un peu moins impressionné par d'autres aspects. «En huit ans, il ne m'a jamais invité à aller dîner.»

Ce qu'il vient de vivre l'aura convaincu d'une chose: il ne veut plus jamais travailler pour quelqu'un. «Je veux faire les choses à ma manière. La seule façon d'y arriver, c'est d'être le patron.»

La pression de performer est présente dans plusieurs firmes et elle l'est chez Sprott. Tardif assure que ça ne l'affectait pas. Certains employés lui ont confié l'angoisse qu'ils sentaient d'avoir à parler et amener des idées pendant le «morning meeting» (NDLR: réunion quotidienne au cours de laquelle les employés prennent environ une heure pour échanger des stratégies avant le début de la séance boursière).

Le «morning meeting» était le moment préféré de Jean-François Tardif. Il avait toujours hâte d'entendre ce qu'Eric Sprott avait à dire au sujet des marchés.

En fait, il a toujours tenté de savoir ce qu'Eric Sprott avait à raconter même avant de travailler pour lui. À l'époque où il était gestionnaire chez ING à Montréal, il utilisait la recherche préparée par Sprott. Il discutait régulièrement avec le représentant de la firme à Montréal, Simon Lussier (aujourd'hui directeur à la Banque Laurentienne). À chaque fois que Tardif avait l'occasion de parler au téléphone à Simon Lussier, il lui demandait ce qu'Eric Sprott avait dit pendant le «morning meeting». Le jour où ING a fermé son bureau montréalais et indiqué à Tardif qu'il allait devoir travailler de façon permanente à partir de St-Hyacinthe, il s'est dit qu'il lui fallait trouver un autre emploi. «Pour rencontrer des dirigeants de compagnies et bien faire mon travail, il fallait que mon bureau soit situé dans un grand centre.»

Il a alors passé un coup de fil à Simon Lussier pour tenter de savoir si Eric Sprott avait besoin d'un gestionnaire. Le message s'est rendu au patron et c'est de cette façon que Tardif a été embauché en 2001.

Au cours de ses huit années passées dans le hedge fund torontois, il a connu des hauts et des bas. Eric Sprott ne l'a jamais su, mais sa nouvelle recrue est passée à un cheveu de remettre sa démission en 2003.

Au tout début de son séjour à Toronto, les recommandations de Jean-François Tardif étaient suivies par le président. Mais plus le temps passait, moins ses recommandations étaient utilisées. Deux ans après avoir débuté son nouvel emploi, Jean-François Tardif était déjà frustré. Une firme concurrente lui a fait une offre à ce moment. Il a alors demandé à Eric Sprott de lui permettre de gérer son propre fonds. Ce dernier a accepté. S'il avait refusé, Jean-François Tardif aurait quitté la firme pour accepter l'offre du concurrent.

Le Québécois a donc pris les commandes du fonds Sprott Opportunities et n'a pas raté cette opportunité. À son sommet, les actifs sous gestion du fonds dépassaient le demi-milliard de dollars. C'est d'ailleurs ce dont il semble le plus fier. «À mes débuts chez Sprott en 2001, les actifs sous gestion de la firme au complet s'élevaient à 300 millions», dit-il.

Pendant les trois premières années, le fonds Sprott Opportunities a généré un rendement moyen supérieur à 30%. Cette performance a incité l'hebdomadaire Barron's à classer Sprott Opportunities dans les 20 meilleurs fonds spéculatifs au monde.

Aujourd'hui, le quotidien de Jean-François Tardif est bien différent. Au lieu de participer à des «morning meetings», il prend sa voiture pour aller reconduire sa fille de 15 ans à l'école. Et tous les jours, il retourne la chercher en après-midi.

Pour quitter le marché du travail à 40 ans et se permettre de ralentir le rythme, il faut assurément en avoir les moyens. Jean-François Tardif n'est pas porté sur la vantardise et devient mal à l'aise quand il est question de sa fortune personnelle. «Je préfère ne pas en parler. Ça ne peut qu'alimenter la jalousie.»

Difficile d'évaluer jusqu'à quel point ses huit années chez Sprott lui ont été lucratives. Son déménagement à Toronto l'aura enrichi au minimum de 15 millions de dollars. Ce montant est la valeur au marché des 3,4 millions d'actions de Sprott qu'il a reçues lors de l'entrée en Bourse du hedge fund l'année dernière.

Aurait-il pu avoir la même carrière en restant à Montréal? «Peut-être, mais l'ascension aurait certainement été moins rapide», dit-il.

Jean-François Tardif entend continuer de vivre à Newmarket, en banlieue de Toronto, pour permettre à sa fille de terminer son secondaire là-bas. Et même si sa situation financière est plutôt confortable, il n'est pas porté à dépenser. «Tout le monde a un chalet ici. Pas moi.» Il s'habille de façon bien ordinaire, mais a tout de même changé son véhicule au printemps avant d'annoncer sa retraite. Il conduisait un Saturn Vue. Il roule maintenant au volant d'une Mini Cooper.

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Photos Martin Chamberland