«J'avais peur d'avoir droit à une entrevue sur ce que les commerçants doivent faire en temps de crise. Je me suis dit: jamais je ne répondrai à ça.»

Et pourquoi donc, demande un journaliste, n'auriez-vous pas répondu?

«Parce que je ne veux pas donner de leçons aux gens.»

Assis dans la salle de conférence attenante à son bureau, on écoute Robert Dutton parler de Rona, de la crise économique, de l'éthique en affaires. Après une heure, on se dit qu'il pourrait sans doute en montrer un peu aux autres.

 

Robert Dutton, c'est Rona. Le Rona moderne, celui qui puise ses racines chez Roland et Napoléon, mais qui a depuis étendu ses tentacules partout au Canada, au point d'en devenir le plus grand quincaillier.

Quand Robert Dutton a pris les commandes de l'entreprise en 1990, les ventes s'élevaient à 400 millions de dollars. Aujourd'hui, elles frôlent les 5 milliards (4,89 milliards pour être précis au dernier exercice, en hausse de 2,2% sur 2007).

Alors, les 5 milliards, est-ce pour cette année? «Ce qui me préoccupe le plus à l'heure actuelle, c'est d'avoir une entreprise qui est efficace», répond le dirigeant de 53 ans.

Cet objectif est en haut de sa liste depuis la fin 2007, après que Rona eut fait d'importantes acquisitions dans le reste du Canada. Les 10% de croissance par année, c'est difficile actuellement.

«Il ne faut pas penser toujours à 10% par année. Il faut se préparer. La période où on a eu de grandes, grandes croissances, de 1999 à 2006-2007, on l'avait préparée dans les sept années précédentes... Là, on est dans une petite relâche. En 2007, 2008, 2009, on replace la machine, puis je pense qu'à partir de 2010-2011, si l'économie repart - parce qu'il faut tenir compte de ce facteur-là aussi -, on va avoir notre deuxième souffle.»

Un des éléments qui sont scrutés à la loupe, c'est tout le réseau de distribution. C'est facile d'acheter des magasins à l'est et à l'ouest, de recruter de nouveaux détaillants dans une ville puis dans une autre et de construire des centres de distribution ici et là pour les desservir. Mais quand on se retrouve avec un commerce à Saint-Pierre-et-Miquelon et un autre à Victoria, le temps est venu de se demander si la distribution se fait la manière la plus efficace. «Est-ce qu'on avait pu se pencher, pour chacun de nos produits, sur la meilleure façon de le transiter? Non», répond-il lui-même.

Déjà, l'an dernier, le travail a permis de réduire de 14% l'inventaire des 150 000 produits vendus par Rona. Une économie de 118 millions. Cette année, Robert Dutton prévoit trouver 50 autres millions. Tout le transport est également en mode révision. Là aussi, il s'attend à des économies, même si elles sont modestes, à 3 millions.

Asiatiques et éthique

Actuellement, environ 6% des produits que commande directement le groupe Rona viennent d'Asie. Ce pourcentage pourrait atteindre 10%, «mais pas plus que ça», assure M. Dutton.

«On a vraiment une grande préoccupation sur l'éthique avec l'Asie. On n'achètera pas dans des endroits où on n'est pas convaincus du respect des droits humains.»

Rona va d'ailleurs ouvrir un bureau à Shanghai dans les prochaines semaines pour s'assurer que les produits commandés de Boucherville ne sont pas fabriqués par des enfants ou dans des conditions immondes. «Sur le plan personnel, c'est une grande préoccupation pour moi d'être capable de prouver qu'on peut être une grande entreprise, qu'on peut être profitable et qu'on peut avoir une éthique qui est irréprochable.»

L'avocat du diable qui sommeille en tout journaliste se met en mode alerte: des discours du genre, ils sont légion à les tenir, non pas tant pour les valeurs qu'ils mettent de l'avant, mais pour le positionnement marketing.

«Si on est en vie depuis 70 ans - et il n'y a pas beaucoup d'entreprises au Québec en vie depuis 70 ans -, je pense que c'est parce qu'on a eu les valeurs à la bonne place. Puis qu'on a été cohérents entre nos discours et les gestes qu'on a posés. Des beaux discours, il y en a beaucoup. On peut faire des campagnes publicitaires fabuleuses pour présenter pas grand-chose.»

Il en rajoute. «Lorsqu'on a annoncé notre code d'éthique pour nos achats en Asie, on a eu un standing ovation de nos marchands. Ça, c'est quelque chose dont je suis fier. On est capables de prouver - et on le prouve parce qu'on est le premier au Canada avec 17% des parts de marché - qu'on est capable de faire les choses correctement.»

En fait, il ne le dira pas, mais celui qui rend Rona plus crédible sur la question, c'est le grand patron lui-même. Il n'a jamais caché où il logeait du côté des valeurs. «Je me rebute sur l'argent pour faire de l'argent, pour faire de l'argent», va-t-il jusqu'à dire.

En 1997, il a eu l'audace de prendre un congé pour aller réfléchir chez les sulpiciens. «Mon congé sabbatique de six mois m'a prouvé que ma place était ici, dans le milieu des affaires. Je pense que je suis très heureux ici. Je suis bien. Je réalise ce que je souhaite faire.»

Et à ceux qui lui demandent sa recette pour durer et croître, il a cette réponse: «J'ai fait Rona comme je suis, je l'ai fait d'instinct.»

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Robert Dutton sur...

La crise financière

«Je suis convaincu que fondamentalement, ce qu'on vient de voir, c'est un problème d'éthique. Si ça a dérapé comme ça a dérapé... aux États-Unis plus qu'au Canada... c'est une crise d'éthique et de confiance qui est importante. Par ailleurs, je ne pense pas que se mettre la tête dans le sable et dire que ça va passer soit la solution.»

L'économie

«Ça va être un défi parce qu'on a un consommateur qui est très prudent. On le voit très bien. Le niveau de confiance atteint des niveaux extrêmement bas.»

Les gros investisseurs

«Je me souviens qu'à la première émission publique (en 2002), on avait rencontré peut-être 700 investisseurs... Jamais personne ne m'a posé de questions sur le personnel, sur les ressources humaines. C'est curieux, pour moi, pourtant, ce sont les gens qui font fonctionner une entreprise.»

Sa percée au Canada anglais

«On convainc des commerçants en Colombie-Britannique, en Saskatchewan, en Alberta de grossir les rangs de Rona. Ce n'est pas évident, parce que, dans le reste du Canada, quand on écrit des articles sur Rona, c'est toujours écrit, Rona, Quebec-based company. Pour les concurrents, on ne dit pas US-based company. Ou encore, au Québec, vous n'écrivez pas: Canadian Tire, Ontario-based company

Le personnel

«Un chasseur de têtes m'a déjà dit qu'il était incapable d'attirer un employé de Rona. Il y a des quincailliers américains qui se sont installés ces dernières années, ils sont venus chercher des cadres. Mais ces derniers sont toujours revenus. Tous... Les gens nous disent toujours qu'il n'y a rien qui remplace le respect de Rona.»