D’abord considéré comme nuisible, puis surexploité, l’esturgeon jaune est maintenant menacé par les barrages. Quatre chercheurs font toute la lumière sur cet enjeu et sur les solutions à mettre en place pour mieux protéger cette espèce en péril.

Une surexploitation passée

Surpêche, braconnage et, surtout, surexploitation pour son caviar : les causes du déclin de l’esturgeon partout dans le monde sont bien connues. Après avoir survécu à plusieurs vagues d’extinction depuis l’époque des dinosaures (soit plus de 250 millions d’années), plus de 85 % de toutes les espèces d’esturgeon sont aujourd’hui menacées d’extinction à l’échelle mondiale. Cependant, une espèce en particulier, l’esturgeon jaune, semblait jusqu’ici échapper à la règle. Ce poisson d’eau douce propre à l’Amérique du Nord vit en grande partie dans le fleuve Saint-Laurent et dans les rivières qui le desservent. Mais depuis 2022, il a été ajouté à la liste rouge des espèces en péril de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

PHOTO YVES PARADIS, MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT, DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS

L’esturgeon jaune est maintenant considéré comme une espèce en péril.

« Cette nouvelle inscription de l’esturgeon jaune à la liste de l’UICN est préoccupante et quelque peu décourageante », soupire Constance O’Connor. Selon cette directrice du programme boréal nordique de l’Ontario à Conservation de la faune au Canada, l’espèce est aujourd’hui menacée principalement en raison de son déclin historique. D’abord considérée comme une espèce nuisible par les premiers colons, elle a ensuite été fortement exploitée à la fin du XIXe siècle, notamment pour sa viande : on considère qu’en 1900, plus de 1000 tonnes d’esturgeons jaunes ont été pêchées dans les Grands Lacs en seulement un an. « Une surexploitation dont l’espèce ne s’est jamais complètement remise », affirme Constance O’Connor.

Si sa pêche est aujourd’hui fortement encadrée et autorisée dans seulement quelques zones bien précises, l’esturgeon jaune est cependant confronté à un tout autre danger : celui de la modification de son habitat par les barrages.

Les dangers des barrages pour l’esturgeon jaune

« Les barrages sont la plus grande menace pour l’esturgeon jaune », soutient Yves Paradis, biologiste au ministère de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.

C’est une espèce qui a besoin d’énormément d’espace et qui remonte les rapides pour se reproduire en eaux vives. Or, ce sont à ces endroits précisément que l’on fait des barrages, ce qui l’empêche d’accéder aux frayères.

Yves Paradis, biologiste

Les frayères, ce sont des zones où l’esturgeon jaune se reproduit. Il peut parfois parcourir des centaines de kilomètres pour s’y rendre au printemps. Mais même lorsqu’il parvient à y accéder, les barrages peuvent encore perturber son cycle de vie. « L’esturgeon jaune se reproduit sur un substrat fait de gros galets et avec un écoulement relativement rapide », souligne Samuel Dufour-Pelletier, directeur du bureau Environnement et Terre du Conseil des Abénakis d’Odanak. Lorsque les œufs éclosent, les larves dérivent ensuite au gré des courants, jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment matures pour pouvoir nager. « Donc si un barrage fait des lâchers d’eau, ou retient trop d’eau pendant cette période, ça peut non seulement affecter sa reproduction, mais aussi le taux de survie des œufs, le taux de survie des larves, l’alimentation des jeunes poissons… », énumère le chercheur.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le chercheur Samuel Dufour-Pelletier étudie une population d’esturgeons jaunes.

Un poisson sous la loupe des chercheurs

Étudier l’esturgeon jaune est cependant une tâche délicate, puisque ce poisson peut vivre jusqu’à plus de 100 ans, et qu’il atteint sa maturité sexuelle autour de 20 à 30 ans : chaque action mise en place peut donc mettre plusieurs décennies avant que l’on puisse voir son impact réel (positif ou négatif) sur les populations. Les chercheurs peuvent cependant compter sur des indicateurs indirects pour estimer leur population, comme le nombre d’individus, de femelles matures, d’œufs ou de larves trouvés près d’une frayère. Quelques solutions ont ainsi commencé à être mises en place pour tenter de sauver l’esturgeon jaune, à petite comme à grande échelle.

PHOTO SAMUEL DUFOUR-PELLETIER

Le chercheur Samuel Dufour-Pelletier a travaillé de pair avec les gestionnaires d’une centrale hydroélectrique pour favoriser la reproduction de l’esturgeon jaune.

Samuel Dufour-Pelletier a notamment étudié de près une population d’esturgeons jaunes située en aval d’un barrage, au niveau de la rivière Saint-François. En particulier, il a remarqué que « plus il y avait d’eau dans la rivière pendant la période de reproduction, plus les esturgeons se rendaient à la frayère. Et il faut ensuite essayer de faire le moins de variations de débit possible pendant la période larvaire, qui dure deux semaines : il faut maintenir un débit stable, ni trop faible ni trop fort ».

Le chercheur a travaillé de pair avec les gestionnaires de la centrale hydroélectrique, pour qu’elle adapte ses débits et qu’elle évite ainsi à l’avenir de perturber l’espèce pendant sa période de reproduction. Cependant, « chaque frayère est un peu différente, chacune a des écoulements différents », souligne le chercheur. « Idéalement, ce type d’étude devrait se faire sur chaque barrage, pour déterminer quels sont les meilleurs paramètres pour maximiser le succès de reproduction de l’esturgeon jaune et les appliquer à la centrale. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le barrage de la centrale de Drummondville où frayent les esturgeons.

De leur côté, Yves Paradis et son collègue Simon Bernatchez se sont attelés à recenser toutes les frayères connues dans le Saint-Laurent et dans la rivière des Outaouais, afin de mieux les protéger et de mettre en place des solutions adaptées à chacune d’entre elles. « L’impact des barrages est un enjeu important pour la gestion et la conservation de l’espèce par le Ministère », souligne Simon Bernatchez. « Il reste toutefois des travaux à effectuer, car l’aire de répartition de l’esturgeon jaune au Québec est très grande », admet-il.

Agir avant qu’il ne soit trop tard

Constance O’Connor salue ces initiatives qui, pour elle, sont cruciales pour la survie de l’espèce. Elle préconise notamment de faire ce type d’études de façon plus systématique et à grande échelle. « Nous devons trouver des solutions pour que les barrages aient moins d’impact sur les esturgeons jaunes », affirme-t-elle. « Il est important de garder à l’esprit que même s’ils ne sont pas en danger aujourd’hui, ils pourraient le devenir. C’est la population d’esturgeons la moins menacée actuellement, mais nous devons nous assurer que cela reste ainsi. »

Note aux lecteurs: une version précédente de ce texte faisait mention du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Celui-ci a été changé pour ministère de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.

Consultez l’étude de Samuel Dufour-Pelletier à propos de l’effet d’un barrage sur l’esturgeon jaune dans la rivière Saint-François Consultez l’étude d’Yves Paradis et de Simon Bernatchez sur les frayères du Saint-Laurent et au niveau de la rivière des Outaouais (en anglais)
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  • L’esturgeon en chiffres
    85 % des 27 espèces d’esturgeon sont menacées d’extinction, 63 % sont en danger critique d’extinction, 4 d’entre elles sont probablement éteintes
    Source : UICN