Les chercheurs d’ExxonMobil utilisaient des modèles climatiques sophistiqués dès les années 1970, qui prédisaient avec une remarquable exactitude l’augmentation de température jusqu’à maintenant. Cette conclusion d’une étude publiée remet la pétrolière américaine sur la sellette.

« On savait déjà que les dirigeants d’ExxonMobil savaient que le monde se réchauffait alors même qu’ils avançaient qu’on pourrait connaître une nouvelle ère glaciaire », explique en entrevue l’auteur principal de l’étude, Geoffrey Supran, qui a mené ces travaux alors qu’il était à l’Université Harvard. « Notre analyse des modèles climatiques d’ExxonMobil confirme hors de tout doute que les déclarations publiques de ses dirigeants contredisaient leurs propres recherches internes », affirme le professeur.

L’étude, publiée dans la revue Science, montre que la dizaine de modèles climatiques élaborés par ExxonMobil entre 1977 et 2003 prédisaient une augmentation de la température moyenne mondiale de 0,2 °C par décennie, ce qui correspond à la réalité. Leur « performance » (skill score) était en moyenne de 75 %, alors que les modèles climatiques publics des années 1980 (présentés au Congrès américain en 1988) avaient une performance allant de 28 % à 81 %.

Nous espérons que nos travaux aideront aux poursuites contre ExxonMobil. De la même manière que les compagnies de tabac ont été obligées de dédommager la société pour leurs déclarations allant à l’encontre de leurs propres recherches, les firmes d’hydrocarbures devraient couvrir certains des coûts engendrés par les changements climatiques.

Geoffrey Supran, coauteur de l’étude

En réponse à une demande de commentaire de La Presse, le relationniste Todd Spitler d’ExxonMobil a cité un jugement new-yorkais de 2019 absolvant la firme de fraude envers ses investisseurs – « Les dirigeants et les employés d’ExxonMobil étaient uniformément dévoués à remplir leurs tâches de manière rigoureuse, complète et méticuleuse » – et déclaré qu’Exxon Mobil avait « une culture disciplinée d’analyse, de planification, de comptabilité et de dévoilement ».

Ce jugement, toutefois, précisait ne pas « absoudre ExxonMobil d’une responsabilité de contribuer aux changements climatiques par la production de carburants fossiles », car il s’agissait d’une poursuite de « fraude boursière et non sur les changements climatiques ».

Parallèle avec les compagnies de tabac

« Il y a actuellement une vingtaine de poursuites contre ExxonMobil aux États-Unis et Vancouver en envisage une », indique Keith Stewart, spécialiste du climat chez Greenpeace Canada. « Des études comme celle-ci permettent de bâtir des preuves pour les poursuites. C’est pour cette raison que les sociétés de carburants fossiles attaquent aussi vigoureusement les chercheurs qui font ces travaux. Les compagnies de tabac ont dû payer beaucoup d’argent parce qu’elles avaient caché leurs études internes montrant la nocivité des cigarettes. Et les dommages dans le cas des changements climatiques sont encore plus importants. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNION OF CONCERNED SCIENTISTS

Geoffrey Supran lors d’une manifestation pour le climat à Harvard en 2017

Le tiers de la douzaine de documents utilisés par M. Supran provenaient de revues avec comité de lecture (peer review). Pourquoi le milieu universitaire ne ferme-t-il pas ses portes aux chercheurs de l’industrie pétrolière, comme l’a fait le milieu médical envers les chercheurs des compagnies de tabac ? « Il a fallu du temps pour que ça ait lieu pour le tabac, dit M. Supran. Je crois que les chercheurs en général sont naïfs et présument de la bonne foi de leurs collègues. »

M. Supran et une coauteure, l’historienne Naomi Oreskes, de l’Université Harvard, ont publié en 2017 une première preuve que les recherches internes d’ExxonMobil montraient que la Terre se réchauffait en grande partie à cause des carburants fossiles brûlés par l’humain.

« Un climatologue allemand, Stefan Ramstorf, a publié sur Twitter un graphique de l’une des études que nous citions en 2017, qui prédisait avec exactitude l’évolution de la température, dit M. Supran. Nous nous sommes associés à lui pour étudier tous les modèles climatiques d’ExxonMobil. » Mme Oreskes a publié en 2010 le livre Merchants of Doubt, qui établit un parallèle entre les réponses des entreprises dans les dossiers du tabac, des pluies acides, des changements climatiques et du trou dans la couche d’ozone.

Ère glaciaire

Entre les années 1940 et 1970, la Terre s’est refroidie parce que les usines d’alors étaient très polluantes, ce qui a mené notamment au « brouillard chimique » de Londres de 1952 et aux pluies acides. Cela a conduit certains chercheurs à postuler une éventuelle nouvelle ère glaciaire. Mais seulement 14 % des études publiées entre 1965 et 1977 souscrivaient à cette thèse, selon M. Supran, qui poursuit désormais ses recherches à l’Université de Miami. « Les dirigeants d’ExxonMobil ont prétendu jusqu’au début du millénaire que la communauté scientifique était également divisée entre tenants de la thèse du réchauffement et tenants de la thèse du refroidissement. Mais notre analyse montre que les modèles climatiques d’ExxonMobil prédisaient tous un réchauffement. »

Comment se sentaient ces scientifiques face aux déclarations publiques de leurs supérieurs ? « En privé, certains ont confié qu’ils se sentaient trahis, dit M. Supran. Mais très peu ont critiqué leur ancien employeur. Ed Garvey est l’un des plus connus. » Ce géochimiste, qui a travaillé il y a 40 ans sur une station de surveillance du CO2 atmosphérique installée à bord d’un pétrolier, a notamment témoigné au Congrès américain en 2019 des entraves à ses travaux par ses supérieurs.

Quelques dates clés

1995

Année où le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat a tranché que l’impact humain sur le climat était détectable

2000

Année où l’impact humain sur le climat serait détectable, selon des études d’ExxonMobil publiées entre 1979 et 1985

2004

Année où une publicité d’ExxonMobil a affirmé qu’il était encore impossible que l’activité humaine ait eu un impact sur le climat

Source : Science

Lisez l’étude Assessing ExxonMobil’s global warming projections (en anglais)