Fin août, les Finlandais ont vu monter dans le ciel une immense flamme provenant d’une station de méthane russe, près de Saint-Pétersbourg. Puis, des satellites canadiens ont rapporté une augmentation des fuites de gaz naturel en Russie. La patrie de Pouchkine serait-elle en train de gaspiller le gaz qu’elle ne veut plus vendre à l’Europe ?

Torchage

Un « désastre environnemental ». C’est ainsi que l’entreprise norvégienne d’information énergétique Rystad a qualifié le torchage – une pratique qui consiste à brûler les rejets de gaz naturel associés à l’extraction de pétrole, selon la Banque mondiale – à Portovaya, en Russie, près de la frontière avec la Finlande. Ce torchage inhabituel produirait 9000 tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par jour, soit les émissions annuelles de 2000 voitures.

Les médias ont immédiatement lié cette incinération massive de méthane, qui a duré tout l’été, à la fin des livraisons de méthane russe à l’Europe par le gazoduc Nord Stream 1 – dont la tête est aussi située à Portovaya. « Le torchage à Portovaya a un peu diminué en septembre, mais il est encore beaucoup plus élevé qu’en juin », dit Jessica McCarty, spécialiste des émissions de gaz à effet de serre (GES) par les incendies à l’Université de Miami en Ohio.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ DE MIAMI

Jessica McCarty, spécialiste des émissions de gaz à effet de serre (GES) par les incendies à l’Université de Miami en Ohio

C’est une chance qu’il y ait peu d’incendies de forêt cette année en Russie parce qu’on aurait eu la tempête parfaite. C’est l’armée qui éteint les incendies de forêt, et elle est occupée en Ukraine.

Jessica McCarty, spécialiste des émissions de gaz à effet de serre (GES) par les incendies à l’Université de Miami en Ohio

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE CAPTERIO

Mark Davis, PDG de la firme britannique de gestion du torchage Capterio

Selon Mark Davis, PDG de la firme britannique de gestion du torchage Capterio, les flammes inhabituellement intenses à Portovaya sont issues d’une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) voisine du compresseur de Nord Stream 1. « Le gaz qui allait dans le gazoduc va être transformé en GNL, mais la capacité est beaucoup moindre, de 25 à 30 fois moins. Cela dit, Portovaya n’est que l’un des milliers de sites de torchage en Russie. Les plus importants sont liés à la production pétrolière en Sibérie. »

Fuites

La firme montréalaise de détection des fuites de méthane GHGSat a également noté une augmentation « importante » des fuites dans les stations de compression du réseau de gazoducs russe en août, selon le président de GHGSat, Stéphane Germain.

PHOTO FOURNIE PAR GHGSAT

Stéphane Germain, président de GHGSat

On a vu une augmentation de cinq à dix fois le volume des fuites à 16 endroits entre fin juillet et fin août. Une augmentation de cette ampleur est normalement délibérée.

Stéphane Germain, président de GHGSat

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Torchage à Portovaya, vu par satellite, le 24 août

Selon M. Davis, il est vraisemblable que le méthane qui n’est plus exporté en Europe soit relâché dans l’atmosphère. « On peut baisser la production des puits, mais jusqu’à un certain point. Diminuer trop la production peut endommager un réservoir. » La Banque mondiale rapportait cette semaine que la production de méthane de Gazprom a diminué de 13 % cette année, alors que les exportations ont chuté de 35 %.

L’explication officielle

Gazprom n’a pas explicitement précisé les raisons du torchage inhabituel à Portovaya, se limitant à déclarer au magazine Upstream qu’il s’agissait de procédures de mise en service de l’usine de GNL. Gazprom avait auparavant affirmé que l’interruption du flux dans le gazoduc Nord Stream était liée aux sanctions occidentales, notamment à des problèmes avec les turbines de Siemens. La société allemande a nié ces allégations.

Mais les sanctions pourraient bel et bien être en cause dans les deux cas, selon Mark Davis. « Le torchage est normal avant la mise en service d’une usine de GNL, mais à ces niveaux, c’est probablement un reflet du manque d’expertise en Russie pour ces opérations techniques. C’est techniquement peut-être la même chose pour la station de compression de Nord Stream. »

Mais Jessica McCarty souligne que même si les sanctions compliquent l’accès à l’expertise étrangère, la Russie n’est pas au-dessus de tout soupçon. « J’ai travaillé plusieurs années en Russie, et les mensonges sont très courants, dit Mme McCarty. Alors il est difficile de croire les Russes quand ils disent la vérité. » L’usine de GNL de Portovaya a été construite pour alimenter l’enclave russe de Kaliningrad, actuellement desservie par les pipelines ukrainiens. Mais son premier chargement de GNL est parti en septembre pour la Grèce, selon le magazine Bloomberg Business Week.

L’a b c du méthane

Le méthane est un GES beaucoup plus puissant que le CO2, mais il persiste moins longtemps dans l’atmosphère. Cela signifie qu’en 20 ans, le méthane réchauffe la Terre 84 fois plus que le CO2, mais en 100 ans, seulement 28 fois plus. Lors du torchage, le méthane est brûlé et partiellement transformé en CO2.

Au départ, il s’agissait d’une mesure de sécurité – le méthane étant explosif –, mais les sociétés pétrolières ont de plus en plus recours au torchage pour limiter l’impact de leurs émissions de GES. « Avec un torchage efficace, on brûle 98 % à 99 % du méthane, dit M. Davis. Quand le torchage n’est pas bien fait, on baisse à 60-70 %. »

La Russie est-elle une pro du torchage ? « Probablement pas », dit M. Davis. Les fuites de méthane surviennent dans les stations de compression du réseau, mais la majorité des fuites mondiales sont soit naturelles, soit liées à l’exploitation des réservoirs de pétrole, qui contiennent aussi des gaz. Comme les émissions de CO2 sont beaucoup plus importantes, le bilan total du CO2 comme GES est deux à trois fois plus élevé que le méthane.

Le méthane des dépotoirs

GHGSat a aussi collaboré, cet été, à l’étude d’une autre source de méthane, les dépotoirs. Publiée dans la revue Science Advances à la mi-août, l’étude a conclu que les émissions des dépotoirs de Buenos Aires, en Argentine, de Delhi et Bombay, en Inde, et de Lahore, au Pakistan, sont de 1,4 à 2,6 fois plus élevées que prévu.

« À Buenos Aires, on voit les émissions parmi les plus importantes au monde pour un dépotoir, dit M. Germain. C’est intéressant parce que la ville se présente comme très active dans la lutte contre les changements climatiques. Elle fait partie du C40. » Le C40 est un regroupement de villes luttant contre les changements climatiques, dont le comité directeur inclut notamment Buenos Aires et Montréal. L’examen par satellite des émissions de méthane des dépotoirs québécois risque-t-il de générer de telles surprises ? « Au Canada, répond M. Germain, on gère mieux les émissions de méthane des dépotoirs. Mais c’est sûr qu’il y en a aussi. »

Une version précédente de cet article indiquait erronément que les émissions quotidiennes de deux voitures équivalent à 9000 tonnes de CO2.

En savoir plus
  • 40 %
    Proportion des émissions mondiales de méthane dont la source est naturelle
    SOURCE : AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE
    25 %
    Proportion des émissions mondiales de méthane dont la source est l’agriculture
    SOURCE : AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE
  • 15 %
    Proportion des émissions mondiales de méthane dont la source est l’industrie des hydrocarbures
    SOURCE : AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE
    12 %
    Proportion des émissions mondiales de méthane dont la source est un dépotoir
    SOURCE : AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE
  • 8 %
    Proportion des émissions mondiales de méthane dont la source est l’industrie du charbon
    SOURCE : AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE