Comment les bébés apprennent-ils à se servir de leurs sens ? La psychologue ontarienne Daphne Maurer étudie cette question depuis 40 ans. Elle a tiré de ses recherches une théorie de la neurologie de la beauté.

L’esthétique universelle

PHOTO FOURNIE PAR CHARLES MAURER

Daphne et Charles Maurer

« Nous voulions comprendre les préférences esthétiques universelles sur la base de ce que l’humanité a en commun, les cinq sens », expliquent Daphne et Charles Maurer, qui ont écrit Pretty Ugly, publié chez Cambridge Scholars Publishing. « Dans aucune culture dans le monde on ne voit des œuvres d’art ou de la mode faisant appel à l’infrarouge ou à l’ultraviolet, pour la bonne raison que l’homme ne peut voir ces couleurs. » Le couple de Toronto avait déjà collaboré, il y a 30 ans, au livre The World of the New Born, basé sur les deux premières décennies de la carrière universitaire de la psychologue de l’Université McMaster, à Hamilton, en Ontario.

Gros mentons, petits fronts

IMAGE TIRÉE DU SITE DE DAPHNE MAURER

La photo d’une même personne manipulée pour avoir un front plus haut ou plus court. Les bébés préfèrent les fronts courts (à droite).

Plusieurs études de Mme Maurer montrent que les bébés préfèrent les visages avec un gros menton et un petit front. « C’est la perspective des bébés sur les adultes, particulièrement quand le bébé est allaité. Ensuite, quand le bébé va en garderie, il a autour de lui d’autres enfants en très bas âge, avec un front surdimensionné par rapport aux adultes. Alors il préfère les visages avec les fronts hauts. Ce n’est qu’à la fin de l’enfance que la préférence pour les visages moyens, avec un front ni haut ni court, s’établit. Quoiqu’on ait certaines études chez les gens très grands ou très petits qui semblent montrer que les proportions du front des visages attrayants varient, parce que ce sont des gens qui sont habitués à voir les autres d’en haut ou d’en bas. »

Semblable, mais différent

IMAGE TIRÉE DU SITE DE DAPHNE MAURER

Un visage composite tiré de quatre photos de femmes différentes sera jugé plus attirant.

Étude après étude, les résultats sont les mêmes : quand on propose des photos de plusieurs personnes, ainsi qu’une photo mélangeant les traits de toutes les personnes de l’échantillon, c’est le portrait hybride qui est jugé le plus attirant.

« Nous sommes conditionnés à préférer la moyenne statistique de nos expériences, dit Mme Maurer. C’est pour ça qu’on préfère les visages symétriques : on a deux fois la même chose, ça renforce la moyenne statistique. Cela dit, les hommes préfèrent habituellement les femmes ayant des caractéristiques plus féminines, de grands yeux et des lèves charnues, par exemple, et les femmes préfèrent les hommes ayant des caractéristiques masculines, comme des mâchoires proéminentes. »

Les expériences ont parfois des résultats curieux, souligne Charles Maurer, qui est photographe et rédacteur technique. « Quand on enlève les 15 femmes les plus attirantes d’un échantillon de 60 photos de femmes, les hommes donnent des notes plus élevées aux 45 restantes, dit-il. Et on peut modifier les préférences. Quand on montre systématiquement des visages ayant un front plus haut à des participants, par la suite, ils jugent plus attirants les visages avec un front plus haut. Un quart d’heure suffit pour changer les préférences esthétiques. C’est comme ça que l’industrie de la mode fait des changements par incrément : c’est semblable, mais différent. »

Beauté et société

PHOTO ALEX EDELMAN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un enfant commence tôt dans sa vie à comprendre les émotions dans les visages qu’il voit.

L’une des fonctions les plus importantes du visage est l’expression des sentiments et de l’individualité. « Cette capacité de différencier un visage d’un autre, et à identifier les émotions, s’acquiert en même temps que l’évolution des préférences esthétiques de l’enfant, dit Mme Maurer. À 5 ans, un enfant est capable de différencier des visages. Il peut identifier la joie dans un visage. Entre 5 et 10 ans, d’autres sentiments peuvent être identifiés sur le visage d’une autre personne, comme la surprise, le dégoût et la peur. Mais ce n’est qu’à 10 ans qu’on peut identifier la tristesse et la colère. » Mme Maurer pense qu’il y a probablement un lien entre l’évaluation esthétique et celle des sentiments.

Le racisme

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’amélioration de la différenciation des visages d’une autre communauté ethnique ne fonctionne que pour l’ensemble du visage.

Beaucoup d’encre a coulé à propos de la reconnaissance des visages de minorités ethniques par les algorithmes informatiques, puisque les bases de données d’images utilisées pour entraîner ces algorithmes contiennent surtout des visages de Blancs. Des études auxquelles a participé Mme Maurer confirment que le même processus existe pour les cobayes en chair et en os.

Une étude a notamment montré que plus un immigrant chinois a habité longtemps en Australie, plus il est capable de différencier les visages des Blancs. Cela vaut aussi pour les Australiens blancs côtoyant davantage d’Asiatiques. Détail intéressant, cette amélioration de la différenciation des visages d’une autre communauté ethnique ne fonctionne que pour l’ensemble du visage. Quand on montre aux participants un élément du visage d’une personne, par exemple un œil, un nez ou une bouche, la durée de l’exposition à une autre communauté ethnique n’améliore pas la différenciation des visages. Alors qu’un Blanc pourra facilement identifier un autre Blanc à partir d’une partie de son visage, la même chose vaut pour les immigrants chinois de l’étude australienne.

Le goût du fœtus

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Le goût pour le sucre semble inné chez les bébés.

Pretty Ugly comporte aussi des sections sur l’esthétique musicale et gastronomique. « Là encore, l’expérience du bébé est déterminante, dit M. Maurer. Si une femme enceinte mange de l’anis ou beaucoup de carottes, son bébé sera capable plus tôt de reconnaître et d’apprécier l’anis ou les carottes. La seule chose qui semble innée, c’est le goût pour le sucre, qui signale la présence de calories. C’était une information cruciale pour les premiers hommes préhistoriques. Alors, tous les bébés aiment le sucre.

« Un gynécologue néerlandais, Klaas de Snoo, a même tenté dans les années 1930 d’injecter de la saccharine dans le ventre de mères ayant un problème d’excès de liquide amniotique, avec l’idée que les bébés en boiraient alors davantage et régleraient le problème. Mais finalement, comme les adultes, le fœtus, à un certain point, est gavé et cesse d’avaler du liquide plus sucré. »

En savoir plus
  • La beauté à 3 ans en chiffres
    60 % des enfants de 3 ans n’allant pas à la garderie préfèrent des visages avec un petit front et un gros menton ; 20 % des enfants de 3 ans allant à la garderie préfèrent des visages avec un petit front et un gros menton.
    source : Developmental Science