Traiter la dépression, la schizophrénie et l’autisme avec des médicaments visant les microbes gastro-intestinaux ? Voici le pari de dizaines de chercheurs, qui s’intéressent de plus en plus aux liens entre cette partie du corps et le cerveau. Des greffes de matière fécale sont même envisagées.

Greffe de dépression

Le titre de l’étude est digne d’une chanson d’Offenbach : « Le transfert du blues ». Mais il s’agit en fait de la première preuve qu’on peut transmettre une dépression d’un individu à un autre avec une « greffe fécale ». « Nous avons pris des échantillons d’excréments de patients humains atteints de dépression, et nous les avons administrés par gavage oral à des rats de laboratoire utilisés pour la recherche sur la dépression », explique Gerard Clarke, du Collège universitaire de Cork, en Irlande, l’un des coauteurs de l’étude publiée en 2016 dans le Journal of Psychiatric Research. « Les rongeurs avaient des symptômes de dépression, une difficulté à éprouver du plaisir, notamment, ainsi que des altérations physiologiques [ce qui n’était pas le cas pour les greffes fécales d’humains non déprimés]. Nous avons été les premiers à montrer que le transfert est possible, ce qui montre que les changements dans le microbiote [les bactéries gastro-intestinales] ne sont pas seulement un effet de la dépression, mais aussi une cause. » Depuis, d’autres groupes ont mis en évidence des différences de microbiote entre les patients déprimés et non déprimés.

Inflammation et inflammasome

Au cœur de la théorie voulant que les intestins et le cerveau soient liés, on retrouve l’inflammation et les bactéries. « Les bactéries ont un effet sur le système immunitaire », explique Antonio Inserra, chercheur postdoctoral au Centre universitaire de santé McGill, qui a publié un essai sur le sujet en 2018 dans la revue Hypotheses. « Quand certaines bactéries sont surreprésentées, le système immunitaire réagit et il y a de l’inflammation. Le cerveau répond à cette inflammation avec des symptômes dépressifs. Pensez au malaise qu’on ressent quand on est malade, on ne se sent pas bien, au-delà de la douleur. » L’étude de 2018 de M. Inserra, publiée alors qu’il travaillait en Australie, haut lieu des études sur le lien ventre-cerveau, portait sur des récepteurs présents dans plusieurs cellules du système immunitaire, les inflammasomes, qui réagissent à certains types de bactéries.

Sérotonine

La sérotonine, un neurotransmetteur – un messager chimique du système nerveux –, est la cible de nombreux antidépresseurs. Or, 95 % de la sérotonine est produite par des bactéries gastro-intestinales. « La sérotonine contribue aux mouvements gastro-intestinaux, qui servent à faire avancer la nourriture, explique M. Inserra. S’il y a un débalancement de la sérotonine dans le ventre, il y en a aussi dans le cerveau. Il y a des neurones dans le système gastro-intestinal qui forment un lien avec le cerveau par l’entremise du système nerveux. Les bactéries gastro-intestinales produisent aussi d’autres neurotransmetteurs, des hormones et de petites molécules appelées acides gras à chaîne courte [AGCC] qui ont un effet anti-inflammatoire. »

Axe ventre-cerveau

Ces phénomènes sont appelés « axe ventre-cerveau » (gut-brain axis), un domaine d’études en effervescence. « Il nous faut encore remplir des vides dans cette théorie, dit M. Clarke. Mais on voit déjà des phénomènes très concrets. Une équipe belge a montré que, chez l’animal, l’administration de pilules d’AGCC ciblant le côlon diminue la réponse au stress. Il y a énormément d’études sur l’impact de la diète sur le microbiote. On voit aussi que certaines bactéries causent une inflammation qui rendent la paroi intestinale perméable, ce qui envoie des molécules inflammatoires dans le sang et entraîne une inflammation chronique du système nerveux central, associée à plusieurs troubles psychiatriques. » M. Inserra cite aussi le nerf vague, qui va du cerveau jusqu’au système gastro-intestinal, comme lien entre l’inflammation gastro-intestinale et les troubles du cerveau.

Diagnostic

Selon M. Clarke, l’axe ventre-cerveau pourrait permettre, d’ici cinq ans, de compter sur des outils diagnostiques complémentaires aux évaluations comportementales et psychologiques utilisées actuellement en psychiatrie. « On va viser des biomarqueurs, des molécules associées aux bactéries gastro-intestinales inflammatoires, dit le biologiste irlandais. Par la suite, on va avoir des probiotiques, des bactéries bénéfiques et des prébiotiques, des précurseurs de ces bactéries bénéfiques. On appelle ces futurs médicaments les psychobiotiques. » Et les greffes de matière fécale ? « Pour le moment, c’est utilisé en dernier recours contre C. difficile, à cause des risques d’infections difficiles à contrôler, dit M. Clarke. Il y a eu des cas d’infections avec les greffes fécales […], mais cela progresse lentement à cause des risques. »

Autisme

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ HARVARD

Isaac Kohane

Depuis 2012, une équipe de l’Université Harvard a confirmé ce que de nombreux parents d’autistes signalent depuis des décennies : ces troubles envahissants du développement sont associés à un risque beaucoup plus grand de troubles gastro-intestinaux, particulièrement le syndrome de l’intestin irritable. « Nous sommes en train d’identifier plusieurs sous-types de troubles du spectre de l’autisme [TSA] qui sont liés à divers symptômes gastro-intestinaux, explique Isaac Kohane, bioinformaticien à Harvard. Plusieurs gènes sont impliqués, qui sont activés de manière différente chez les autistes et chez leurs parents proches. Certains de ces gènes ont aussi un lien avec les comportements sociaux, qui forment une dimension importante des TSA. Des bactéries gastro-intestinales semblent aussi avoir des liens avec ces gènes liés aux comportements sociaux. Des avancées cliniques découleront inévitablement de cette nouvelle compréhension des TSA. » Gerard Clarke estime que les chercheurs dans le domaine sont prudents parce qu’ils ne veulent pas avoir l’air de valider les travaux d’Andrew Wakefield, chercheur britannique qui a publié il y a plus de 20 ans une étude aujourd’hui discréditée pour cause de fraude scientifique établissant un lien entre certains vaccins et autisme. « Wakefield étudiait au départ les problèmes gastro-intestinaux des patients autistes, dit M. Walker. L’application de l’axe ventre-cerveau à l’autisme n’a rien à voir avec les vaccins, mais il faut composer avec Wakefield, qui est encore influent chez certains groupes de parents d’autistes. »

Le microbiote de la COVID-19

Le confinement qui accompagne la pandémie pourrait exacerber les débalancements du microbiote qui sont associés aux troubles mentaux, de la dépression à l’alzheimer en passant par la maniaco-dépression, la schizophrénie et le parkinson, selon une sommité du microbiote de l’Université de Colombie-Britannique, Brett Finlay. « La baisse de la diversité du microbiote qu’on observe depuis quelques décennies va s’accélérer avec le confinement, dit M. Finlay, qui a publié en janvier dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) un essai sur le sujet. Tous les troubles associés à l’inflammation du microbiote risquent d’être plus fréquents, les troubles mentaux, mais aussi certains types d’obésité. Il semble par ailleurs que la gravité de la COVID-19 soit affectée par certains types de bactéries gastro-intestinales. Et certaines bactéries associées à l’eau non potable, dans les bidonvilles, semblent protéger contre l’inflammation et contre la COVID-19 grave. »

L’axe ventre-cerveau en chiffres

De 10 000 à 100 000 milliards : nombre de cellules bactériennes dans le système gastro-intestinal 109 : nombre d’espèces bactériennes dans le système gastro-intestinal
De 60 % à 85 % : proportion des patients en gastroentérologie qui ont des troubles psychiatriques
De 10 % à 15 % : proportion de la population générale qui a des troubles psychiatriques
Sources : Frontiers in Microbiology, Clinical Psychological Review