Des lésions à la moelle épinière ont laissé d’étranges douleurs persistantes que les médicaments ne parviennent pas à atténuer. Une équipe de chercheurs et de thérapeutes québécois explore le potentiel de la réalité virtuelle pour tromper le cerveau.

D’un point de vue purement factuel, Mélanie Labelle se trouve dans un gymnase de l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay, dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. Elle est assise dans un fauteuil roulant et porte un casque de réalité virtuelle sur la tête. Ses jambes sont couvertes de bandes noires desquelles sortent des fils électriques et qui vibrent bruyamment.

Mais l’esprit de Mélanie Labelle, lui, est dans un autre univers.

Dans le monde virtuel dans lequel elle est plongée, Mélanie Labelle marche en forêt. Des oiseaux chantent, des lièvres traversent parfois le sentier. Mme Labelle les regarde à peine. Tête baissée, elle concentre son attention sur ses jambes. Ses jambes qui marchent, comme avant son accident.

L’expérience qu’elle vit est tant visuelle et sonore que tactile. Sur ses jambes, les vibrations stimulent les muscles de façon parfaitement synchronisée avec le visuel et le bruit de ses pas.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Mélanie Labelle

Avec l’enchaînement musculaire, mon cerveau me dit : “Oui, c’est vrai, je marche.” Et quand je regarde le visuel, j’ai la même réponse positive. J’essaie juste de me laisser bercer par ce que mon cerveau veut faire.

Mélanie Labelle

Un sourire apparaît bientôt sur ses lèvres. Mme Labelle, 34 ans, bouge le torse d’avant en arrière, un peu comme si elle était en transe. Un physiothérapeute, une ergothérapeute et trois chercheurs l’observent avec une certaine fascination.

« Elle vit vraiment l’immersion », chuchote le physiothérapeute Philippe Ménard.

Au bout de 10 minutes, Mélanie Labelle retire son casque et revient dans le vrai monde. Elle rayonne.

« Ton niveau de douleur ? lui demande M. Ménard.

« 3,5. Je n’ai plus du tout mal aux mains », répond-elle.

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Mélanie Labelle

Avant son plongeon dans la réalité virtuelle, Mme Labelle nous parlait avec le sourire, comme si de rien n’était. Mais elle avait évalué sa douleur à 6,5 sur une échelle de 10.

« Moi, c’est ce qui me pousse à continuer ! », s’était exclamée spontanément Nancy Dubé, ergothérapeute.

Des douleurs sans lésion

D’un point de vue scientifique, ce qui vient de se passer revêt une certaine part de mystère.

« Ce n’est pas très clair, on connaît encore mal les mécanismes », dit Cyril Duclos, professeur à l’École de réadaptation de l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Il faut d’abord savoir que la douleur dont souffre Mélanie Labelle n’est pas du même type que celle que l’on ressent en se donnant un coup de marteau sur le doigt, par exemple. Sa douleur est dite « neuropathique ». Elle n’est pas provoquée par une lésion ou une plaie. Ce sont plutôt la moelle épinière et le cerveau qui la génèrent.

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Mélanie Labelle entourée de l’équipe traitante : Melanie Segado, le professeur Cyril Duclos et Nancy Dubé, ergothérapeute

Pour Mélanie Labelle, l’élément déclencheur est survenu alors qu’elle s’entraînait pour les championnats canadiens de danse swing. En tentant d’exécuter un saut périlleux arrière, la danseuse d’élite a atterri sur les épaules et s’est cassé le cou. La moelle épinière était atteinte. Mélanie Labelle a perdu l’usage de ses jambes. Elle avait 30 ans.

Au fil des mois, de curieuses douleurs sont apparues. Des sensations qui ne sont pas directement liées aux régions meurtries par la chute.

« Je suis excessivement sensible des mains, des pieds, du dessus des jambes. C’est une sensation de brûlure constante – mon cerveau me dit que je suis toujours en train de brûler », explique-t-elle. Ces douleurs s’apparentent aux fameuses douleurs « fantômes » des amputés, qui ont mal aux membres qu’ils ont pourtant perdus.

« Ce qu’on comprend de l’origine de la douleur neuropathique, c’est qu’il n’y a plus d’information qui remonte des membres – des membres inférieurs, par exemple, dans le cas de Mélanie », explique le chercheur Cyril Duclos. 

Ça fait en sorte que la représentation du corps dans le cerveau change. Et plus elle a changé par rapport à avant l’accident, plus la douleur neuropathique est intense.

Cyril Duclos, chercheur

C’est un peu comme si, privé des signaux électriques qu’il est habitué à recevoir, le cerveau ne savait pas comment réagir et générait des signaux de douleur. Chez 30 % des patients atteints de douleurs neuropathiques, les médicaments antidouleur n’ont aucun effet. C’est le cas de Mme Labelle, qui en a consommé à la tonne sans ressentir le moindre soulagement. Elle a fini par s’en sevrer au terme d’un processus difficile qui a duré huit mois.

Aujourd’hui, Mélanie Labelle est plus active que la plupart des gens qui ont l’usage de leurs quatre membres. Elle a repris la danse et est la seule femme à jouer dans l’équipe canadienne de rugby en fauteuil roulant. Mais la douleur fait partie de sa vie. Toujours, sans répit.

Remplacer les signaux manquants

L’objectif des séances de réalité virtuelle comme celle que Mélanie Labelle vient de faire est de combler le manque d’information en provenance des régions du corps qui n’en envoient plus. 

L’idée est de renvoyer de l’information au cerveau pour que la représentation se replace et ainsi diminuer les douleurs. C’est comme si on reprogrammait le cerveau.

Cyril Duclos, chercheur

Dans le cas de Mélanie Labelle, le soulagement a duré presque 24 heures.

L’approche est exploratoire et les chercheurs en sont encore à tenter de voir quelles stimulations fonctionnent le mieux. Mélanie Labelle a elle-même grandement contribué à l’élaboration du protocole, si bien qu’elle porte le titre de « patiente-partenaire ». 

L’équipe de recherche, qui compte pas moins de huit membres, veut maintenant tester l’approche sur des patients. Aujourd’hui, André La Rue, 60 ans, vient pour sa deuxième séance.

L’architecte-paysagiste ne pensait jamais se retrouver en fauteuil roulant.

« Je venais de dire à ma conjointe : “Tout est beau, j’ai 55 ans, liberté 55. Je vais prendre ma retraite bientôt et faire ce que je veux. Mais c’est un peu moche, la vie, quand tu surfes sur la facilité. Ce serait le fun qu’il y ait un punch dans ma vie” », raconte ce grand gaillard au sourire facile.

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André La Rue

Le destin l’a pris au mot par une chaude journée ensoleillée. Amateur de randonnée pédestre, André La Rue venait de gravir le légendaire mont Katahdin, dans le Maine. Il avait commencé à prendre de la médication contre la haute pression, mais se félicitait de sa forme. Pendant l’ascension, il a beaucoup transpiré et n’a presque pas bu d’eau. Ce qu’il ignorait, c’est que le manque de liquide dans son corps avait fait baisser sa pression. En combinaison avec le médicament, c’était trop. André La Rue a fait une chute de pression et s’est écroulé dans les rochers. Il a fallu quatre heures et l’intervention d’un hélicoptère de l’armée américaine pour l’évacuer de la montagne.

L’accident a provoqué une lésion à la moelle épinière, à la base du cou. André La Rue s’est retrouvé paralysé en bas des épaules. « Par chance, j’ai gardé l’usage de mes bras et de mes mains », dit-il.

Lui aussi a rapidement été gagné par les douleurs neuropathiques.

Pour moi, c’est comme une sensation d’engourdissement. Comme si vous aviez un bras engourdi et qu’on jouait avec.

André La Rue

« C’est au niveau du siège, poursuit-il, toute la région périnéale – incluant le pénis jusqu’au coccyx. Tant que je suis couché, je n’ai aucune douleur. Mais si je m’assois et que je bouge, ça irradie. Je me réveille le matin et ça recommence. C’est le jour de la marmotte. »

La peau de l’extérieur des cuisses est aussi très sensible. « Le frottement d’un vêtement, c’est l’enfer », dit-il. Il ressent aussi des brûlures s’apparentant à des coups de soleil sous les triceps. M. La Rue a essayé un grand nombre de médicaments et même le cannabis pour atténuer ses douleurs. En vain.

Du courant dans le cerveau

Les thérapeutes commencent par mesurer le crâne d’André La Rue, puis y font de petites marques au crayon feutre à des endroits précis. « On cherche les cortex moteur et sensitif », explique le physiothérapeute Philippe Ménard. On place ensuite des électrodes à ces endroits, puis on y envoie un faible courant électrique – une technique appelée « stimulation transcrânienne à courant direct ».

« Cette stimulation est censée faciliter les changements au niveau du cerveau, explique Cyril Dulos. On prépare le cerveau, en quelque sorte, et on espère que les stimulations qui vont suivre vont être plus efficaces. »

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Nancy Dubé, ergothérapeute, et Philippe Ménard, physiothérapeute, installent des électrodes sur la tête de M. La Rue afin de stimuler certaines parties du cerveau en préparation du traitement.

On teste ensuite les vibrations sur les jambes, sans réalité virtuelle. Les chercheurs suivent en fait un protocole aléatoire qui génère différentes combinaisons des stimulations possibles afin de voir lesquelles sont les plus efficaces. Les yeux fermés, la mâchoire serrée, André La Rue ne semble pas apprécier le traitement. Au terme du processus, sa douleur a augmenté de 6 à 8.

« On fait avec l’expérience, mais c’était douloureux, j’avais hâte que ça finisse, commente-t-il. Les vibrations qui sont proches des testicules, c’est l’enfer. Dans ma tête, ça vibre encore. Il faut que je me concentre pour me détendre, parce que la douleur me rend très fébrile », dit-il.

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Des électrodes avaient été installées sur les cuisses d’André La Rue, mais elles lui seront retirées à cause de la douleur provoquée.

Le problème, dans son cas, est que les vibrations sur les cuisses ont stimulé la région du siège, où il souffre le plus. En entendant ça, l’équipe de thérapeutes n’hésite pas une seconde. On convient de retirer les vibrations sur ses cuisses, même si cela revient à faire un accroc au protocole expérimental minutieusement établi.

« Le but n’est pas de vous faire mal, quand même ! », dit l’ergothérapeute Nancy Dubé d’une voix chargée d’empathie.

Comme Mélanie Labelle, André La Rue va ensuite se promener en forêt dans le monde virtuel. C’est le Conseil national de recherches Canada, un organisme fédéral, qui a généré les environnements virtuels utilisés. L’effet, dans son cas, est moins spectaculaire. La douleur d’André La Rue est redescendue à 6 sur 10, soit le niveau de départ.

« C’est agréable, c’est un bon moment. On est en paix dans la nature, avec les oiseaux. Mais est-ce que c’est la stimulation ? Est-ce que c’est le temps qui a passé depuis les vibrations ? », se demande-t-il pour expliquer son léger soulagement. Pour les thérapeutes, même s’il est évident qu’on n’a pas trouvé le traitement miracle pour les douleurs d’André La Rue, ces informations sont précieuses.

« On aimerait tellement aider tout le monde, mais chaque douleur neuropathique est différente, dit Nancy Dubé. Des résultats comme ceux-là nous aident à cibler. Quel type de douleur peut bénéficier de la réalité virtuelle ? C’est pour ça qu’on fait des recherches. »