Une machine capable d’accomplir en 200 secondes ce que le meilleur ordinateur de la Terre mettrait 10 000 ans à exécuter ? C’est l’annonce que Google et ses collaborateurs voulaient faire en grande pompe, hier, claironnant le début d’une nouvelle ère informatique. C’était sans compter sur le concurrent IBM pour gâcher la fête. Le point sur cette histoire qui mêle avancées technologiques, fuite d’un article scientifique et guerre de mots entre géants technologiques.

Qu’est-ce qui a été annoncé hier ?

La percée a été décrite dans la prestigieuse revue Nature par une équipe de 77 chercheurs provenant tant de Google et de la NASA que de laboratoires universitaires américains et allemands. Leur exploit : avoir exécuté en 200 secondes, sur une machine appelée « ordinateur quantique », une tâche que l’ordinateur traditionnel le plus puissant de la planète mettrait selon eux 10 000 ans à accomplir. Les auteurs affirment que l’expérience montre pour la première fois la « suprématie » de l’ordinateur quantique sur l’ordinateur classique – une possibilité envisagée théoriquement depuis longtemps, mais qui n’avait jamais été démontrée de façon convaincante. « Ce jalon de l’informatique est comparable en importance aux premiers vols des frères Wright », a affirmé dans un commentaire publié dans Nature le spécialiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) William D. Oliver, qui n’a pas participé aux recherches.

PHOTO FOURNIE PAR GOOGLE, PAR REUTERS

Sundar Pichai, président-directeur général de Google, aux côtés de l’un des ordinateurs quantiques de l’entreprise

Qu’est-ce qu’un ordinateur quantique ?

Les ordinateurs que nous utilisons fonctionnent avec des bits : des unités d’information qui peuvent prendre la valeur « un » ou « zéro ». Un ordinateur quantique, lui, tire profit des étranges lois qui gouvernent l’infiniment petit pour manipuler des bits quantiques, ou qubits. La différence majeure : un qubit peut prendre les valeurs « un » et « zéro »… en même temps. En théorie, cela permet à un ordinateur quantique d’effectuer simultanément des opérations qu’un ordinateur classique doit faire les unes après les autres. En pratique, la construction de telles machines est ardue. Les prototypes actuels ne comptent que quelques dizaines de qubits qui sont instables et génèrent des erreurs qu’il faut corriger. Ils doivent fonctionner à très basse température, et les algorithmes utilisés pour les exploiter sont encore largement à inventer.

Comment a été effectuée l’expérience annoncée hier ?

Elle a été faite avec un ordinateur baptisé Sycamore qui compte 54 qubits, dont 53 ont fonctionné pendant l’expérience. La tâche accomplie implique de jongler avec des nombres aléatoires très grands, face auxquels un ordinateur classique se retrouve rapidement dépassé. Même si les chercheurs ont décrit la tâche comme « utile », hier, pendant une conférence de presse téléphonique, il faut comprendre qu’elle a été spécifiquement inventée pour favoriser l’ordinateur quantique par rapport à son ancêtre classique. « C’est une espèce de problème-jouet », commente Alexandre Blais, directeur scientifique à l’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke. Sycamore a accompli la tâche en 200 secondes. Selon les chercheurs, l’ordinateur le plus puissant de la Terre, Summit, mettrait 10 000 ans à faire la même chose.

Comment l’exploit a-t-il été accueilli ?

Il a suscité beaucoup de bruit. Un mois avant la publication officielle, l’article de Nature a fait l’objet d’une fuite. Il semble qu’un collaborateur de la NASA l’ait placé par erreur sur un serveur public, où il a été vu et repris par un journaliste du Financial Times. Cela a amené IBM, qui livre une course de tous les instants à Google dans la mise au point de l’ordinateur quantique, à torpiller l’annonce de Google et de ses collaborateurs. Lundi, deux jours avant la publication officielle dans Nature, IBM a publié un billet sur un blogue dans lequel elle conteste les prétentions de ses concurrents. C’est IBM qui a conçu l’ordinateur Summit ayant servi de comparaison aux exploits de l’ordinateur quantique de Google. Or, IBM prétend qu’avec les bonnes méthodes, cette machine pourrait accomplir la fameuse tâche non pas en 10 000 ans comme l’affirme Google, mais en deux jours et demi. IBM conclut que la prétention de Google d’avoir atteint la « suprématie quantique » est exagérée, puisque celle-ci est généralement considérée comme le point où un ordinateur quantique peut accomplir des tâches qu’un ordinateur classique est incapable de faire.

Alors, il s’agit d’un exploit ou non ?

En conférence de presse, John Martinis, chercheur chez Google et l’un des auteurs de l’étude, a invité IBM à faire la démonstration de ce qu’elle avance. « Cela fait partie du processus scientifique : non seulement de proposer quelque chose, mais aussi de le faire et le vérifier », a-t-il lancé, avant d’inviter les journalistes à ne pas mettre autant d’accent sur cette controverse. « Je pense que la vraie histoire, ici, n’est pas celle de la vérification par un ordinateur classique. […] C’est une histoire d’ordinateur quantique », a-t-il martelé. Tout le monde, y compris chez Google, convient qu’il reste bien du boulot à accomplir pour que la technologie des ordinateurs quantiques soit maîtrisée et qu’on puisse se procurer ces machines à l’Apple Store ou chez Best Buy. Alexandre Blais, qui travaille au développement des ordinateurs quantiques à l’Université de Sherbrooke, affirme qu’il faudra attendre pour voir si l’expérience décrite hier dans Nature est véritablement le jalon dans l’ère de l’informatique quantique. « C’est une véritable avancée, convient-il. Ce que ça montre sans l’ombre d’un doute, c’est qu’il y a des progrès réels et incroyables dans le domaine. Juste le défi de réaliser des processeurs avec 53 qubits et de les opérer est quelque chose qui relevait de la science-fiction il y a quelques années à peine. Quant à savoir si la communauté est convaincue de tout ce que Google avance, c’est moins certain. »