Si l’on entend souvent que la politique est un art, la science n’est jamais bien loin. À preuve, psychologues, sociologues et politologues examinent sous toutes ses coutures le comportement des électeurs de tout poil. La Presse décortique les plus récentes analyses permettant d’éclairer ce qui se passe dans l’isoloir.

Pourquoi les gens vont-ils voter ?

Les partis ont-ils réussi à « faire sortir le vote » ? Le taux de participation est-il décevant ? Au-delà des gagnants et des perdants, les analystes font leurs choux gras du nombre de partisans de chaque parti à avoir voté. Mais qu’est-ce qui pousse les gens à aller voter ? Quatre études publiées récemment dans la revue Electoral Studies dissèquent ce mystère.

Intrigué par cette question, le politicologue André Blais, de l’Université de Montréal, a voulu aller au plus petit dénominateur commun : y a-t-il un coût à aller voter ? « Prendre une décision a un coût cognitif, explique l’universitaire. En plus, il y a le temps que ça prend d’aller voter. Pour certains, les personnes handicapées par exemple, il y a un désagrément physique. Très peu d’études portent sur ce coût, qui a sûrement un impact sur la participation électorale. Mais récemment un livre américain, Making Young Voters, a avancé la théorie que les jeunes votent moins parce qu’ils manquent de détermination et d’organisation [grit]. Ils ont l’intention de voter mais n’y vont pas. »

M. Blais n’était pas convaincu de cette théorie et a analysé 23 élections dans cinq pays, dont le Canada, pour étayer sa thèse, ainsi qu’un sondage pancanadien en 2008-2009. Sur une échelle de 0 à 1, 60 % des répondants estimaient que le coût d’aller voter était de 0, c’est-à-dire nul. Seulement 8 % d’entre eux avaient un résultat supérieur à 0,6, soit que voter était difficile. Le coût cognitif (la difficulté de prendre une décision) était deux fois plus élevé que le coût direct d’aller au bureau de vote.

Et les jeunes ? « Les jeunes votent moins parce qu’ils ont moins de racines dans la communauté, dit M. Blais. On voit, par contre, que le déclin de la participation électorale depuis 30-40 ans est plus fort chez les jeunes que chez les gens plus âgés. On associe cela à un moins grand sens du devoir envers la société chez les jeunes. »

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Voter à 16 ans

Deux politologues autrichiens ont, quant à eux, étudié l’impact de la décision de l’Autriche d’abaisser à 16 ans l’âge du droit de vote. « Ça a bénéficié aux partis plus extrémistes », explique Laura Bronner, qui a fait son doctorat à l’École d’économie de Londres (LSE) et travaille maintenant au site politique FiveThirtyEight.

Les jeunes ont moins d’attaches envers les partis établis, donc vont être plus ouverts envers les nouveaux partis. Or, les nouveaux partis sont souvent extrémistes.

Laura Bronner, du site politique FiveThirtyEight

Y a-t-il un impact sur la participation électorale ? « Oui, probablement parce qu’à 16 ans, les jeunes habitent plus souvent chez leurs parents et qu’ils peuvent les accompagner à l’isoloir », explique David Ifkovits, le coauteur de Mme Bronner, qui a fait son doctorat à Harvard et travaille maintenant en consultation politique à Boston. « Il reste à voir si les habitudes prises à 16 ans, aller voter et voter pour des partis extrémistes, vont avoir un impact à long terme. L’extrême droite a perdu des plumes aux dernières élections, alors ce n’est pas clair. »

Une autre étude, publiée dans le Journal of Elections, calculait que la participation électorale était presque 10 points de pourcentage plus élevée à 16 ans qu’à 18 ans et 15 points plus élevée qu’au début de la vingtaine. Il n’y avait, à 16 ans, presque pas de différence avec la participation électorale moyenne.

L’extrême droite autrichienne a été particulièrement apte à tirer profit de l’inclusion des plus jeunes dans l’électorat, selon M. Ifkovits. « Ils ont été dans les discothèques, sur les médias sociaux. Les Verts, l’autre parti situé aux extrêmes à profiter du changement, a été moins rapide à modifier son message pour les plus jeunes. »

Plusieurs s’inquiètent de la radicalisation des partis politiques. Mais celle-ci a au moins un impact positif : elle augmente la participation électorale, selon une analyse de données sociologiques et électorales américaines depuis 2016. « Les gens qui votent pour les partis extrémistes vont plus souvent voter », explique l’auteur principal de cette troisième étude, Douglas Pierce de l’Université polytechnique de Californie. « De plus, cette polarisation a un impact positif sur la qualité de la décision des électeurs. »

Comment évalue-t-on la qualité de la décision d’un électeur ? « Certains font un jugement de valeur, par exemple estiment que les pauvres devraient voter pour des partis de gauche, dit M. Pierce. Je préfère me fier sur les préférences des électeurs, ce qui est important pour eux. »

À ce niveau, les gens qui votent pour les candidats plus extrêmes font généralement un meilleur choix, plus proche de ce qu’ils disent être important pour eux.

Douglas Pierce de l’Université polytechnique de Californie

Un autre aspect des candidats est important pour augmenter la participation électorale : leur personnalité. « Les personnalités fortes convainquent davantage les électeurs de sortir de chez eux pour aller voter », explique Amanda Bittner, de l’Université Memorial à Terre-Neuve, qui a analysé la compétence et la personnalité des chefs de parti lors des élections canadiennes depuis les années 60. « Les électeurs basent leur décision avant tout sur la personnalité, et ensuite sur la compétence, le programme des partis. Les chefs les plus attachants peuvent provoquer des vagues. On l’a vu en 2008 avec [Barack] Obama et en 2011 avec Jack Layton. » La personnalité est plus importante pour les politiciens de gauche que pour ceux de droite, qui bénéficient au départ d’un plus grand capital de sympathie à cet égard.

La personnalité des chefs

Amanda Bittner, de l’Université Memorial, a fait son analyse de la personnalité et de la compétence des chefs de parti pour vérifier si les élections canadiennes sont devenues davantage « présidentielles » au fil des années. Sa conclusion : l’importance relative de la personnalité des chefs n’a pas augmenté (elle n’est ni plus ni moins importante qu’avant pour les choix des électeurs et la participation électorale). « On a évoqué la présidentialisation des élections après la victoire de Justin Trudeau en 2015, dit Mme Bittner. Mais dans les faits, il n’y a pas de changement historique. » Mme Bittner a accepté de commenter certains aspects de la personnalité de trois des chefs actuels.

Justin Trudeau

« En 2015, sa personnalité était beaucoup plus positive que celle de M. Harper. Cette année, c’est moins clair. Il faudra voir si le blackface lui donne une réputation de malhonnêteté, nuit à sa personnalité, dans certains groupes d’électeurs. Par contre, un grand avantage de M. Trudeau est la présence à ses côtés d’une épouse attachante et très visible. »

Andrew Scheer

« Avoir beaucoup d’enfants rend un chef plus attachant, mais seulement s’il les expose aux médias, ce que ne fait pas beaucoup M. Scheer. »

Jagmeet Singh

« L’adversité peut être positive pour un politicien, mais seulement s’il n’a pas l’air de s’apitoyer sur son sort. » Faut-il donc passer des drames sous silence ? « Non, en parler franchement sans avoir l’air de se plaindre donne un air honnête, l’impression d’une capacité à établir un lien affectif. »

Participation électorale

Participation électorale des baby-boomers canadiens quand ils étaient dans la vingtaine : 66 %

Participation électorale des baby-boomers canadiens quand ils étaient dans la trentaine : 74 %

Participation électorale des Canadiens nés dans les années soixante-dix quand ils étaient dans la vingtaine : 43 %

Participation électorale des Canadiens nés dans les années soixante-dix quand ils étaient dans la trentaine : 52 %

SOURCE : European Consortium for Political Research

Les secrets de l’isoloir

Influence des parents, rôle des quotas de femmes, rejet des élites, vote dit ethnique : les études sur le comportement et les décisions électorales ratissent larges.

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Les quotas de femmes

Le plafond de verre est dur à briser. Une étude publiée en 2013 par des chercheurs des Universités Laval et de Calgary montre que lors des élections fédérales canadiennes de 2008 et 2011, les femmes étaient davantage pressenties comme candidates dans des circonscriptions difficiles. D’autres études n’avaient pas observé cet effet « agneau du sacrifice », mais c’était parce qu’elles ne tenaient pas compte des élections antérieures et du risque de passer d’un parti à un autre. Une autre étude, publiée cette année par des économistes de l’École d’économie de Norvège, constate que les quotas de conseillères municipales (au moins 40 % de chaque sexe) n’ont pas augmenté le nombre de mairesses et de conseillères « exécutives », l’équivalent municipal des ministres.

Apprendre à détester un parti

Les parents ne transmettent pas à leurs enfants leurs préférences électorales. Du moins, pas leurs préférences positives. Par contre, quand des parents détestent un parti, leurs enfants sont plus susceptibles de partager cette réticence une fois adultes. Telle est la conclusion d’un politologue de l’Université de Louvain, en Belgique, qui analysait les choix électoraux de 20 000 adolescents et leurs parents. L’étude note que cette transmission négative est particulièrement forte pour les partisans de l’extrême droite et des partis écologistes.

Briser ses promesses

Un politologue de l’UQAM, Dominic Duval, a analysé comment les médias et la population réagissent quand les médias rapportent qu’un parti a brisé des promesses électorales une fois au pouvoir. Si les journalistes soulignent rapidement ces bris d’engagements électoraux, les partisans du gouvernement ont tendance à ignorer ces mêmes articles. Les 244 promesses analysées dans l’étude ont été faites par le Parti conservateur lors des élections canadiennes de 2008 et 2011.

Haro sur les robots électoraux

Un chercheur de l’Université Concordia, Fenwick McKelvey, vient de publier dans le Canadian Journal of Communication une étude sur l’utilisation de robots électoraux au Canada, dans le cadre d’un projet international sur la question. M. McKelvey conclut que les robots électoraux ne sont pas particulièrement efficaces pour changer les intentions de vote. Il note que le premier robot électoral utilisé au Canada l’a été l’an dernier par un partisan de la Coalition avenir Québec.

Le vote ethnique

Un politologue québécois qui enseigne à l’Université d’État du Michigan, Christian Houle, a analysé le comportement électoral de 142 groupes ethniques de 49 démocraties, dont le Canada. Dans son étude, M. Houle conclut que l’ethnicité n’a un impact sur le vote que dans les groupes ethniques qui ont des habitudes très différentes de celles de leurs concitoyens et ont une homogénéité importante. Un exemple récent du phénomène est le prospectus électoral en yiddish invitant en 2013 à voter pour les conseillers de Projet Montréal dans Outremont et le Plateau, tel que discuté dans le récent livre Les juifs hassidiques de Montréal. Le yiddish est parlé dans les foyers hassidiques, et une hassidique, Mindy Pollak, a été élue conseillère à Outremont en 2013.

Du libre-échange à l’immigration

Plusieurs études ont eu de la difficulté à établir un lien entre les difficultés financières d’un électeur et ses choix dans l’isoloir. C’est peut-être parce que l’effet est régional, selon deux nouvelles études. Les régions de l’Europe où les emplois ont davantage été touchés par le libre-échange sont davantage opposées à l’immigration et plus favorables aux partis populistes de droite, selon une analyse d’une enquête sociologique européenne de 2016 par des politologues de l’Université de Pittsburgh. Une autre étude, par un politologue de l’Université de Manchester, en Angleterre, conclut que les habitants de régions pauvres sont sensibles aux extrémistes antiélitistes seulement s’ils vivent près d’une région beaucoup plus riche dans le même pays. Cette proximité avec plus riche que soi donne l’impression d’être ignoré par les élites.

Comment gagner ses élections

Une étude montréalo-belge montre que, pour « gagner leurs élections », les partisans des différents partis utilisent des barèmes différents. Les partis ayant une bonne chance de prendre le pouvoir, comme les libéraux et les conservateurs au fédéral, doivent remporter les élections pour que leurs partisans aient l’impression d’avoir gagné. Ceux des tiers partis se contentent d’une progression au niveau du nombre de sièges ou du score électoral. L’étude publiée l’an dernier est basée sur des élections fédérales canadiennes et espagnoles et relève que si un électeur « perd » ses élections, il est moins triste quand son parti gagne dans sa circonscription.

Manipuler les réseaux sociaux

Des biologistes spécialistes de la prise de décisions collectives ont démontré noir sur blanc, début septembre dans la revue Nature, qu’il est possible d’affecter des élections en manipulant les médias sociaux comme Facebook ou Twitter. Les chercheurs de l’Université de Houston constatent qu’en manipulant artificiellement ces médias sociaux, un électeur peut avoir l’impression que ses « amis » vont voter pour un parti ou un candidat particulier, même si ce n’est pas le cas. Cette constatation est « contagieuse ».

Note : toutes les études ont été publiées cette année dans la revue Electoral Studies, sauf indication contraire