Un rêve vieux de 170 ans pourrait bientôt devenir réalité : un modèle unique permettant de prédire la météo partout sur la planète. Après de lents progrès, la météorologie fait aujourd’hui des bonds de géant grâce à la multiplication des satellites. La Presse s’est entretenue avec le journaliste scientifique Andrew Blum, qui retrace tous les progrès de cette science réputée imparfaite dans son livre The Weather Machine.

Le rêve de Ruskin

Cette année marque le 200e anniversaire de naissance de John Ruskin, un intellectuel britannique. « En 1839, il a fait un discours à un congrès de météorologie où il entrevoyait la possibilité de savoir en tout temps quelle serait la météo en tout point de la Terre, relate Andrew Blum. C’était quelques années avant même l’apparition des réseaux de télégraphes, qui ont permis les premiers échanges d’informations météorologiques. En quelque sorte, Ruskin avait entrevu Google Maps, les images satellites de la Terre. Pour mettre les choses en perspective, il a fallu 60 ans de plus pour avoir les premiers modèles météorologiques que prédisait Ruskin, et 130 ans pour que les ordinateurs soient assez rapides pour être utiles pour les prévisions météo. »

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

John Ruskin en 1863

Une logorrhée de données

Le rêve de Ruskin devient peu à peu réalité. La fréquence des lancements de satellites météo n’a cessé d’augmenter dans les dernières décennies, et elle connaîtra une expansion fulgurante avec l’apparition des minisatellites, ou CubeSats. « Depuis toujours, les avancées de la modélisation et l’augmentation de la quantité des mesures météo vont de pair, dit Andrew Blum. Les unes nourrissent les autres. Alors on voit une accélération des progrès. » Cette accélération rend les modèles assez précis pour qu’ils n’aient plus besoin d’être interprétés. « Les météorologues avaient l’habitude de faire leurs propres prédictions parce que les modèles se trompaient souvent, dit M. Blum. On voit maintenant une transformation de leur rôle. Ils sont davantage en lien avec les utilisateurs locaux des prédictions, par exemple les services d’urgence, les directions d’école, les hôpitaux, au lieu de rester dans des bureaux centraux. Les prédictions du Weather Channel sont assez bonnes comparées à celles du Service météorologique national, même s’il y a 100 fois moins de météorologues au Weather Channel. Alors il faut trouver d’autres rôles aux météorologues. »

PHOTO FOURNIE PAR LA NASA

Trois CubeSats déployés par un module japonais en juin dernier

Niches

L’abaissement des coûts de mise en orbite des satellites mènera sous peu à une explosion des niches météorologiques. « Depuis 2015, un satellite américain, SMAP, mesure seulement l’humidité du sol, une composante importante pour la météo locale, dit M. Blum. Il remplace 10 millions de capteurs terrestres. Il y a aussi la constellation de satellites A-Train de la NASA, chacun mesurant un paramètre en particulier : les nuages, le vent, etc. On vit à une époque d’une précision inimaginable. »

PHOTO FOURNIE PAR LA NASA

Le satellite SMAP, pour Soil Moisture Active Passive, enregistre les taux d’humidité dans les sols.

De plus en plus de satellites

Nombre de satellites météorologiques et d’observation de la Terre lancés par décennie

1960-1969 : 28

1970-1979 : 63

1980-1989 : 56

1990-1999 : 94

2000-2009 : 121

2010-2019 : 213

Source : Organisation météorologique mondiale

Intelligence artificielle

Contrairement à beaucoup de secteurs, l’intelligence artificielle ne révolutionnera pas la météo. Mais elle la rendra plus précise. « Les modèles météorologiques dépendent de la physique, alors il n’y a rien de nouveau que l’apprentissage machine [machine learning] puisse découvrir. Mais en deçà des mailles des modèles, à l’échelle du kilomètre, la physique des modèles ne s’applique plus, alors il va y avoir de la place pour que l’intelligence artificielle aide à ces prévisions plus fines. »

Les stations les plus isolées

Malgré les avancées des satellites, les exigences de la météo obligent le maintien de stations de mesure habitées dans les endroits les plus isolés et inhospitaliers du monde. « Ma préférée est celle de Jan Mayen, une île norvégienne entre l’Islande et le Groenland, où travaillent 18 personnes, ravitaillées une fois par mois par avion, dit M. Blum. Il y a aussi quelques stations dans l’Arctique canadien, qui sont intéressantes parce qu’elles faisaient partie de la ligne DEW de surveillance militaire pendant la guerre froide. Les stations habitées situées à mi-chemin entre l’Antarctique et les continents sont aussi parmi les plus héroïques du monde de la météo. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE JAN MAYEN

Aperçu de la station météorologique de l’île de Jan Mayen

Grâce à la Norvège

Durant ses recherches, Andrew Blum, dont le livre précédent portait sur les câbles et les serveurs au cœur de l’internet, s’est rendu compte que la Norvège avait eu un rôle prépondérant dans la météo moderne. « Souvent, on met l’accent sur les chasseurs de tornades ou de tempêtes, mais les modèles mathématiques nés en Norvège ont vraiment été au cœur de la révolution météorologique. C’est un Norvégien, Vilhelm Bjerknes, qui a fait les premiers modèles au début du XXe siècle. Pendant la Première Guerre mondiale, la Norvège s’est retrouvée coupée des prévisions météo britanniques et allemandes, dont elle dépendait pour assurer la sécurité de ses pêcheurs. Elle a donc donné davantage de ressources à Bjerknes. Le concept de front froid ou chaud, par exemple, qui a été crucial pour les prévisions météo le 6 juin 1944 lors du débarquement de Normandie, a été inventé par ce qu’on appelait à l’époque l’école de Bergen. »

IMAGE FOURNIE PAR NOAA

Photo de la Terre prise par le satellite japonais Himawari-8, l’une des mailles d’un système mondial de surveillance de la météo.

Petite histoire de la science météorologique

1844

Première ligne télégraphique entre Washington et Baltimore. Rapidement, les télégraphistes prennent l’habitude de s’échanger des informations météorologiques pour prévoir les pannes.

1848

Création de l’observatoire météorologique Smithsonian à Washington, qui place sur une carte géante les observations des télégraphistes.

1859

Naufrage du vapeur Royal Charter sur les côtes du pays de Galles. Plus de 90 % des 500 passagers périssent, ce qui mène à la création d’un bureau météo par la Chambre de commerce britannique.

1871

Création du Service météorologique du Canada.

1935

Premières prévisions quotidiennes du Service météorologique du Canada.

1943

Première station météo automatisée, installée par un sous-marin nazi à la frontière entre le Québec et le Labrador. Elle sera identifiée comme nazie seulement en 1981.

1954

Une fusée Aerobee prend la première image d’une tempête tropicale, dans le golfe du Mexique. L’image fait la une de Life.

1961

Première utilisation d’un satellite météorologique, TIROS-1, pour évacuer la population (350 000 personnes sur la côte du golfe du Mexique) à l’approche d’un ouragan (Carla).

1966

Lancement du premier satellite météorologique géostationnaire.

1995

Lancement de Radarsat, le premier satellite canadien d’observation de la Terre.

Sources : The Weather Machine, Environnement Canada