Après sept ans de frénésie scientifique et d’expériences spectaculaires sur des animaux, une nouvelle méthode destinée à corriger les défauts génétiques sera testée pour la toute première fois sur des humains au Canada — vraisemblablement d’ici un à trois mois. Un moment très attendu, et potentiellement historique, mais qui suscite aussi des craintes et est entouré d’un certain secret.

Des chiens musclés comme Schwarzenegger, des lézards albinos et des singes supérieurement intelligents. Après avoir donné naissance à toute une ménagerie, une forme de « chirurgie génétique » très puissante sera testée pour la toute première fois sur des humains au Canada. Un hôpital de Toronto recrute actuellement des participants.

Quand un ou des gènes défectueux envoient des instructions incorrectes à notre corps, cela l’empêche de fonctionner normalement. La technique qui sera bientôt expérimentée permet de couper ou de modifier ces erreurs de la nature grâce à une enzyme, utilisée comme scalpel. On appelle cet outil CRISPR-Cas9 (voir encadré à la fin du texte).

Pour simplifier, on compare souvent les défauts génétiques à des fautes d’orthographe. Et CRISPR-Cas9, à un logiciel de traitement de texte capable de les repérer et de les corriger avec une rapidité et une précision sans égales. D’où l’espoir de guérir un jour une kyrielle de maladies graves grâce à l’édition génique.

Les premiers Canadiens à servir de cobayes seront de jeunes adultes frappés par une maladie du sang, la bêta-thalassémie sévère, qui les condamne à recevoir des transfusions sanguines presque chaque mois pour éviter la mort. Les médecins torontois prélèveront des cellules dans leur moelle osseuse, ils les modifieront avec la nouvelle enzyme-scalpel, puis les réintroduiront par voie intraveineuse. Ils espèrent qu’une seule injection permettra de relancer la production d’hémoglobine faisant défaut aux participants.

Un essai encore plus audacieux, prévu à Boston, a aussi été enregistré sur le site clinicaltrials.gov récemment. Dix-huit enfants et adultes se verront injecter l’enzyme directement dans la rétine, pour corriger un problème héréditaire leur ayant fait perdre la vue.

Si des gens qui étaient aveugles se remettent à voir, ça commence à ressembler aux histoires qu’il y a dans la Bible !

Le Dr Jacques P. Tremblay, de la faculté de médecine et du Centre de recherche du CHU de Québec — Université Laval

Depuis qu’il a réussi une expérience similaire sur des souris, l’expert en médecine moléculaire espère lui-même utiliser CRISPR pour guérir la dystrophie musculaire de Duchenne. Cette maladie génétique condamne des milliers de garçons au fauteuil roulant et à une mort précoce, parce qu’une protéine vitale pour protéger leur cœur et leurs autres muscles, la dystrophine, leur fait défaut.

« De grands risques »

« CRISPR pourrait sans doute être très utile pour les maladies causées par un seul gène, qui sont souvent incurables et extrêmement incapacitantes », affirme Jocelyn Maclure, président de la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec.

Plusieurs études récentes démontrent toutefois que ce nouvel outil n’est pas infaillible et modifie parfois des gènes additionnels de manière imprévue — ce qui pourrait entraîner de dangereux dérèglements. « Les effets hors cible peuvent être très graves, car on sait que les gènes entrent en interaction les uns avec les autres. C’est un système complexe qu’on ne comprend pas encore », prévient M. Maclure.

Pour les Canadiens atteints d’une maladie rare, les interventions géniques et leur couverture sont un « sujet brûlant », a indiqué à La Presse le président de la Fondation Thalassémie du Canada, Riyad Elbard. Le 3 juillet, il diffusera un webinaire pour expliquer l’essai clinique torontois aux patients et participants potentiels.

Avant CRISPR, on a obtenu certains succès avec d’autres thérapies géniques, mais le nombre de participants est toujours très petit, car ces méthodes comportent de grands risques.

Riyad Elbard, président de la Fondation Thalassémie du Canada

« Il faut se demander si on est prêt à s’y exposer lorsqu’on arrive à bien composer avec sa maladie, ce qui est souvent le cas pour la thalassémie au Canada », souligne-t-il.

Puisque l’Hôpital pour les enfants malades de Toronto (où aura lieu l’essai clinique) a refusé notre demande d’entrevue, impossible de savoir ce qui donne à ses chercheurs bon espoir d’éviter les problèmes.

Année charnière

Chose certaine, 2019 marque un tournant dans la courte histoire de CRISPR. Après sept ans de recherche frénétique sur des animaux, 14 essais cliniques sur plus de 100 personnes débutent cette année en Amérique du Nord et en Europe — dont celui sur la thalassémie au Canada.

Un Allemand a devancé les futurs participants canadiens en recevant le traitement au début de l’année. Les résultats de l’expérience ne sont pas encore connus.

Deux Américains atteints du cancer sont devenus pionniers à peu près au même moment, en Pennsylvanie. CRISPR a été utilisé pour altérer et renforcer leurs cellules immunitaires, afin qu’elles attaquent plus vigoureusement leurs tumeurs. Des essais similaires sont prévus à New York et au Texas. Et une douzaine d’autres sont au programme en Chine, qui a plongé dès 2016, pour traiter le cancer du poumon, mais n’a pas fait connaître ses résultats.

Lors de ces essais, les cellules sont modifiées à l’extérieur du corps des patients, puis réintroduites, en espérant que la correction ait l’effet recherché.

Un essai clinique au Québec ?

Au Québec, le Dr Jacques P. Tremblay a acheminé CRISPR jusque dans les muscles de souris de laboratoire préalablement modifiées pour les besoins de son expérience. Elles portaient une mutation responsable de la dystrophie musculaire de Duchenne chez les humains1.

CRISPR lui a permis d’amputer ce « gros gène » problématique. Le trou dans l’ADN de ses cobayes s’est ensuite réparé comme il l’avait prévu. « Le résultat était exactement ce qu’on souhaitait dans 70 % à 80 % des cas. La jonction était parfaite. C’est assez fantastique comme outil ! »

Un mois plus tard, le chercheur de l’Université Laval retrouvait une quantité satisfaisante de dystrophine chez les souris qu’il avait « crispérisées ».

Avec des résultats pareils, on n’est vraiment pas loin de pouvoir le faire sur des patients humains. Ce qui nous en empêche, c’est le manque de subventions.

Le Dr Jacques P. Tremblay, de la faculté de médecine et du Centre de recherche du CHU de Québec — Université Laval

Le scientifique intègre CRISPR à de petits virus pour que la nouvelle enzyme-scalpel pénètre les cellules. Or, produire suffisamment de virus pour 10 patients coûterait plus de 6 millions de dollars.

Puisque chaque humain a un ensemble unique de gènes (appelé génome), les effets hors cible tant redoutés varient probablement d’une personne à l’autre, précise-t-il. Il faudrait donc vérifier comment les cellules de chaque participant réagissent à CRISPR in vitro, après avoir été prélevées par biopsie. « Si on observe des effets dans des zones qui pourraient causer le cancer, la personne ne pourrait pas participer à l’essai clinique. »

Succès en recherche

Comme la plupart des essais sur CRISPR, celui qui débute à Toronto est financé par le secteur privé — dans ce cas précis par CRISPR Therapeutics et Vertex Pharmaceuticals.

Ces derniers mois, les succès et revers rapportés dans les études sur ce nouvel outil ont tantôt fait bondir, tantôt fait baisser la valeur des entreprises du secteur.

Dans les laboratoires universitaires du monde entier, CRISPR continue toutefois d’avoir la cote, affirme le microbiologiste Sylvain Moineau, l’un des premiers scientifiques à avoir découvert sa fonction de scalpel génique, alors qu’il étudiait les bactéries du yogourt (voir ci-dessous). Le spécialiste en microbiologie, professeur à l’Université Laval, est convaincu que cet outil permettra de découvrir de nouveaux médicaments, ne serait-ce qu’en augmentant rapidement nos connaissances en biologie.

« En recherche, c’est une révolution ! dit-il. Ça nous permet de supprimer très facilement des gènes, pour découvrir à quoi ils servent. Il y a des chercheurs qui peinaient à croire les résultats que leur rapportaient leurs étudiants, tellement ça allait vite ! »

1. « CRISPR-Induced Deletion with SaCas9 Restores Dystrophin Expression in Dystrophic Models In Vitro and In Vivo », Molecular Therapy, 2018

Des scalpels téléguidés

Les anciennes méthodes de modification génique étaient complexes, coûteuses et nécessitaient des mois de travail. Avec CRISPR-Cas9, on peut modifier des gènes en quelques heures ou quelques jours, parfois, pour moins de 100 $. Tout ça grâce aux bactéries du yogourt étudiées à l’Université Laval par le professeur Sylvain Moineau.

Certaines bactéries coupent l’ADN des virus qui les envahissent pour les neutraliser. C’est ce système de défense qu’on appelle « CRISPR-Cas9 ». Une enzyme (Cas9) leur sert de scalpel, qu’une autre molécule (d’ARN) guide automatiquement aux endroits à couper.

Les scientifiques ont appris à jumeler l’enzyme-scalpel à un guide artificiel, créé sur mesure. C’est ce qui leur permet de couper n’importe quel endroit du génome, chez n’importe quel être vivant, afin de corriger les gènes défectueux.

Les chercheurs tentent aussi de créer des anomalies génétiques bénéfiques, comme celle qui protège une minorité de gens contre l’alzheimer. Le Dr Jacques P. Tremblay y est parvenu en altérant des cellules humaines in vitro dans son labo de l’Université Laval.

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

CRISPR-Cas9 a servi à transformer l’ADN d’innombrables animaux ces dernières années — et pas toujours pour tester des thérapies géniques ultimement destinées aux humains.

Des animaux améliorés ou rendus malades

Des singes insomniaques et des porcs qui résistent aux virus… CRISPR-Cas9 a servi à transformer l’ADN d’innombrables animaux ces dernières années — et pas toujours pour tester des thérapies géniques ultimement destinées aux humains. Certaines expériences visaient à « améliorer » les bêtes dans un but commercial. D’autres, à les rendre malades en détraquant le fonctionnement de leurs gènes, pour mieux comprendre l’impact des mêmes maux chez l’humain et trouver des traitements.

LES AMÉLIORATIONS

Des singes « augmentés »

En avril, une équipe chinoise a injecté un gène humain à 11 embryons de macaques. Ce gène, la microcéphaline, joue un rôle crucial dans le développement de l’intelligence humaine. Les cinq singes ayant survécu à leur modification ont eu de meilleures performances que celles de leurs camarades non modifiés, quand on a testé leur mémoire à court terme et leur temps de réaction. Leur cerveau s’est aussi développé sur une période plus longue. « Il s’agit très clairement de singes augmentés », a déclaré un neuroscientifique de l’Institut Pasteur au quotidien français Le Figaro, au sujet de cette expérience décriée par plusieurs bioéthiciens.

Des « super chiens »

Deux beagles, Hercule et sa sœur Tiangou, ont développé une musculature hors norme après avoir été modifiés par des chercheurs chinois. CRISPR a servi à désactiver le gène qui donne l’instruction de produire de la myostatine, principal frein au développement des muscles. Les chiens ont « plus de muscles et devraient pouvoir courir plus vite, ce qui est bon pour la chasse, les applications policières [militaires] », a écrit l’auteur, cité par le MIT Review.

Des souris miraculées

Au moins trois équipes ont modifié des souris avec un certain succès. À l’Université Harvard, CRISPR a été injecté directement dans leurs oreilles, pour ralentir l’arrivée d’un type de surdité d’origine génétique. D’autres souris ont retrouvé le fonctionnement de leur rétine après avoir été « crispérisées » à l’Université Columbia. Des chercheurs californiens ont quant à eux augmenté de 25 % l’espérance de vie de cobayes, en corrigeant une mutation qu’on associe au vieillissement accéléré des humains à partir de la petite enfance.

Des cochons « santé »

Grâce à CRISPR, des chercheurs britanniques et chinois ont rendu des cochons résistants à plusieurs infections souvent mortelles. Pour y parvenir, ils ont altéré le gène responsable de molécules qui facilitent la propagation des virus. Des scientifiques chinois ont parallèlement créé des cochons 24 % plus maigres que la moyenne, en les dotant d’un gène qui favorise la combustion de graisse pour mieux réguler la température corporelle. Ce gène est présent chez la plupart des mammifères, mais fait défaut aux cochons, les exposant à la mort par temps froid.

LES DÉRÈGLEMENTS

Des singes insomniaques et autistes

En Chine, des singes modifiés sont nés avec un gène associé à l’autisme chez les humains. D’autres, avec une horloge biologique déréglée. Les chercheurs ont utilisé CRISPR pour leur infliger intentionnellement ces troubles. Dans le premier cas, en introduisant le gène problématique. Dans le deuxième, en éliminant un gène responsable des rythmes circadiens. À 11 mois, les macaques rendus « autistes » ignoraient leurs camarades, grognaient lorsqu’on les regardait et tournaient de façon obsessionnelle. De leur côté, les singes rendus insomniaques se montraient stressés, anxieux et déprimés.

Des fourmis déboussolées

Deux équipes new-yorkaises ont injecté CRISPR dans des œufs de fourmis pour modifier un gène lié à l’odorat. Les fourmis ont ainsi perdu la capacité de communiquer en utilisant des phéromones et leur comportement social s’en est ressenti. Le développement de certaines zones de leur cerveau a aussi été entravé.

Des porcs et des singes au cerveau malade

Des chercheurs chinois et américains ont modifié des porcs en les dotant du gène – humain – de la maladie de Huntington, qui entraîne la mort de cellules cérébrales. Ils comptaient par la suite utiliser CRISPR afin d’éliminer cet ADN problématique, et vérifier si une telle thérapie serait envisageable chez les humains. Leur équipe s’est ensuite servie de CRISPR pour pirater les gènes de 87 embryons de singes et leur donner la maladie de Parkinson. Seulement huit sont nés à terme, avec la mutation, dont quatre sont morts en quelques jours.

Des dommages imprévus

« Grosses langues et vertèbres supplémentaires : les conséquences imprévues du génie génétique chez les animaux ». Dans un article coiffé de ce titre-choc, le Wall Street Journal qualifie de « perturbants » certains effets de CRISPR sur des animaux de ferme. En Chine, la moitié des lapins rendus plus charnus sont nés avec une langue hypertrophiée. Des agneaux modifiés dans le même but sont devenus trop gros pour naître par voie naturelle.

D’autres cobayes sont morts. Comme les trois quarts des moutons modifiés pour fournir une laine foncée. Et deux veaux dont on voulait éclaircir le pelage pour les aider à tolérer la chaleur.

> Voyez les références des études résumées dans ce reportage