Dix ans de préparation. Cinq brise-glaces et trois avions mobilisés. Pas moins de 600 experts de 19 pays impliqués. MOSAIC, la plus grande expédition de l’histoire en Arctique, est en branle. Un brise-glace de recherche vient de s’amarrer à un morceau de banquise, qui est actuellement en train d’être transformé en véritable laboratoire flottant. Objectif : le laisser dériver droit vers l’épicentre des changements climatiques.

Prisonniers (volontaires) des glaces

Le 22 novembre, Vishnu Nandan regardera le soleil avec une attention particulière : c’est la dernière fois qu’il verra la lumière naturelle avant près de quatre mois. Celui qui fait actuellement un postdoctorat à l’Université du Manitoba s’embarquera alors pour un long voyage en avion et en bateau. Sa destination : le brise-glace allemand Polarstern, où commencera la vraie aventure.

Au début du mois d’octobre, le Polarstern s’est amarré à un morceau de banquise minutieusement choisi. Le morceau de glace flottant est maintenant en train d’être transformé en véritable petite cité. On y taillera une piste d’atterrissage pour les avions directement dans la neige. Quatre petites « villes » — appelées « ROV City », « ICE City », « OCEAN City » et « MET City » — y seront érigées. Chacune est en fait une station scientifique truffée d’instruments de pointe.

PHOTO ESTHER HORVATH, FOURNIE PAR L’ALFRED WEGENER INSTITUTE

Le Polarstern deviendra la maison de Vishnu Nandan, où il dormira et mangera. Le morceau de banquise adjacent sera quant à lui son bureau de travail. Il vivra là en pleine nuit polaire, dans une obscurité totale, affrontant les conditions extrêmes sur ce radeau de glace à la dérive.

« Je serai dans l’obscurité et le froid 24 heures sur 24, ce qui entraîne plusieurs défis, a raconté le chercheur à La Presse. L’un d’entre eux est technique : les instruments que nous utilisons sont en métal et deviennent très difficiles à utiliser quand il fait si froid. Un autre défi sera psychologique : sans lumière, l’horloge biologique fluctue sans cesse et le corps ne peut fabriquer de vitamine D. C’est sans compter que je serai séparé de mes amis et de ma famille. »

PHOTO STEFAN HENDRICKS, FOURNIE PAR L’ALFRED WEGENER INSTITUTE

Des membres de l’expédition travaillaient d’arrache-pied, le 16 octobre, 
pour dégager un important câble électrique coincé dans une crête de glace.

Vishnu Nandan est l’un des 600 experts de 19 pays qui participent à l’expédition MOSAIC — une mission scientifique colossale qui vient de se mettre en branle après 10 ans de préparatifs. Le nom de l’expédition est l’acronyme anglais de Multidisciplinary Drifting Observatory for the Study of the Arctic Climate, ou Observatoire dérivant multidisciplinaire pour l’étude du climat arctique.

L’épicentre des changements climatiques

Le Polarstern et le bout de banquise auquel il est accroché se laisseront dériver pendant un an jusqu’au cœur de l’Arctique, tout près du pôle Nord — une région très peu explorée. Pendant l’hiver, les chercheurs seront carrément emprisonnés dans les glaces. S’ils s’aventurent dans un endroit aussi inhospitalier et difficile d’accès, c’est pour une raison : les changements climatiques y sont plus marqués que partout ailleurs sur le globe.

En Arctique, le rythme du réchauffement est deux fois plus rapide que sur l’ensemble de la planète. Et comme le centre de l’Arctique est très difficile d’accès, nous avons très peu de données pour savoir ce qui s’y passe vraiment, particulièrement pendant l’hiver et le printemps.

Mallik Mahmud, étudiant au doctorat à l’Université de Calgary et participant à l’expédition MOSAIC 

Étudiant au doctorat à l’Université de Calgary, Malik Mahmud se rendra sur le Polarstern au mois d’avril prochain pour une période de deux mois.

Le programme scientifique de la mission MOSAIC est gigantesque. Les scientifiques tenteront d’en savoir plus sur la façon dont la glace se forme et se défait dans l’Arctique au fil des saisons. Ils étudieront les courants marins et la circulation de la chaleur dans l’océan Arctique. Ils se pencheront sur la faune et les microorganismes qui vivent dans ces eaux froides, sonderont l’atmosphère au-dessus de leur base scientifique, tenteront de comprendre à quel rythme l’écosystème rejette dans l’atmosphère du méthane, un puissant gaz à effet de serre.

Randy Scharien, spécialiste de télédétection et professeur à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique, se rendra sur place en juin pour mesurer les propriétés de la neige et de la glace à l’aide de radars.

« Notre compréhension des changements qui se déroulent dans l’Arctique est incomplète. Nous nous fions beaucoup aux données satellitaires, mais parce que les choses changent si rapidement, nous ne comprenons pas toujours ce que nous voyons. Avoir des données prises sur le terrain nous permettra de mieux comprendre ce qu’on voit avec les satellites et nous donnera une meilleure idée du cycle annuel des glaces », dit-il, parlant d’une occasion scientifique « sans précédent ». Les données recueillies permettront d’améliorer les modèles climatiques, fournissant des prévisions plus fiables non seulement pour l’Arctique, mais pour l’ensemble de la planète.

Avions, brise-glaces et drones

Pour mener autant de recherches de front dans un environnement aussi hostile, les scientifiques ont mis en place un arsenal logistique impressionnant. En plus du Polarstern, qui restera amarré à son bout de glace, quatre autres brise-glaces provenant de la Chine, de la Russie et de la Suède seront mobilisés pour ravitailler le Polarstern et transporter les scientifiques qui arriveront et quitteront les lieux. Trois avions de recherche et des hélicoptères participeront aussi aux opérations. Des dépôts de carburant ont été placés dans l’île Bolchevique, dans la partie russe de l’Arctique, pour alimenter les hélicoptères.

PHOTO ESTHER HORVATH, FOURNIE PAR L’ALFRED WEGENER INSTITUTE

Opération de ravitaillement et « échange de scientifiques », le 17 octobre : 23 participants à la mission quittaient alors le Polarstern pour rentrer en Norvège à bord d’un autre brise-glace ; ils étaient remplacés par 18 experts.

Sur la ville flottante connectée au Polarstern, l’action ne manquera pas. Des biologistes marins et des océanographes feront plonger de petits submersibles téléguidés dans l’eau pendant que des spécialistes de l’atmosphère et des experts en structure de la glace feront voler des drones munis de radars et des ballons atmosphériques autour et au-dessus du camp. En plus de la plateforme de recherche connectée au Polarsten, d’autres sites d’observations seront établis sur des morceaux de glace dans un rayon de 50 km autour du navire.

Tempêtes et ours polaires

Sur le navire Polarstern, un détecteur infrarouge monté sur un mât surveillera l’horizon à 360 degrés afin de détecter la présence d’ours polaires. Certains de ces animaux, curieux, ont déjà rendu visite aux chercheurs. Des « fils-pièges » seront aussi disposés autour de la plateforme. Si des ours les franchissent, des dispositifs pyrotechniques seront déclenchés afin d’effrayer les bêtes sans les blesser. Pas moins de six personnes sont affectées uniquement à la surveillance des ours polaires.

PHOTO MARIO HOPPMANN, FOURNIE PAR L’ALFRED WEGENER INSTITUTE

Randy Scharien, de l’Université de Victoria, entretient quant à lui d’autres craintes. Lorsqu’il se rendra sur le Polarstern, en juin, le morceau de glace auquel le brise-glace est amarré aura commencé à fondre (s’il ne se sera pas déjà rompu à cause des tempêtes, obligeant l’équipage à trouver un nouveau radeau naturel).

« Il va probablement falloir commencer à évacuer l’équipement de la glace parce que celle-ci aura commencé à s’affaiblir. Il y aura sans doute des décisions difficiles à prendre », prédit-il. Pour lui, ce ne sera ni le froid extrême ni l’obscurité qui poseront problème à cette période.

« Notre défi sera de rester au sec, explique-t-il. La glace sera en train de fondre, il faudra sans doute se tenir dans l’eau pour de longues périodes et on peut se refroidir très rapidement. Sans compter, bien sûr, le danger causé par la glace qui peut se rompre. »

Un Indien et un Bangladais en Arctique

Le premier est né en Inde et l’autre, au Bangladesh. Vishnu Nandan et Mallik Mahmud sont deux grands amis qui travaillent aujourd’hui dans des universités canadiennes. Ils participeront tous les deux à l’expédition MOSAIC en Arctique.

« Je suis le seul Indien à participer à MOSAIC », dit fièrement Vishnu Nandan, qui fait un postdoctorat à l’Université du Manitoba. Son ami Mallik, doctorant à l’Université de Calgary, peut en dire autant : aucun autre représentant du Bangladesh ne participe à la mission.

« Je sais que c’est surprenant que quelqu’un venant d’un pays aussi chaud que le Bangladesh se spécialise dans l’étude de la glace ! », lance Mallik Mahmud en riant. Le jeune homme a commencé à s’intéresser aux données satellites lors de ses études au Bangladesh. C’est en faisant sa maîtrise au Canada qu’il a commencé à appliquer ses connaissances aux changements climatiques en Arctique. Comme son collègue indien, il a déjà participé à plusieurs expéditions polaires. Mais tous deux soulignent la chance qu’ils ont de prendre part à une mission de l’ampleur de MOSAIC.

« C’est comme voir la comète de Halley, c’est une occasion qui n’arrive pas souvent », dit Vishnu Nandan.

Mallik Mahmud voit quant à lui un lien entre les recherches en cours et son pays d’origine. « Le Bangladesh est l’un des pays les plus vulnérables du monde face aux changements climatiques et à la montée du niveau des océans, rappelle-t-il. Et cette expédition aidera à mieux comprendre ces changements. »

150 jours

C’est la durée de la nuit polaire à bord du Polarstern, une période pendant laquelle le soleil ne se lèvera jamais au-dessus de l’horizon.

600

Nombre d’experts de 19 pays qui participent à MOSAIC. Environ 300 autres personnes de plus y travailleront en soutien. Quatre universités canadiennes (Université de Victoria, Université de Calgary, Université du Manitoba et Université Waterloo) participent au projet.

200 000 euros

Frais de fonctionnement de la mission, par jour, soit environ 290 000 dollars canadiens. Cela exclut le coût des équipements et le salaire des scientifiques.

– 45 °C

Température qui régnera sur place pendant l’hiver

La base scientifique sous la loupe

PHOTO MARCEL NICOLAUS, FOURNIE PAR L’ALFRED WEGENER INSTITUTE

Laboratoires de pointe, piste d’atterrissage, instruments qui sonderont tant les profondeurs de l’Arctique que l’atmosphère au-dessus : le morceau de banquise auquel est amarré le brise-glace Polarstern est en train d’être transformé en vaste base scientifique flottante. Zoom sur ses principales composantes.

Polarstern

Le brise-glace allemand Polarstern est le cœur de cette petite cité à la dérive. On y trouve des chambres, une cuisine, un sauna et une piscine, une bibliothèque et une infirmerie. Deux hélicoptères y sont stationnés en permanence.

ROV City

Le centre de recherche appelé ROV City sera la base de lancement des submersibles téléguidés qui seront envoyés jusqu’à 4000 mètres sous la surface de l’océan Arctique. Ces petits robots pourront prendre des échantillons d’eau à diverses profondeurs, et leurs caméras permettront d’observer la vie marine.

ICE City

C’est de cette station scientifique qu’on analysera les propriétés de la neige et de la glace à l’aide de divers instruments et techniques.

OCEAN City

OCEAN City est organisée autour d’un trou qui donnera aux scientifiques un accès à l’océan Arctique. Une tente chauffée permettra de rapporter des échantillons d’eau sans que ceux-ci gèlent instantanément.

MET City

MET City est la station météorologique de la mission MOSAIC. Des ballons flotteront en permanence à 2 000 m au-dessus du camp, et des sondes seront envoyées jusqu’à 35 000 m d’altitude.

Piste d’atterrissage

Une piste d’atterrissage qui fera entre 1100 et 1800 mètres est en train d’être aménagée directement sur la banquise afin de permettre aux avions de recherche de s’y poser.

Nouvelle glace

De la nouvelle glace se formera autour du Polarstern, emprisonnant ce dernier au milieu d’une plateforme qui grossira sans cesse pendant tout l’hiver.

Ours polaires

Pas moins de six personnes sont affectées à la surveillance des ours polaires afin d’assurer en permanence la sécurité des scientifiques.