Quelque 50 000 résidents étrangers n’ont pas de couverture médicale au Québec. Le cas le plus préoccupant est celui des femmes enceintes qui doivent payer plus de 10 000 $ pour accoucher. Les besoins sont assez grands pour qu’une ONG internationale, Médecins du monde, en ait plein les bras à Montréal.

Enceintes et vulnérables

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La salle d’attente de la clinique de Médecins du monde, à Montréal

Médecins du monde a une antenne canadienne à Montréal. Mais qu’est-ce que cette « association médicale militante de solidarité internationale qui lutte sans relâche pour défendre un système de santé juste et universel » fait dans la métropole ?

Cette organisation non gouvernementale (ONG) cherche à assurer et défendre l’accès à la santé partout dans le monde, ici comme ailleurs. Et elle en a plein les bras, parce qu’à Montréal aussi, des personnes vulnérables n’ont pas accès à un filet de sécurité sociale.

C’est particulièrement vrai pour les résidents qui ne possèdent ni la citoyenneté canadienne ni le statut de résident permanent : des étudiants étrangers, des travailleurs temporaires, des personnes en attente d’un parrainage, d’une demande humanitaire, du renouvellement de leur statut ou sans statut.

Selon l’Institut universitaire Sherpa, autour de 50 000 personnes vivant au Québec n’ont pas accès à une couverture d’assurance médicale en raison de leur statut migratoire.

Des raisons humanitaires

Le cas des femmes enceintes est celui qui soulève le plus de questions, pour des raisons humanitaires, mais aussi pour assurer la cohérence du système de santé.

Depuis juin 2021, les enfants dont les parents sont établis ou ont l’intention de s’établir ici pour une période de plus de six mois sont couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), peu importe le statut d’immigration de leurs parents.

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Des dessins et des messages d’encouragement 
sur un mur de la clinique montréalaise

C’est donc réglé pour les bébés. Mais jusqu’à la naissance de l’enfant, ce ne l’est pas. Et si le gouvernement a accepté de prendre en charge les enfants, la simple logique médicale voudrait qu’on s’occupe d’eux avant leur naissance, quand ils sont encore dans le ventre de leur maman, avancent plusieurs organisations et professionnels, dont Médecins du monde, qui milite pour faire changer les choses.

Ce qu’on aimerait voir, c’est que le Québec mette en place une couverture d’assurance maladie pour les soins de santé sexuelle et reproductive pour toutes les femmes qui vivent au Québec.

Chloé Cébron, conseillère principale aux plaidoyers de Médecins du monde

« Plusieurs femmes n’ont pas le choix de s’endetter pour accoucher », ajoute Nadja Pollaert, directrice générale de l’organisme. « Généralement, elles se rendent loin dans leur grossesse avant d’avoir un état de la situation parce qu’elles n’ont pas les moyens de payer pour un suivi de grossesse. Nous, les femmes qu’on voit, chez Médecins du monde, c’est des grossesses à risque à 99 %. »

Plusieurs facteurs compliquent l’accès aux soins de santé pour les femmes migrantes enceintes : la pauvreté, la barrière linguistique, la difficulté à trouver un médecin, la mauvaise compréhension du réseau de la santé ou la peur d’être dénoncées aux services d’immigration.

Le prix pour accoucher dépend des hôpitaux et de l’accouchement. « C’est sûr qu’une femme qui accouche naturellement, sans épidurale, ça coûte moins cher que s’il y a des complications, précise Nadja Pollaert. Ça peut varier entre 10 000 $ et 20 000 $. »

Quatre solutions possibles

Le ministre de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Christian Dubé, est bien au fait de la situation.

En juin 2021, il a demandé à la RAMQ, en collaboration avec le MSSS, de mettre en place un comité interministériel chargé de brosser le portrait des femmes enceintes sans couverture de santé au Québec. Le rapport a été publié un an plus tard.

Premier constat : les femmes enceintes migrantes ne forment pas un groupe homogène. « Si certaines viennent délibérément accoucher en sol québécois et paient en totalité les frais afférents, d’autres sont présentes sur le territoire, avec ou sans statut d’immigration, et vivent dans un contexte de grande vulnérabilité les empêchant de souscrire une assurance privée », lit-on.

Le rapport présente quatre solutions possibles, qui s’appliqueraient à un peu plus de 2000 femmes par année. La première est le statu quo, c’est-à-dire pas de soutien. La deuxième est l’élimination de la surcharge de 200 % des coûts engagés par le système de santé imposée actuellement à ces femmes enceintes. La troisième est la gratuité pour les femmes migrantes qui répondent à des critères de vulnérabilité (pauvreté, sous-scolarisation). Et la dernière est la gratuité pour toutes.

Avec les solutions les plus généreuses, l’attrait de venir accoucher au Québec pourrait être augmenté, note l’organisme, « notamment chez nos voisins directs des États-Unis ».

Quelles sont les intentions gouvernementales ?

« Les travaux sont en cours pour évaluer quelles solutions mettre de l’avant et permettre aux femmes les plus vulnérables de bénéficier des soins de santé sans frais en lien avec le suivi de leur grossesse et leur accouchement », répond la porte-parole du MSSS, Noémie Vanheuverzwijn.

« Pas un bon élève »

Selon Chloé Cébron, de Médecins du monde, le Canada n’est « pas un bon élève » en matière de couverture médicale pour les migrants vivant sur son territoire.

Plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui ont un niveau de développement économique semblable à celui du Canada ont des couvertures universelles de santé, dont la France et l’Allemagne, affirme-t-elle.

« On peut même prendre des exemples aux États-Unis, ce qui est parfois surprenant, signale Mme Cébron. Il y a plusieurs États américains, une quinzaine, qui garantissent des soins de santé pour les femmes enceintes, quel que soit leur statut migratoire. »

Le cas de Yasmine

Yasmine*, 27 ans, peut témoigner des effets pervers des politiques actuelles.

L’Algérienne est arrivée au Québec en décembre 2021, un permis d’études en poche, sans savoir qu’elle était enceinte, dit-elle. L’assurance privée qu’elle a contractée dans son pays ne couvre pas les frais de maternité et d’accouchement, a-t-elle découvert par la suite.

Sans le sou, Yasmine a frappé à la porte de Médecins du monde, qui a accepté de la suivre pendant sa grossesse. Peu de femmes enceintes ont cette chance, faute de ressources. Son accouchement a eu lieu, il y a cinq mois, à l’hôpital de St. Mary. Coût : 2826 $. Une aubaine. Si son médecin n’avait pas été bénévole pour l’ONG, la facture aurait pu dépasser 10 000 $.

« J’ai une entente de paiement avec l’hôpital, souligne Yasmine. Je paie 150 $ par mois. »

Son mari, venu la rejoindre en mai avec un permis de travail ouvert, travaille comme préposé aux bénéficiaires. Yasmine, elle, a mis ses études et son boulot de caissière sur pause. « Je ne peux pas laisser ma fille à la garderie, dit-elle. Ça coûte 50 $ minimum par jour. »

* Le prénom a été changé pour préserver son anonymat.

9917

Nombre de femmes non admissibles à la RAMQ qui ont accouché au Québec, de 2015 à 2021

Source : RAMQ

« Le parcours du combattant »

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Thérésa consulte la clinique pour migrants à statut précaire de Médecins du monde.

« Le froid, c’est un peu compliqué. Mais, sinon, ça va… »

Thérésa, 21 ans, n’est ici que depuis quelques semaines. Elle est venue du Congo avec un permis d’études. Mais, dans les faits, elle n’a jamais eu l’intention d’étudier.

Son but était de demander l’asile. Ce qu’elle a fait, en ligne, dans les jours suivants.

« Le seul moyen que j’avais pour venir, c’était de passer par les études », dit-elle.

Nous l’avons rencontrée dans la salle d’attente de la clinique de Médecins du monde, boulevard Crémazie, où elle était venue consulter pour une blessure à un genou et une masse au sein.

« Je me suis fracturé le genou en tentant de fuir », nous a-t-elle expliqué plus tard.

Fuir qui ? Fuir quoi ?

« J’ai été frappée, sérieusement, vraiment, vraiment frappée », raconte Thérésa, qui préfère taire son nom de famille. « Il y a un monsieur qui en veut à ma famille et à moi. Il m’a séquestrée pendant trois mois. Tout ça est arrivé à cause de la parcelle familiale que mon grand-père avait léguée à mon père. Ce monsieur avait racheté la parcelle sans passer par mon père. Il voulait qu’on quitte la maison qui était au nom de mon père… »

La jeune femme, qui étudiait la comptabilité dans son pays, a donc pris la décision de partir pour toujours, de peur de se faire tuer.

Elle a demandé un permis d’études qui lui a été accordé rapidement, dit-elle.

Pourquoi le Québec ? « Mon grand frère est ici », répond Thérésa.

Ç’a été difficile de prendre la décision de partir, parce que je laissais mes parents et mes deux petits frères au Congo. Mais je devais partir pour ma sécurité.

Thérésa, 21 ans, demandeuse d’asile

Lui aussi, ce grand frère de 24 ans, a demandé l’asile au Canada. À Montréal depuis 2019, il vient d’obtenir sa résidence permanente.

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Les patients qui se présentent à la clinique sont nombreux à être demandeurs d'asile.

Pas simple

Chez Médecins du monde, Tamara, bénévole, a écouté l’histoire de Thérésa et lui a remis une liste de cliniques où elle pouvait obtenir une consultation sans frais.

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La bénévole Tamara Lacasse s’entretient avec une autre patiente de la clinique, Humo Bawa.

Les demandeurs d’asile bénéficient d’une couverture de soins de santé du gouvernement fédéral, comprenant des soins dentaires, des soins à domicile et de longue durée et des médicaments sur ordonnance. C’est ce qu’on appelle le PFSI : programme fédéral de santé intérimaire.

Mais de nombreux demandeurs d’asile l’ignorent.

« Aujourd’hui, au triage, plus de la moitié des patients étaient des demandeurs d’asile », précise Pénélope Boudreault, infirmière et directrice des opérations nationales de Médecins du monde. Ce jeudi matin, des dizaines de personnes attendaient de voir un « bénévole au triage », après s’être enregistrées, pour expliquer leur situation et demander des services.

« Quand ils arrivent au Canada, ils reçoivent plein de documents, ils se font dire plein de choses, souligne Mme Boudreault. Eux, tout ce qu’ils veulent, c’est trouver un espace où dormir, où manger. Ça fait beaucoup d’informations. Ils ne comprennent pas. »

Il faut dire que même s’ils sont admissibles au programme fédéral de santé intérimaire, obtenir un rendez-vous pour une consultation médicale n’est pas simple.

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Pénélope Boudreault, directrice des opérations nationales de Médecins du monde

Les cliniques sont pleines. Il y en a qui disent qu’elles acceptent le PFSI, mais si elles ont le choix, elles vont prendre des patients couverts par la RAMQ. C’est vraiment difficile pour les demandeurs d’asile.

Pénélope Boudreault, infirmière et directrice des opérations nationales de Médecins du monde

« Tout est une barrière »

C’est encore pire pour un migrant à statut précaire qui n’a pas d’assurance maladie.

« Tout est une barrière, se désole Pénélope Boudreault. Quand on réussit à trouver un médecin, la personne n’est pas capable de payer les médicaments. »

L’organisme recommande des patients à des cliniques qui demandent 80 $ pour une consultation. Mais 80 $, pour certains, c’est trop.

« C’est le parcours du combattant, résume Mme Boudreault. Quand on réussit à arriver quelque part, il y a une autre barrière, une autre barrière. Il y a toujours quelque chose. »

Une soirée chez  Médecins du monde

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Pénélope Boudreault, directrice des opérations nationales de Médecins du monde, en compagnie de Marine Vasina, gestionnaire des opérations

Il est 17 h 30. Clara s’assoit à une table dans la réception encombrée de Médecins du monde, boulevard Crémazie, à deux pas de la station de métro.

La gestionnaire des opérations nationales de l’ONG, Marine Vasina, rappelle les consignes aux bénévoles présents :

« Chaque personne qui appelle et qui est admissible passe d’abord par une travailleuse sociale, dit-elle. Ensuite, elle peut voir une infirmière. Seule exception, si le patient est connu et qu’il a déjà vu la travailleuse sociale dans les six derniers mois. La clinique des prélèvements est fermée. On n’a pas les ressources. Quand c’est une femme enceinte qui appelle, on va lui envoyer le Guide pour femmes enceintes sans couvertures médicales au Québec, et les prix des accouchements. On lui explique qu’on ne pourra pas la suivre ici. »

Si elle ne veut pas faire de dépôt à l’hôpital avant d’accoucher, la solution, c’est de se présenter à l’urgence au moment où elle a des contractions. Et là, l’hôpital est obligé de l’accepter. Elle fera une entente de paiement par la suite.

Marine Vasina, gestionnaire des opérations nationales de Médecins du monde

18 h. La ligne est ouverte.

Clara ajuste ses écouteurs et prend un premier appel : « Bonjour, je m’appelle Clara. Je suis une des bénévoles au triage pour la soirée », annonce-t-elle.

Infirmière de formation, Clara occupe depuis quelque temps un poste de gestionnaire dans une autre ONG. Répondre aux appels, un lundi soir sur deux, lui permet de garder le contact avec les patients.

« Juste vous dire que les informations que vous allez partager sont complètement confidentielles », précise-t-elle.

Au bout du fil, c’est un homme. Il appelle de la part d’un ami demandeur d’asile qui veut consulter un dentiste.

Clara l’informe qu’il n’y a pas de dentistes chez Médecins de monde, mais qu’elle peut lui envoyer par courriel une liste de cliniques.

Est-ce qu’il aurait par hasard avec lui son IUC ? lui demande-t-elle. IUC signifie « indicateur unique de client », un numéro qui figure sur les documents officiels fournis par le fédéral aux demandeurs d’asile.

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L’équipe de la clinique est composée 
d’employés et de bénévoles.

Son interlocuteur trouve le numéro. Clara vérifie sa validité en entrant le numéro dans son ordinateur et constate que la personne bénéficie du Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI), qui offre une protection médicale aux réfugiés et aux demandeurs d’asile.

Clara lui envoie les infos par courriel et s’assure qu’il les a bien reçues avant de passer à l’appel suivant.

« Quel est l’âge de votre maman ? De votre papa ? », s’informe-t-elle.

La jeune femme qui appelle s’informe pour ses parents chinois d’une soixantaine d’années, des demandeurs d’asile arrivés au Québec à la mi-novembre. « Est-ce qu’ils ont accès au PFSI ? », demande Clara.

« Votre maman est couverte », lui dit-elle après vérification. « Le PFSI, c’est un peu comme la RAMQ. Votre maman peut aller dans une clinique pour être suivie. Votre papa a la même couverture. »

Les appels déboulent pendant deux heures. Plusieurs téléphonent au sujet d’une grossesse. D’autres veulent subir des tests, consulter un médecin.

« Quelle est la relation avec la personne ? », demande Clara, en tapant la réponse sur son clavier.

« Est-ce qu’elle travaille à côté de ses études ? Est-ce que sa famille la soutient ? Est-ce qu’elle a une bourse ? Comment s’organise-t-elle pour payer son épicerie, son loyer et les choses de la vie quotidienne ? Est-ce qu’elle serait capable de payer une consultation médicale d’environ 150 $ ? »

Au téléphone, c’est le père du futur enfant. Il appelle au nom de sa conjointe, une étudiante étrangère, qu’il compte parrainer. L’assurance privée que la jeune femme a contractée avant de venir ici dans le cadre de ses études ne couvre pas les frais liés à la grossesse. Et même si le papa est québécois et que le couple est marié, le suivi obstétrique et l’accouchement sont à leurs frais.

« Je peux vous envoyer une liste de cliniques sans rendez-vous parce que ce n’est pas toutes les cliniques qui prennent en charge les patients qui n’ont pas d’assurance maladie », lui dit Clara.

20 h. Dernier appel. « C’est pas fini, annonce Marine Vazina. On a 15, 20 appels auxquels donner une réponse. » D’ici 21 h, les trois bénévoles et les deux employés présents vont tenter de rappeler tous ceux qui ont laissé des messages dans la boîte vocale.