Dans la foulée des nouvelles recommandations fédérales sur la consommation d’alcool, des experts estiment qu’il est temps de se questionner sur les dons et commandites de l’industrie des boissons alcoolisées dans le réseau de la santé du Québec.

Évènement Montréal Passion Vin pour la Fondation de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, Grand bal des vins-cœurs de la Fondation de l’Institut de cardiologie de Montréal, soirées de dégustation de vins pour différents hôpitaux : les exemples ne manquent pas.

« Selon moi, ce n’est pas raisonnable qu’un établissement de santé soit commandité par l’industrie de l’alcool. On ne peut plus associer l’alcool à la santé », affirme le DRéal Morin, médecin spécialiste à la Direction du développement des individus et des communautés de l’Institut national de santé publique du Québec.

À la mi-janvier, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) émettait de nouvelles recommandations sur la consommation d’alcool et concluait qu’il n’y a « pas de seuil de consommation d’alcool qui soit sécuritaire ». « La science évolue et les recommandations sur la consommation d’alcool doivent changer », est-il écrit dans le document1.

Avec ces nouvelles connaissances scientifiques, « associer la santé à l’alcool n’a plus sa place aujourd’hui », estime le DMorin. Pour lui, la société pourrait se demander si des entreprises liées à l’alcool devraient continuer de commanditer des festivals, par exemple. « Mais permettre les dons à des établissements de la santé pourrait entraîner une banalisation des effets de l’alcool sur la santé », dit-il.

Responsable des affaires juridiques de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), Marianne Dessureault note que les lois québécoises interdisent toutes commandites associées au cannabis et au tabac (les dons sans promotion sont permis). Rien de tel n’existe pour l’alcool.

Dans un document publié en 2022, l’ASPQ notait que les commandites de l’industrie des boissons alcoolisées étaient « une pratique promotionnelle de plus en plus courante et utilisée ».

C’est une pratique qui fait qu’on intègre le produit dans nos mœurs. Qu’on banalise le produit.

Marianne Dessureault, responsable des affaires juridiques de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ)

Pour elle, la province est mûre pour une réflexion à ce sujet. « Peut-être qu’on va dire que ces commandites peuvent rester pour certains types d’évènements ou d’organisations. Mais pas ailleurs », dit-elle.

L’ASPQ organise dans les prochaines semaines une série de webinaires sur les « politiques pour réduire les méfaits de l’alcool », dont l’un portera justement sur l’encadrement des commandites d’alcool.

Beaucoup de dons

La Société des alcools du Québec (SAQ) et différentes entreprises de boissons alcoolisées font des dons ou sont commanditaires de nombreux évènements de fondations d’établissements de santé un peu partout au Québec.

À l’Institut de cardiologie de Montréal, la SAQ est l’un des deux « partenaires fondateurs » du grand évènement caritatif annuel le Grand bal des vins-cœurs. Bon nombre d’autres entreprises liées au monde de l’alcool figurent aussi sur la liste des « partenaires et donateurs », dont la Fondation Molson, Martini Fiero, Sogrape, Niepoort, Vins du Portugal, Domaine Lafrance, les Brasseries Bêta et DFJ Vinhos, notamment.

La SAQ était également partenaire du Bal en rouge de la Fondation du CUSM en 2022. La Fondation de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont (HMR) tient différents évènements de collecte de fonds liés à l’alcool chaque année comme Montréal Passion Vin.

Les dons contribuent « au projet d’agrandissement du Centre intégré en cancérologie de l’HMR », peut-on lire sur le site internet de la Fondation. Et ce ne sont que quelques exemples. D’autres hôpitaux du Québec reçoivent aussi des dons ou des commandites du milieu de l’alcool.

À la Fondation de l’Institut de cardiologie de Montréal, on dit être « sensible à la provenance des dons ». On estime toutefois qu’il est « trop tôt » pour savoir si le récent rapport du CCDUS aura un impact. Une « politique d’acceptation des dons » est en place et est revue sur une base annuelle « en fonction de l’évolution de la littérature scientifique ».

« Depuis un moment déjà, nous sommes en réflexion sur notre rapport à l’alcool. À ce titre, nous avons renouvelé la thématique de notre évènement-bénéfice phare, le Grand bal des vins-cœurs. Autrefois axé sur les vins d’exception, il met aujourd’hui à l’honneur les “vainqueurs” des maladies cardiovasculaires », indique par courriel Yannick Elliott, vice-président, développement philanthropique à la Fondation de l’Institut de cardiologie de Montréal.

À la Fondation de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, on mentionne que la consommation responsable d’alcool est « une préoccupation » pour l’organisation. « Des mesures ont été mises en place afin de sensibiliser les participants aux évènements de la Fondation HMR pendant lesquels de l’alcool est servi : offre accrue de [boissons] non alcoolisés, promotion des services de raccompagnement, distribution d’alcooltests, crachoirs », indique la conseillère en communication, Vanessa Jourdain.

À la SAQ, qui contribue avec des dons et des commandites à plus de 250 organismes annuellement, on se dit « sensible à l’évolution des recommandations en matière de consommation d’alcool ».

« Lorsque notre contribution se fait par le biais de produits lors de commandites événementielles, des clauses liées à l’éthique et à la consommation responsable sont stipulées aux contrats avec nos partenaires », indique la porte-parole, Geneviève Cormier.

Une occasion de réfléchir collectivement

Professeur associé au département de marketing de HEC Montréal, Jean-Jacques Stréliski estime que « seul le temps permettra de voir quelle tendance découlera des nouvelles recommandations » en lien avec la consommation d’alcool. Mais il doute qu’on en arrive au même stade que si une compagnie cigarettière finançait un institut pulmonaire.

Il estime que la situation de l’alcool est différente, notamment parce qu’alors que les conclusions des études sur le tabac montraient que le produit était hors de tout doute néfaste pour la santé, les études sur l’alcool semblent plus nuancées.

Pour Allison Marchildon, professeure titulaire au département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, les nouvelles recommandations sur l’alcool sont « une belle occasion de se poser des questions comme individu, mais aussi collectivement ». Celle-ci souligne que les besoins de financement en santé sont « énormes ».

Les établissements veulent trouver des façons de se financer, mais ils doivent se questionner sur ce qu’ils veulent ou pas. Aux conséquences. À leur indépendance.

Allison Marchildon, professeure titulaire au département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke

Professeure aux Programmes d’études et de recherche en toxicomanie de l’Université de Sherbrooke, Karine Bertrand croit que s’il ne faut pas stigmatiser les consommateurs d’alcool, « on veut aussi des comportements responsables de l’industrie ».

Elle note qu’actuellement, le marketing de l’alcool est « peu encadré au Québec ». « Je renvoie la responsabilité au gouvernement sur la façon d’encadrer la promotion de cette industrie », dit-elle.

Au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on souligne que l’encadrement de la promotion, de la publicité et des commandites de l’alcool « relève de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) ».

« Il y a toutefois de grandes préoccupations de santé publique à ces égards, compte tenu des récentes connaissances accumulées sur les risques liés à l’alcool et des impacts substantiels sur notre société. Il est nécessaire de mieux soutenir la population à faire des choix éclairés en matière de consommation d’alcool et le MSSS souhaite participer pleinement à cet exercice », indique la porte-parole, Noémie Vanheuverzwijn.

1 Lisez l’article « Consommation d’alcool : “Il n’y a pas de seuil de consommation qui soit sécuritaire” »