Dans une sortie rarissime, neuf personnes soignantes des urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont dénoncent à visage découvert l’explosion des quarts de 16 heures de travail forcé et les « manigances » pour imposer le « temps supplémentaire obligatoire », que le gouvernement Legault cherche à éliminer.

« On n’a même plus la force de brailler »

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L’hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal

Pendant que le gouvernement Legault dit vouloir éliminer le « temps supplémentaire obligatoire » (TSO), les quarts de travail forcés de 16 heures explosent aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Neuf personnes soignantes dénoncent à visage découvert les « manigances » pour imposer le TSO et les garder en poste.

« C’est un cercle vicieux éternel », lance au bout du fil l’infirmier Mathieu Tremblay.

La voix fatiguée, il rapporte que l’équipe de soir, dont il fait partie, a été forcée de rester pour la nuit. « On a l’impression, aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont (HMR), d’être sur un respirateur artificiel ».

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Mathieu Tremblay, infirmier aux urgences
 de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Neuf infirmières et infirmières auxiliaires de HMR lancent un cri du cœur : il faut mettre fin au TSO.

Les témoignages recueillis font état de menaces de sanction, d’intimidation et de « manipulation émotionnelle » pour forcer les soignantes à rester sur place.

De leur avis, la situation s’est dégradée depuis la dernière année et les quarts de 16 heures consécutives sont devenus la norme.

Les travailleurs de la santé qui ont accepté de se confier à La Presse ont rapporté faire au moins trois TSO par semaine, parfois jusqu’à cinq. Selon des données fournies par le syndicat, au moins 220 TSO – qui ne doit être ordonné qu’en dernier recours – ont été imposés au cours du mois passé.

Taux de temps supplémentaire obligatoire aux urgences de Maisonneuve-Rosemont :

5,9 % des heures travaillées*

Taux de temps supplémentaire pour les urgences de Maisonneuve-Rosemont et Santa Cabrini :

17 % des heures travaillées*

* Du 9 septembre au 7 décembre 2022

Source : CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal

Le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal ne nie pas que la situation est « très, très difficile » dans les secteurs « 24/7 » comme les urgences, de soir et de nuit. Aux urgences de HMR, le taux d’heures travaillées en TSO a atteint 5,9 % du 9 septembre au 7 décembre. Ce qui représente 3823 heures en TSO.

À titre comparatif, le taux d’heures supplémentaires obligatoires pour le personnel infirmier du secteur des urgences, pour tout Montréal, était de 0,38 % en date du 19 novembre, selon le tableau de bord du gouvernement.

« Juste avec la main-d’œuvre actuelle, on est à découvert », admet la directrice des services professionnels du CIUSSS de l’Est-de-l’Île, la Dre Martine Leblanc. « C’est clair qu’on a besoin [des gens qui font des heures supplémentaires] sinon, on n’y arrive pas », ajoute-t-elle.

Des congés de maladie « pour souffler un peu »

Par message texte, Caroline Dupuis s’excuse du retard. L’infirmière auxiliaire vient de se réveiller en plein milieu d’après-midi après 16 heures de travail. Elle a raté notre entretien prévu initialement la veille.

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Caroline Dupuis, infirmière auxiliaire aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

« Je devais travailler ce soir, mais j’ai callé malade. Je suis plus capable, j’en suis rendue au point où tous mes congés maladie sont imputés [au TSO] », explique-t-elle au téléphone. Son quart de soir a été prolongé à la nuit si bien qu’elle est ressortie des urgences à 8 h le matin.

Elle devait être de retour à 16 h, le jour même. Elle a donc puisé dans sa banque de congés de maladie « pour souffler un peu ». La plupart des soignantes consultées font de même.

Quand j’ai regardé la feuille pour le soir [suivant], il y avait déjà 12 maladies parce que le staff de soir a dû rester la nuit d’avant.

Caroline Dupuis, infirmière auxiliaire aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Entre les quarts, les travailleurs se retrouvent en « sit-in », une manifestation syndicale à l’origine, qui est devenue par défaut une période tampon pendant laquelle ils doivent rester le temps que les besoins soient comblés.

« [Les gestionnaires] vont sortir la liste pour le TSO et si on dit non, c’est la souricière. Ça veut dire que sans te le faire dire, tu te rends compte qu’il n’y a juste personne qui vient te relever et t’es obligé de rester », affirme l’infirmière Isabelle Caron.

La plupart du temps, l’opération vise à remplacer celles qui accumulent 16 heures.

Comme on a des patients à charge, on se fait dire qu’on n’a pas le droit de partir, que toi personnellement, tu mets la vie des gens en danger alors que ce n’est pas le cas, c’est l’établissement qui met la vie des gens en danger.

Isabelle Caron, infirmière aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Le syndicat a confirmé à La Presse que huit infirmières ont été suspendues une journée pour avoir quitté leur quart de soir, lors de la période de « sit-in », parce que les conditions imposées n’étaient pas sécuritaires, selon elles.

De la « violence institutionnelle », selon QS

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, martèle qu’il veut voir le TSO disparaître « le plus rapidement possible » et qu’il s’agit d’une « mesure d’exception ». Il demande aux gestionnaires du réseau « de trouver des solutions intérimaires » pour l’éviter.

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Vincent Marissal, député solidaire de Rosemont

Ce qui peut provoquer des dérives, comme l’a dénoncé en chambre Vincent Marissal, en décembre. Le député de Québec solidaire a rapporté que des infirmières de l’hôpital Pierre-Boucher avaient été « enfermées » dans une salle et « forcées » à se désigner entre elles pour le TSO du quart suivant.

Ça ressemble plus à une prise d’otages qu’à la gestion de ressources humaines.

Vincent Marissal, député solidaire de Rosemont, le 8 décembre dernier en chambre, à propos de la situation à l’hôpital Pierre-Boucher

Il n’est pas surpris de la situation décriée à HMR, qui se trouve dans sa circonscription.

« Pour les gestionnaires, c’est devenu une façon commode de pallier la pénurie de main-d’œuvre », rétorque-t-il. M. Marissal n’hésite pas à affirmer que les employées du réseau subissent de la « violence institutionnelle ».

Le CIUSSS de l’Est-de-l’Île plaide avoir mis en œuvre une série de mesures pour réduire le TSO. La liste est longue et vise essentiellement à désengorger les urgences de HMR.

La cellule de crise implantée par le ministre Dubé contribue à apporter des solutions. Le CIUSSS planche également sur une meilleure planification des horaires et des projets-pilotes avec Urgences-santé.

Dans une déclaration du cabinet de M. Dubé, on rappelle s’être donné « des priorités à court, moyen et long terme et [avoir] entamé un grand changement de culture » dans le réseau, comme la gestion locale des horaires.

Menaces et « intimidation »

Plusieurs soignantes interrogées ont dit avoir été victimes ou témoins de pratiques contestables de gestionnaires pour qu’elles restent en poste malgré la fatigue extrême.

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France Gélinas, infirmière aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

« On n’a même plus la force de brailler, de chialer, de rien faire… On est tellement désabusées qu’on ne sait plus quoi faire », lance avec émotion France Gélinas, qui pratique à HMR depuis 33 ans.

« Ce qui est malheureux, c’est le non-respect, c’est épouvantable […] C’est tout fait par en dessous de la couverte, se faire mentir en face, être placé devant les faits et tu ne peux même pas réagir », ajoute-t-elle en parlant du TSO et de « toutes les manigances » pour les garder en poste. « On nous laisse en plan », déplore Mme Gélinas.

Les employées seraient « régulièrement » culpabilisées si elles veulent partir, rapporte-t-on.

On te dit : “Tu n’as pas pensé à ton équipe, tu as mis des patients en danger, tu n’as pas respecté ton Code de déontologie, ça se peut que tu aies des sanctions”.

France Gélinas, infirmière aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

« [Les gestionnaires] sont très insistants », dénonce Audrey Mychaud, infirmière clinicienne depuis un an. « On va dire non, mais on va revenir trois, quatre, cinq fois, pour te dire : “T’es sûre, là ? On peut t’offrir quelque chose” », raconte-t-elle.

En août dernier, après une fin de semaine difficile, Annie Fournier a même alerté son syndicat pour dénoncer une situation « d’abus de pouvoir et d’intimidation » subie pour demeurer en poste et des « menaces de sanctions ».

« Il a fallu que j’envoie une plainte pour harcèlement contre mon employeur parce que c’était le festival des TSO », rapporte l’infirmière affectée aux urgences depuis 12 ans.

Le CIUSSS admet que le « climat de travail n’est pas facile » et que les « gens sont tannés de la sollicitation ».

« Les gens sont fatigués, je ne vous cacherai pas que les gestionnaires aussi », souligne la Dre Leblanc.

C’est sûr qu’il y a probablement de l’insistance quand on voit que le prochain quart, on ne passera pas au travers.

La Dre Martine Leblanc, directrice des services professionnels du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal

La Dre Leblanc assure que de la sensibilisation est faite auprès des gestionnaires locaux pour que « tout ça se fasse dans le respect ».

« Je comprends très bien leur épuisement et leur fatigue, mais je leur dirai plutôt d’essayer de tourner ça en publicité positive pour qu’il y ait des gens qui aient le goût de venir travailler avec nous », conclut-elle, parlant d’une pénurie « historique ».

De la colère et des larmes

Les infirmières interrogées sont unanimes : elles sont passionnées par leur métier. Mais les conditions actuelles les font réfléchir pour la suite.

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Louise Fotheringham, infirmière auxiliaire aux urgences de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

« J’ai demandé à aller aux urgences parce que je voulais que ça bouge », assure l’infirmière auxiliaire Louise Fotheringham. « C’est beau, faire de l’argent, mais quand tu ne peux rien faire avec, ce n’est pas une vie », ajoute celle qui fait en moyenne 60 heures par semaine.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Stéphania Grigorescu, infirmière aux urgences 
de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Stéphania Grigorescu, qui est à temps partiel, en fait environ 50 par semaine, et souvent sur trois jours. « Je suis à l’âge que je n’ai pas encore d’enfants. Ça me fait peur de penser au moment où je vais en avoir », admet-elle.

Selon le CIUSSS de l’Est-de-l’Île, une infirmière aux urgences de HMR travaille en moyenne 33 heures et demie par semaine, incluant les heures supplémentaires.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Amélie Richard, infirmière aux urgences
 de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Amélie Richard explique piger dans sa banque de maladie « pour ne pas se taper un burn-out à 28 ans ». Au début de décembre, elle a fait trois quarts de 16 heures d’affilée suivis d’un 12 heures.

« On passe par plusieurs émotions, la rage, la tristesse. On pleure de joie aussi parce qu’on a une belle équipe, on trouve le moyen de rire entre nous malgré la fatigue. »

Les données de Québec remises en question

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Selon la FIQ, des professionnelles en soins en viennent à accepter du temps supplémentaire, malgré un premier refus, parce qu’elles savent qu’elles n’auront pas le choix de rester.

Le « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) est plus répandu que l’on croit, estiment les syndicats. Les témoignages recueillis vont dans le même sens et remettent en doute les données du gouvernement Legault.

« On peut faire parler des chiffres », lance l’infirmière Annie Fournier. « Si tu veux éviter un TSO, tu vas faire un “TS négo” ».

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Annie Fournier, infirmière aux urgences
de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Le TSO ne doit être utilisé qu’en « dernière instance » et de « façon exceptionnelle ». Mais du moment où une entente survient entre un employé et son supérieur, on parle de temps supplémentaire (TS) « volontaire ».

Le « TS négo » est lorsqu’un employé accepte de faire un TS en échange d’une absence autorisée. C’est une pratique qui ne fait pas l’unanimité, qui s’est répandue au cours des derniers mois à HMR, selon nos informations.

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Audrey Mychaud, infirmière clinicienne à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

Cela survient lorsqu’il va manquer d’infirmières pour le quart suivant. « On va te dire à la dernière minute, ça va être un sit-in, est-ce que tu veux te négocier quelque chose parce que d’une manière ou d’une autre, tu vas être obligé de rester », rapporte Audrey Mychaud.

Ces manœuvres qualifiées de TSO déguisé « ne règlent pas le problème chronique » et ont des effets pervers sur les quarts suivants, ont déploré plusieurs des soignantes.

Une autre infirmière a fait valoir que les quarts de 16 heures sont tellement fréquents que le TS et le TSO finissent par être « confondus » dans les décomptes. Par ailleurs, le taux horaire est le même.

La direction du CIUSSS rétorque que le TSO est comptabilisé de façon « rigoureuse ».

Transparence exigée

La présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Julie Bouchard, affirme que les données publiées dans le tableau de bord du ministre Dubé sont sous-estimées.

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Julie Bouchard, présidente de la FIQ

Selon le syndicat, des professionnelles en soins en viennent à accepter du TS, malgré un premier refus, parce qu’elles savent qu’elles n’auront pas le choix de rester.

« Si on tenait compte de ça, le pourcentage serait définitivement plus élevé », soutient Mme Bouchard, qui déplore l’usage de « chantage » et de « manipulation » pour faire rester les employés au travail.

Le député Vincent Marissal est du même avis : « La plus grande transparence devrait s’appliquer. Si c’est du TSO, c’est du TSO. Il faut urgemment cesser la culture d’intimidation », plaide-t-il.

« On le tolère et on le cache parce que c’est dans le réseau de la santé et qu’il s’agit de sauver des vies », ajoute M. Marissal.

Le MSSS a récemment rappelé aux établissements « l’ensemble des leviers à leur disposition et a transmis des orientations qui permettent de mieux définir la notion de TSO ».