Si quelqu’un entre dans sa chambre sans avertir, Jean devient fou et le roue de coups. Marco, lui, peut vous saisir à la gorge sans raison. Isabelle, elle, fonce sur vous à vive allure en fauteuil roulant dès qu’elle est contrariée. Ils sont refusés — ou carrément expulsés — partout ailleurs. La Presse a eu accès à l’un des rares CHSLD qui les héberge. Avec les risques que cela comporte.

Chapitre 1 : Sont-ils à leur place ?

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le préposé aux bénéficiaires Emmanuel guide des résidants du cinquième étage du CHSLD de Saint-Laurent vers une activité.

« Tabarnak. Même pas le droit de sucrer mon café. »

Lucien* est sur le bord d’exploser. Encore.

La veille, le sexagénaire a frappé une infirmière au visage après qu’elle lui eut demandé de baisser le son de la télé. Aujourd’hui, il pète un plomb parce qu’on vient de lui refuser un sachet de sucre.

Nous sommes au cinquième étage du CHSLD de Saint-Laurent, dans le nord de Montréal. Travailler ici, c’est comme marcher dans un champ de mines.

L’éducatrice spécialisée Maryse** demande à Lucien de s’asseoir. En vain. Il s’énerve encore plus. Elle craint de recevoir son café au visage.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’éducatrice spécialisée Maryse tente de désamorcer une crise.

« Y a juste des Noirs ici. Ça ne vaut pas une cenne. Retournez chez vous », hurle-t-il avant de quitter la salle à manger. L’éducatrice spécialisée ignore l’insulte raciste. Elle le suit en gardant une distance sécuritaire, craignant qu’il passe sa rage sur quelqu’un d’autre.

Au même moment, un peu plus loin sur le même étage, Jacqueline donne une claque à une autre résidante en la croisant dans le corridor. L’infirmier Vincent accourt pour les séparer. « Osti de câlisse », lâche la quinquagénaire agressive.

« Pourquoi l’avez-vous frappée ? », lui demande le soignant, d’un ton calme, mais ferme. Jacqueline fond en larmes. Incohérente, elle blâme ses « pertes de mémoire ».

L’infirmier la reconduit à sa chambre pour éviter que la situation ne dégénère. Une collègue préposée s’occupe de la victime qui a très envie de se venger.

Les deux conflits ont éclaté en même temps pour une peccadille.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Plusieurs résidants de l’unité spécifique du CHSLD de Saint-Laurent sont jeunes, parfois dans la trentaine.

Des mines, il y en a 29 au cinquième étage. Ici, tous les résidants ont des troubles de comportement graves liés à leurs troubles de santé mentale ou à leurs troubles neurocognitifs, ou aux deux. Certains ont aussi un handicap physique ou souffrent d’une maladie chronique qui s’ajoute à la complexité de leur cas.

Jugés inaptes, la majorité d’entre eux sont sous la tutelle de l’État, c’est-à-dire qu’ils sont sous la responsabilité du Curateur public du Québec.

D’autres ne sont pas sous la tutelle de l’État, mais un tribunal a ordonné qu’ils soient soignés et hébergés. Ils sont ici contre leur gré.

C’est le cas de Lucien, qui frappe le personnel pour un oui ou pour un non. « Je ne suis pas fou », répète-t-il à qui veut l’entendre.

La plupart n’ont pas l’âge de vivre en CHSLD. Les plus jeunes ici ont dans la trentaine. Plusieurs sont dans la cinquantaine et la soixantaine.

Laissés sans soins, ils représentent un danger. Pour eux-mêmes. Ou carrément pour la société.

Dans le réseau de la santé, les places pour eux sont très rares. Ils font des allers-retours à l’hôpital, mais ils ne peuvent pas y rester longtemps. Ce n’est pas un milieu de vie. Et dehors, on ne donne pas cher de leur peau.

La Presse révélait d’ailleurs plus tôt cette année que des pupilles du Curateur public du Québec se retrouvent à la rue ou carrément en prison malgré le fait que l’État est censé les protéger.

Dans ce volet-ci, nous nous sommes intéressés à ce qu’il advient de ces cas lourds lorsqu’ils sont hébergés dans le réseau de la santé.

Sont-ils vraiment à leur place en CHSLD ?

* Pour des raisons de confidentialité, nous avons changé le prénom des résidants de l’unité pour personnes avec des troubles neurocognitifs ayant des troubles de comportement graves du CHSLD de Saint-Laurent, sauf dans le cas de Louise, puisque son mari nous a autorisés à l’identifier.

** Le personnel de cette unité du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a accepté de participer au reportage et d’être photographié. Toutefois, comme ces employés travaillent auprès de gens aux prises avec un trouble grave de comportement, nous avons choisi de ne pas mettre leur nom de famille.

Chapitre 2 : Les cuillères

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’éducatrice spécialisée Maryse et l’infirmier Vincent tentent de calmer une résidante en crise.

« Avez-vous votre bouton panique ? »

Chaque nouvel employé dont nous faisons la connaissance sur l’étage nous pose la même question. Aucun journaliste ni photographe n’a été admis ici auparavant. Nous y passerons deux jours et une nuit. Tout le monde est un peu nerveux.

Tous les employés en portent un. « Sinon, personne n’accepterait de travailler ici », explique le gestionnaire responsable du CHSLD de Saint-Laurent, Mohammed Housni.

Des « codes blancs » sont déclenchés chaque semaine. Lorsqu’un employé sent que sa sécurité est compromise, il actionne son bouton panique. Le fameux « code blanc » résonne dans tout l’édifice. Les collègues — y compris ceux des autres étages — accourent alors pour l’aider.

Parfois, la force du nombre est suffisante pour calmer le patient menaçant. D’autres fois, cela prend la police.

Comme on est dans un CHSLD, les policiers sont souvent surpris. Ils s’imaginent des petits vieux en fauteuil.

Le DAbdelkader Bouallègue, médecin de l’unité

En cet après-midi ensoleillé d’octobre, une belle lumière rentre par les grandes fenêtres de la salle à manger. Par chance que la pièce est vitrée puisque l’unité est « fermée ». Les résidants n’ont pas accès aux autres étages. Pour sortir, ils doivent être encadrés par un intervenant.

On y pénètre grâce à une carte magnétique. « Faites attention à votre carte, on a des fugueurs et des pickpockets », nous prévient Fleurette, chef d’unité.

« Même s’ils peuvent vous sembler inoffensifs, n’oubliez jamais la raison pour laquelle ils sont ici », ajoute la dynamique gestionnaire.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un employé reconduit un résidant à sa chambre au beau milieu de la nuit.

La porte du poste des infirmières se verrouille automatiquement. Celle des douches, aussi. Les couteaux et les fourchettes sont interdits. Pour manger, seule la cuillère en plastique est permise. Un ustensile en métal, même une cuillère, ça fait des dommages, nous précise-t-on.

Pour des raisons de confidentialité, nous ne connaîtrons pas les diagnostics des résidants. On nous sert toutefois une série de mises en garde. Ne vous approchez pas de Ricardo ni de Patrice, ils vont vous faire des attouchements.

Si quelqu’un entre dans sa chambre sans avertir, Jean devient fou et le roue de coups. Un préposé venu faire un remplacement dans l’unité récemment l’ignorait. Il est rentré et s’est fait attaquer. Aujourd’hui, une pancarte collée sur la porte interdit à quiconque d’entrer.

Marco, lui, peut vous saisir à la gorge à tout moment sans raison. Isabelle, elle, fonce sur vous à vive allure en fauteuil roulant dès qu’elle est contrariée.

Un agent de sécurité d’une firme privée est assis devant la chambre de Gaston, un adepte de boxe. Il y est posté 24 heures sur 24. Des préposés font de la surveillance individuelle de certains patients, mais celui-ci est trop dangereux. Transféré il y a quelques semaines, il a tout détruit dans son ancienne résidence et s’en est pris à des employés et même à des policiers appelés en renfort.

Mais depuis qu’il est ici, il n’a attaqué personne. Chaque résidant a sa chambre. L’amateur de boxe ne sort presque jamais de la sienne. Même si l’espace le permet, il est impensable que deux résidants partagent une chambre. Trop risqué.

« Tous ces résidants sont refusés partout ailleurs », résume le gestionnaire, M. Housni. Cinq sont des sans-abri qui sont passés par les urgences d’hôpitaux de soins aigus. Ils ont refusé de se faire soigner. La justice leur a ordonné de se faire traiter, alors ils atterrissent ici.

La transition de la liberté de la rue à l’encadrement d’une unité fermée ne se fait pas sans heurts. Surtout que les résidants sont limités à deux cigarettes par jour.

Dans la salle commune, cet après-midi-là, une zoothérapeute fait la tournée des résidants avec ses lapins, un chien et une perruche. Une préposée fait jouer une liste de lecture composée de plusieurs chansons de Céline Dion — manifestement l’une des préférées des résidants.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La télévision — et Céline Dion — est fort populaire dans l’unité.

Je suis malade, interprétée par Lara Fabian, retentit soudain. Ironique puisque plusieurs ici nient leur maladie.

Chaque résidant a une place désignée dans la salle commune. Thérèse est assise très loin de Jacqueline. Ces deux-là sont toujours en train de s’invectiver. En fait, Thérèse insulte tout le monde, à tout bout de champ, puisqu’en raison d’un trouble neurocognitif, elle n’a plus de filtre.

« Grosse baleine », lance-t-elle à Jacqueline, assise la face dans le climatiseur tout au fond de la salle. La préposée Dieynaba, debout non loin, intervient : « Ce n’est pas gentil, ça. »

« C’est une putain », poursuit Thérèse.

La préposée connaît la passion de Thérèse pour la danse. Comme il ne sert à rien de la raisonner, elle la distrait en la faisant danser.

Nicole arrive alors dans la salle en hurlant que sa mère l’attend en bas à l’accueil. « Elle croit que je suis morte », dit-elle, troublée. Puis, elle se fâche de ne pas pouvoir descendre.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Nicole dessine à la suggestion d’une préposée qui cherche à la calmer.

Marie-Claude, infirmière auxiliaire, sort des crayons et des mandalas pour la faire changer d’idées. Car la mère de Nicole ne l’attend pas en bas. Elle est décédée.

« On connaît tous les signes précurseurs [de la crise] de chacun des résidants, explique Marie-Claude. On est toujours à l’affût et dès qu’on en voit un, on crée une distraction. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’infirmière auxiliaire Marie-Claude tente d’attirer l’attention d’un résidant réfractaire à ses consignes.

« Inquiète-toi pas, je ne suis pas folle », lance Thérèse à Nicole tout en poursuivant ses pas de danse.

« Moi non plus », lui répond Nicole, un peu plus calme. En disant cela, elle attrape les fesses d’une préposée qui passe par là. Cette dernière, visiblement habituée, lui demande de se concentrer sur son dessin.

Chapitre 3 : « Il n’y a pas de place pour eux ailleurs »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un résidant du CHSLD de Saint-Laurent se repose dans sa chambre.

« Help ! »

La résidante appelle à l’aide à s’en arracher les poumons.

Accroupie dans le cadre de la porte de sa chambre, frêle, les cheveux courts en bataille, elle fait penser à un animal blessé. Difficile de concevoir qu’un cri aussi puissant sorte d’un si petit corps.

Elle vient de déféquer dans son lit. Peut-être a-t-elle été effrayée par le préposé venu nettoyer le dégât ? Mais peut-être crie-t-elle pour autre chose ? Impossible de le savoir. C’est une grande malade. Elle semble avoir perdu contact avec la réalité.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Des résidants de l’unité spécifique — SPEC2 — du CHSLD de Saint-Laurent rassemblés dans la salle commune

« Nous avons des cas de schizophrénie très évoluée qui devraient théoriquement être dans les hôpitaux psychiatriques de longue durée. Il n’y a pas de place pour eux, alors ils se retrouvent ici », explique le médecin de l’unité – le DAbdelkader Bouallègue –, qui ne peut nous parler de ce cas précis pour des raisons de confidentialité.

Est-ce que ces gens malades — parfois jeunes — avec des troubles graves de comportement sont à leur place dans un CHSLD ? lui demande-t-on. « Peut-on dire que c’est leur place ? Je ne sais pas », dit l’omnipraticien de 77 ans.

Mais où peuvent-ils aller ? Il n’y a pas de place pour eux ailleurs. Ils sont une majorité [de résidants] à se demander ce qu’ils font ici.

Le DAbdelkader Bouallègue

Le DBouallègue parle d’une « pression énorme en amont » pour héberger des patients avec des profils lourds et complexes. En attente d’obtenir une chambre ici, des résidants ont été hospitalisés durant un an à l’hôpital Jean-Talon en psychiatrie.

« Il y a un problème, c’est clair. »

« Il manque de places pour cette clientèle-là. En fait, il n’y en a pratiquement pas », confirme Fleurette, la chef d’unité.

Dans le jargon, l’unité du CHSLD de Saint-Laurent a été baptisée « SPEC2 » (et vient d’être renommée Unité pour personnes avec des troubles neurocognitifs ayant des troubles de comportement modérés à graves). À Montréal, les unités « SPEC2 » se comptent sur les doigts d’une main. Pour les cas encore plus lourds et plus violents (catégorisés SPEC3), il n’en existe qu’une seule de… 14 lits.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Pascaline, préposée aux bénéficiaires, danse avec une résidante pour la divertir un peu.

Il y a deux ans, un patient a violemment attaqué le DBouallègue. Blessé à un œil, le médecin a été en arrêt de travail durant trois semaines. « Avant l’agression, on cherchait une place plus sécuritaire pour lui, mais on n’en trouvait pas, raconte-t-il. C’était plus ou moins gérable, et c’est devenu ingérable. »

Le médecin pratique ici depuis l’ouverture de l’unité il y a 10 ans. « On aurait besoin de plus de personnel », dit-il. Le psychologue a quitté l’établissement et n’a jamais été remplacé. Le poste d’éducateur spécialisé de soir n’est pas pourvu. Il n’existe aucun « corridor de service » vers l’urgence psychiatrique, énumère-t-il.

« Si quelqu’un a une crise d’agitation importante, il doit passer par l’urgence générale comme n’importe qui pour avoir une consultation en psychiatrie, décrit le médecin. Il arrive là-bas violent. Cela a pris 11 policiers une fois pour en transférer un. Le patient attend là parmi le reste du monde. Ça n’a pas de sens. »

Chapitre 4 : Un peu d’espoir

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un ancien résidant dont le comportement s’est suffisamment amélioré pour vivre en résidence intermédiaire est venu saluer ses anciens colocataires d’étage.

Tout le personnel du cinquième étage s’aligne dans le corridor pour former une haie d’honneur.

Les résidants, eux, sont incapables d’en former une sans perdre patience. On leur a donc demandé de s’asseoir dans la salle à manger.

C’est un grand jour pour l’unité. L’« un des leurs » revient les visiter après avoir été transféré en résidence intermédiaire.

Accompagné de son éducatrice spécialisée, Lionel est accueilli par une horde d’applaudissements. Jacqueline, toujours assise dans le fond, le visage collé sur la sortie d’air du climatiseur, lâche un « Yabadabadou » bien senti.

À son arrivée ici, il y a plus d’un an, Lionel était très en colère. Ce sans-abri a fait une dizaine d’allers-retours entre la rue et la salle d’urgence. C’est un juge qui l’a envoyé ici se faire traiter contre son gré. « Je ne suis pas fou », répétait-il. Il refusait de manger, de se laver et de prendre sa médication. Il ne se mêlait pas aux autres.

Son profil ressemblait à celui de plusieurs qui sont toujours ici.

Le SPEC2, c’est le bout de la ligne en santé mentale : ceux pour qui tous les autres endroits ont été un échec. Comorbidité et histoire de vie rock’n’roll, nos résidants arrivent non seulement avec une grosse valise, mais aussi un chargement sur leurs épaules.

Mélanie, éducatrice spécialisée de Lionel

Lionel a fini par accepter sa maladie. Avec la médication, son état s’est amélioré. Il a obtenu le droit de faire des marches dans les environs du CHSLD. D’abord avec un intervenant, puis seul. Ce compositeur et musicien à ses heures s’est mis à chanter pour les autres résidants.

L’homme semble gêné par l’hommage. Il décline l’offre de prendre la parole. Il s’assoit avec d’anciens colocs d’étage pour prendre de leurs nouvelles.

Son éducatrice le regarde avec une fierté évidente. Comme elle a longtemps travaillé ici avant d’aller occuper de nouvelles fonctions au CIUSSS, elle connaît tout le monde.

La situation d’Isabelle, cette jeune résidante qui fonce sur les autres avec son fauteuil roulant lorsqu’elle est contrariée, la désole. « Ce n’est pas son milieu, le CHSLD. Ça ne devrait pas l’être », dit l’éducatrice spécialisée.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Fleurette, chef d’unité des 4e et 5e étages, accompagne Isabelle qui tient à nous faire visiter sa grande chambre.

Victime d’un grave trauma crânien, Isabelle rêve depuis plusieurs années d’être transférée ailleurs ; avec de jeunes handicapés de son âge. Un accident l’a laissée avec d’importantes séquelles physiques et neurologiques. Ses problèmes de comportement compliquent le portrait. Depuis neuf ans, elle poireaute sur une liste d’attente.

La visite de Lionel a pour but d’insuffler un peu d’espoir aux autres.

C’est important qu’elle continue d’y croire. Le but, c’est que leur situation s’améliore.

Mélanie, éducatrice spécialisée

Isabelle s’approche de nous. De bonne humeur, elle veut nous faire visiter sa chambre spacieuse décorée de photos d’elle et de sa famille. Sur un cliché, on la voit avant son accident, rayonnante, dotée d’un air confiant semblable à celui de tant de jeunes femmes à l’aube de la vingtaine qui ont la vie devant elles.

Puis, elle insiste pour nous montrer sa salle de bains adaptée. « Je vais à la toilette toute seule », articule-t-elle avec difficulté.

« J’ai été choyée par le Bon Dieu », poursuit-elle.

La jeune femme marque une pause. On ne sait pas trop si elle est ironique, vu la tragédie qu’elle a vécue.

« Parce que je suis grande et j’ai de beaux yeux. »

Chapitre 5 : Le mot commençant par un N

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La préposée Dieynaba (à l’avant-plan) ne chôme pas durant son quart de travail. En plus de toutes les tâches traditionnelles, elle divertit les résidants pour éviter que des conflits s’enveniment. Parfois, elle danse avec eux. D’autres fois, elle dessine. L’éducateur spécialisé Ervé est en arrière-plan.

« Sale N***, c’est notre quotidien. »

La majorité du personnel — tant sur le quart de jour que celui de soir — est issue d’une minorité visible.

L’infirmier Vincent se fait balancer au visage le mot commençant par un N chaque jour par les résidants.

Même chose pour l’infirmière Marie-Carline. À force de se faire dire d’horribles choses comme « retourne dans ton pays pour te faire violer par les soldats », elle s’est bâti une carapace.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’infirmière Marie-Carline raconte qu’elle et ses collègues sont victimes d’insultes tous les jours. Ils se font aussi frapper et cracher dessus.

Parfois, elle s’enferme quelques minutes dans le poste des infirmières pour encaisser le coup avant de ressortir avec le sourire.

Ça fait mal, c’est certain, mais on sait que c’est la maladie qui parle.

Marie-Carline, infirmière

Malgré les conditions exigeantes, le roulement de personnel est plus faible qu’ailleurs, nous assure-t-on.

La chef d’unité, Fleurette, assure que ses employés n’ont pas à encaisser des insultes sans broncher. « La maladie explique le comportement, mais ne l’excuse pas, dit-elle. Aucune microagression ne doit être tolérée. L’éducateur spécialisé va intervenir auprès du résidant pour qu’il comprenne que tous ici ont droit au même respect : les résidants et le personnel. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La préposée aux bénéficiaires Pascaline n’aura pas une seconde à elle durant ce quart de travail mouvementé.

Difficile de ne pas remarquer les deux armoires à glace dans l’équipe de préposés de soir. Il y a Vladimir, qui a longtemps travaillé comme barman, et Emmanuel, un ancien du milieu de l’hôtellerie.

« On est les fils de Legault », nous lance Vladimir en faisant référence au programme de formation accélérée du gouvernement de François Legault.

Vladimir, doté d’un bon sens de l’humour, souligne que son physique a sûrement joué dans son embauche. « Je n’ai pas choisi l’unité. C’est l’unité qui m’a choisi. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Vladimir, préposé aux bénéficiaires, travaillait dans l’hôtellerie avant la pandémie. Il dit se sentir vraiment utile au CHSLD.

Une grande solidarité règne entre les employés qui encaissent coups et insultes toujours en conservant leur calme, a-t-on pu observer.

« On est une famille », souligne Vladimir.

Les employés ont une « prime de psychiatrie », mais ce n’est pas pour cela qu’il continue.

« On reste par amour pour les patients », confirme Emmanuel, qui a « eu la piqûre » en travaillant en CHSLD durant la pandémie au point de suivre actuellement une formation d’infirmier auxiliaire. « On se sent vraiment utile. »

Immigré d’Haïti il y a deux ans à peine, le jeune préposé Ezechiel se sent investi de la même mission. « Je soigne les gens comme j’aimerais être soigné. » Il vient aussi d’entreprendre des études en soins infirmiers. Le jour, il étudie. Le soir, il bosse sur l’unité.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le préposé Ezechiel aide la résidante Louise Gagné à boire de l’eau.

C’est le cas de plusieurs employés — tous immigrants récents — que nous avons croisés durant notre séjour ici.

Ce dévouement, Bernard Frigon l’observe chaque fois qu’il vient visiter sa femme Louise. « Tout le personnel la connaît, et elle très bien traitée », nous confirme-t-il.

À son arrivée au cinquième étage il y a plusieurs années, sa conjointe était très agitée en raison d’une maladie cognitive. La pandémie l’a toutefois beaucoup diminuée. Elle est désormais confinée à un fauteuil roulant.

Alors que son mari lui fait avaler son repas liquide, on remarque sa manucure. On lui souligne que ses ongles sont très jolis. Elle tourne alors lentement la tête vers nous. Son regard — jusqu’ici plutôt éteint — s’illumine. « C’est une préposée qui lui fait ses ongles », précise M. Frigon avant de flatter délicatement les cheveux de l’amour de sa vie.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Bernard Frigon affirme que le personnel est très dévoué envers sa femme Louise.

Nous quittons la chambre, les laissant à leur moment de tendresse.

Le reste de l’unité s’apprête à descendre au rez-de-chaussée pour la traditionnelle séance de bingo du mercredi. La gang du cinquième se mêle à la clientèle régulière du CHSLD.

C’est stressant. Ils se mettent vite à sacrer. Les autres résidants, et surtout leur famille qui les accompagne au bingo, font les gros yeux. Je dois leur expliquer que c’est la maladie qui les fait s’exprimer de même.

Nathalie, technicienne en loisirs

Les préposés jouent aux côtés des résidants, question de les surveiller de près.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La préposée Dieynaba aide un résidant à jouer au bingo, l’activité préférée de bien des résidants.

Cet après-midi-là, après quelques parties, aucun résidant du cinquième n’a encore gagné.

Soudain, un homme crie « bingo ! ». L’animatrice précise qu’il vit au cinquième étage.

« Le cinquième, ostie », lâche un résidant avec fierté. Le cri provient de la table où se sont regroupés les hommes qui sont soignés ici contre leur gré. Comme ils ont 20, sinon 30 ans de moins que les autres et qu’ils ne sont pas à mobilité réduite, ils détonnent du reste des joueurs.

Parmi eux, il y a Lucien, celui qui explose souvent en jurant qu’il n’est pas fou.

De les voir s’amuser ainsi, intégrés aux autres, pour la technicienne en loisirs, c’est une petite victoire.

« Moi, je trouve que j’ai la plus belle job. J’aime l’adrénaline, nous précise Nathalie après avoir animé son bingo. Il y a de beaux moments quand même. »