Cinq mois après avoir sonné l’alarme, le Regroupement des chefs d’urgence du Québec ne mâche pas ses mots dans une missive au ministre Christian Dubé : le « point de rupture » est atteint dans les urgences du Québec et les directions n’ont pas agi pour « répartir la pression » dans le réseau. À l’Hôpital général du Lakeshore, la crise est telle qu’un rapport externe obtenu par La Presse évoque « une véritable bombe à retardement ».

« Dès le 1er juin, nous vous avons écrit afin de sensibiliser les équipes de direction aux graves problèmes d’engorgement et de pénurie de ressources que vivent les urgences du Québec », déplore la présidente du Regroupement, la Dre Marie-Maud Couture, dans une deuxième lettre envoyée aux PDG des établissements et au ministre de la Santé datée du 28 octobre.

En entrevue, la Dre Couture mentionne avoir « une belle collaboration » avec le ministère de la Santé. « On sent l’ouverture et le désir de changement. » Mais elle déplore que « dans certains établissements, on sent que l’imputabilité est moins ressentie ». C’est notamment le cas de certaines régions « où les urgences sont les plus problématiques ». « On a l’impression que l’urgence n’est pas priorisée […], dit la Dre Couture. On devient la valve de sécurité du système. Mais il faut pouvoir continuer de soigner les plus vulnérables. »

La première missive du Regroupement des chefs d’urgence du Québec, tout comme la seconde que La Presse a pu consulter, contient une série de mesures pour désengorger les urgences. Mercredi dernier, après la recrudescence d’une vague de virus respiratoires, le ministre Christian Dubé a annoncé la création d’une « cellule de crise » pour identifier des solutions rapides.

Christian Dubé doit faire connaître au cours des prochains jours certaines des mesures retenues pour diminuer la pression dans les urgences du Grand Montréal. La Dre Couture, qui est aussi cheffe du département de médecine d’urgence du CIUSSS de l’Estrie-CHUS, ne fait pas partie de la « cellule de crise » à ce stade.

La composition de ce groupe demeure d’ailleurs « évolutive », a-t-on indiqué au cabinet de M. Dubé. Urgentologues, médecins et infirmières en font partie, tout comme la sous-ministre Dominique Savoie et les PDG des CISSS et des CIUSSS.

Mercredi, les membres de l’Association des médecins d’urgence du Québec seront réunis en congrès à huis clos à Québec. Plusieurs acteurs du réseau des urgences, dont la Dre Couture, y sont attendus. Le ministre Christian Dubé y prononcera également une allocution.

Les urgences sont dorénavant condamnées à sacrifier leur mission première, qui est de traiter en temps opportun les personnes dont la condition clinique est instable, voire potentiellement mortelle.

La Dre Marie-Maud Couture, dans la missive datée du 28 octobre

Rappelons que les urgences du CHU Sainte-Justine vivent une crise sans précédent, et que l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec a levé le drapeau rouge au cours des dernières semaines.

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Manque de soutien des directions

Selon le Regroupement, le « point de rupture » est atteint dans les urgences du Québec, bien que des solutions et des « stratégies concrètes » aient été présentées aux établissements de santé avant le début de l’été. La saison estivale a été particulièrement difficile dans le réseau, avec la septième vague de la pandémie et la période des vacances.

La fermeture « persistante et récurrente » des lits d’hospitalisation est montrée du doigt comme problème qui provoque un effet boule de neige.

Le Regroupement s’inquiète par ailleurs que « désormais », ce sont les gestionnaires des urgences qui quittent leur poste « les uns après les autres ». Une « hémorragie d’expertise » qui « a pour cause première le manque de support qui leur est offert, ainsi que les non-dits d’une culture organisationnelle qui considère l’utilisation des services d’urgences comme la solution courante aux problèmes de débordement et de pénurie des autres services », écrit-on.

« Bombe à retardement » au Lakeshore 

Signe que la situation dans les urgences est tendue, un rapport rendu le 11 octobre dernier sur les urgences de l’Hôpital général du Lakeshore, à Montréal, parle d’une véritable « bombe à retardement ». Là-bas, 27 % des heures travaillées le soir en 2021-2022 et 25 % des heures travaillées la nuit durant la même année l’ont été en heures supplémentaires. Ces taux sont très élevés, car il manque 56 équivalents temps complet aux urgences, soit 52 % des postes.

« C’est énorme. Il s’agit d’une situation critique pour un centre d’activité à haute variabilité et imprévisibilité comme l’urgence », écrit l’infirmière Marie Boucher, qui a rendu un rapport de médiation pour le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et le syndicat local de la FIQ.

Souvent le tiers du personnel en place est en temps supplémentaire. Cela fait déjà 8 h de travail dans le corps et un autre 8 h reste à faire. Les professionnelles sont fatiguées.

Extrait du rapport portant sur l’Hôpital général du Lakeshore

Ce manque cruel de personnel s’ajoute à un alourdissement de la clientèle. Le nombre de « codes 1 », soit les patients les plus gravement malades, « est passé de 467 en 2019-2020 à 614 en 2021-2022, soit une augmentation de 31,5 % », est-il écrit dans le rapport. Les infirmières d’urgences questionnées par Mme Boucher ont utilisé les mots « dangereux » et « épeurant » pour parler de la situation.

Les conclusions de Mme Boucher sont sans équivoque : « la partie patronale doit se rendre à l’évidence qu’un plan d’urgence doit être mis en place… à l’urgence. Dans l’état actuel des effectifs, c’est une bombe à retardement ».

Présidente du Syndicat des professionnelles en soins de santé de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Johanne Riendeau mentionne que la situation est difficile au Lakeshore, mais aussi à l’hôpital St. Mary. « Ce rapport émet des recommandations qui pourraient être utiles ailleurs. Parce que ça va mal ailleurs aussi. On espère que la cellule de crise va s’en inspirer », dit-elle.

Porte-parole du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Hélène Bergeron-Gamache indique que les conclusions du rapport de Mme Boucher sont en analyse actuellement et qu’un « plan d’action » est déjà en cours. Un comité paritaire a aussi pour mission de trouver des solutions à l’engorgement chronique des urgences.

Solutions du Regroupement des chefs d’urgence du Québec 

  • Rendre les gestionnaires des autres services imputables des refus injustifiés et des délais inacceptables lors des demandes de transfert de patients à partir de l’urgence ;
  • Éviter les fermetures de salles d’urgence pour désencombrer un hôpital ;
  • Éviter de recourir à la fermeture de lits d’hospitalisation et de lits de longue durée pour pallier le manque de ressources humaines ;
  • Offrir une disponibilité 24/7 des directeurs, afin de les assister dans leurs rôles auprès des équipes cliniques ;
  • Sensibiliser les directeurs et gestionnaires des autres services aux enjeux concrets de l’engorgement des services d’urgences, celui-ci devant être considéré de façon non équivoque parmi les plus grandes priorités organisationnelles.