L’infirmière du CISSS de Lanaudière à qui on reprochait des propos racistes envers une patiente atikamekw en mars 2021 ne sera pas congédiée, a tranché jeudi un tribunal d’arbitrage.

En mars 2021, Sylvie Bellemare, une infirmière du CLSC de Joliette qui tentait de mettre à l’aise sa patiente atikamekw de 63 ans, Jocelyne Ottawa, lui a demandé de chanter une chanson en langue atikamekw et lui a demandé si elle se faisait surnommer « Joyce » dans sa communauté.

À la suite de la médiatisation de l’intervention, le CISSS de Lanaudière s’était empressé de congédier l’infirmière, pour ne pas revivre la crise provoquée par la mort de Joyce Echaquan, six mois plus tôt. Une collègue, Julie Duchemin, qui participait également aux soins de la patiente, avait été congédiée pour son « inaction ».

Jeudi, le tribunal a tranché en faveur de l’infirmière Sylvie Bellemare. La décision concernant sa collègue Julie Duchemin devrait être prise dans les prochains jours. « Tout en admettant que de simplement référer au prénom de Joyce ne soit pas sécurisant, le Tribunal n’y voit pas une faute, à tout le moins pas une qui revête la gravité suffisante pour être sanctionnable. Plutôt une grande maladresse », peut-on lire dans le jugement.

L’arbitre Dominique-Anne Roy a toutefois admis que demander à la patiente de chanter une chanson enfantine constituait une faute. « Une suspension de dix jours est suffisante pour produire l’effet dissuasif recherché », a-t-elle indiqué, ajoutant que sa décision rendait caduc le congédiement.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE GILBERTE DUBÉ

Jocelyne Ottawa, Atikamekw de Manawan

Lors des audiences, l’établissement avait reconnu qu’il s’était trompé et que les deux infirmières n’avaient jamais voulu intimider Jocelyne Ottawa.

« Une petite chanson »

Le 12 mars 2021, Sylvie Bellemare s’était proposée pour aider sa collègue Julie Duchemin qui se préparait à panser la plaie de Jocelyne Ottawa, une Atikamekw.

Douze jours plus tôt, Mme Bellemare, employée du CISSS depuis 21 ans, avait suivi une formation sur les réalités autochtones. Elle y avait notamment appris l’importance de s’informer des bases de la culture des Autochtones, de leur histoire et de langues, et de privilégier l’humour lors des interventions.

Voulant mettre ses connaissances en pratique et puisque la patiente était silencieuse pendant les soins, Mme Bellemare lui avait demandé sur un ton joyeux de lui chanter « une petite chanson en langue atikamekw ». La patiente lui avait répondu qu’elle n’en connaissait pas. En riant, l’infirmière avait ajouté : « C’est tellement beau, la langue atikamekw. Vous devez connaître Au clair de la lune ? » La patiente avait répondu par la négative.

L’infirmière avait alors remarqué le nom de sa patiente sur une étiquette autocollante. « Oh, votre prénom, c’est Jocelyne. C’est comme Joyce en anglais, ça ? Est-ce qu’on vous appelle comme ça dans votre communauté ? », avait-elle lancé.

Jocelyne Ottawa lui avait répondu oui. « Alors ce sera Joyce pour les intimes », avait rétorqué l’infirmière, ne pensant pas à Joyce Echaquan. Le soin s’était terminé près d’une heure plus tard.

Effet boule de neige

De retour chez elle, Jocelyne Ottawa a repensé au traitement reçu. Elle a eu l’impression que les infirmières avaient ri d’elle et qu’elle avait fait l’objet d’un traitement « humiliant et intimidant ».

Elle a alors rédigé un statut Facebook pour raconter les évènements. Sa publication a fait réagir. Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, a transmis le statut à La Presse Canadienne, qui a alors communiqué avec le CISSS.

« Les infirmières concernées doivent être identifiées sur-le-champ et suspendues pour enquête et si nécessaire congédiées », a alors réagi la directrice générale par intérim du CISSS de Lanaudière, Caroline Barbir, dans un courriel interne.

Les deux infirmières ont été retrouvées et suspendues. Mais les directives de la directrice étaient claires : si Jocelyne Ottawa s’était bel et bien fait demander de chanter une chanson et que le surnom de Joyce lui avait été donné, les deux infirmières devaient être renvoyées.

Après une brève discussion avec Marie-Michelle Breault, conseillère-cadre aux relations de travail au CISSS, où Mme Bellemare avait raconté sa version des faits, les deux infirmières ont perdu leur lien d’emploi. Dans sa lettre de renvoi, on peut y lire que Sylvie Bellemare a tenu des « propos racistes, discriminatoires et inappropriés ». Julie Duchemin a pour sa part été congédiée pour son « inaction ».

La « précipitation de l’Employeur » déplorée

Après des audiences qui se sont déroulées sur près d’une année, le tribunal a rendu sa décision jeudi. Le congédiement de Sylvie Bellemare est annulé. Elle est toutefois suspendue sans traitement pendant dix jours.

Dans son jugement, le tribunal indique que l’infirmière aurait dû être consciente que demander de chanter pouvait « déstabiliser une personne, créer un malaise et susciter de l’incompréhension ». Il précise toutefois qu’« humaniser une approche en milieu de soins peut être un noble objectif ».

Le tribunal juge que la directrice générale par intérim du CISSS, Caroline Barbir, a suspendu sans solde les deux femmes « sans détenir d’information probante » et « sans faire de vérifications minimales de ce qui était rapporté par La Presse Canadienne ».

Par ailleurs, le tribunal déplore que les deux femmes aient été renvoyées sans que l’employeur tienne compte du contexte. « La précipitation de l’Employeur à agir l’a empêché d’apprécier adéquatement la conduite des infirmières, lui qui disposait pourtant de 30 jours pour faire son enquête », est-il inscrit dans le jugement, ajoutant qu’il est « préoccupant que le déroulement des soins, au cœur de l’affaire, n’ait pas été scruté minutieusement ».

Le tribunal conclut en déclarant que Mme Bellemare « n’a pas à porter sur ses épaules le fardeau d’un héritage colonialiste et à brûler seule au bûcher ».

Réintégration de l’employée

Le CISSS accueille la décision du tribunal d’arbitrage, a indiqué la directrice des affaires institutionnelles et des relations publiques du CISSS, Pascale Lamy. « Notre équipe procédera à l’exécution de la sentence arbitrale qui prévoit la réintégration de l’employée et s’assurera que celle-ci se déroule dans les meilleures conditions », a-t-elle déclaré à La Presse.

De son côté, Stéphane Cormier, président du Syndicat interprofessionnel de la santé de Lanaudière, a indiqué ne pas être en mesure de commenter pour le moment, puisqu’une entente de confidentialité a été signée.

De son côté, la patiente Jocelyne Ottawa avait dit souhaiter au cours des audiences que les deux infirmières retrouvent leur emploi.

Avec la collaboration de Vincent Larin, La Presse

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