Depuis quelques années, les cas sont de plus en plus lourds dans les centres de réadaptation en déficience intellectuelle de Montréal et les places manquent. Trouver des ressources adéquates pour ces gens souvent en marge de la société est « un gros défi », encore plus pour les cas de troubles graves du comportement. La Presse a passé quelques jours sur le terrain, à la rencontre de cette clientèle vulnérable et des intervenantes qui l’accompagnent.

« Il y a toujours quelque chose »

Filipa est une vraie dynamo.

L’éducatrice spécialisée Nadia Merbouh est à peine entrée dans sa chambre que la femme de 23 ans se met à déverser un flot de paroles incessant en parcourant la pièce dans tous les sens.

Elle montre à Nadia les ongles que lui a faits sa sœur, et qui s’agencent parfaitement à ses nouveaux vêtements, puis elle exhibe la monture brisée de ses lunettes. Elle ouvre d’un geste théâtral la porte de son placard pour dévoiler le ménage qu’elle y a fait. Elle s’inquiète ensuite de la guerre en Ukraine avant de vanter le travail de son père dans le milieu de la construction et de faire partager sa passion pour la série télé américaine NCIS.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Filipa montre sa monture brisée à Nadia Merbouh

« Oui, j’arrête pas de parler. Je parle trop », confesse la femme sans détour. Ce qui ne l’empêche pas de continuer sur sa lancée.

Nadia profite de chaque petit temps mort, chaque inspiration prise par la jeune femme, pour lui poser des questions. Est-ce qu’elle arrive à gérer ses émotions ? Est-ce qu’elle se souvient toujours de manger avec une petite cuillère ? « Je sais… Parce que sinon, je m’étouffe et je pogne le hoquet. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Nous sommes dans une ressource intermédiaire de l’est de l’île de Montréal qui héberge huit femmes atteintes de déficience intellectuelle à divers degrés. Une de 350 ressources chapeautées par le Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement de Montréal (CRDITED). Des établissements privés dont l’environnement doit ressembler le plus possible à un vrai milieu résidentiel.

Nadia Merbouh est intervenante pour le CRDITED. Elle a 17 usagers à sa charge, qu’elle visite une fois toutes les quelques semaines. Elle leur sert de pivot, explique-t-elle. Concrètement, elle s’assure de leur bonne qualité de vie et les aide à concrétiser leur « projet de vie ». Au quotidien, cela va d’organiser des rendez-vous galants entre deux amoureux qui habitent dans des ressources différentes à régler les conflits et les problèmes à l’école en passant par la gestion des finances ou les relations avec la famille.

« Il y a toujours quelque chose. Chaque fois que [je les vois] il y a quelque chose. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

K dans sa chambre

Dans une chambre voisine de celle de Filipa, K, 25 ans, pleure à chaudes larmes. Elle enroule fébrilement une mèche de cheveux autour de son doigt menu. Son cochon d’Inde, Katy Perry, est mort. « J’ai beaucoup de peine. C’est trop d’émotions. Je suis pas capable de dormir. Je sais pas où elle est, Katy Perry. »

Nadia lui propose d’écrire ce qu’elle ressent dans un « journal d’émotions ». Pour mieux comprendre ce que vit la jeune femme, elle lui demande de montrer du doigt des pictogrammes qui correspondent à son état d’esprit.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le journal d’émotions de K

« Triste. Colère. Stress », énumère K d’une petite voix un peu robotique en déplaçant son doigt sur de petits visages.

Puis, elle fait une série de demandes. Elle veut notamment réussir à se laver les cheveux toute seule. « Je suis une femme adulte », dit-elle fermement. « Oui, tu es une femme adulte », lui répond Nadia.

Vient ensuite la question de son amoureux, un jeune homme rencontré à l’école. « Je veux aller chez mon chum. Me coller avec lui. Regarder la télé ensemble. Faire des activités et dormir avec lui. »

Nadia promet de contacter l’intervenante responsable du dossier dudit Roméo pour s’assurer qu’il est, lui aussi, prêt à plus d’intimité.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’intervenante Nadia Merbouh a 17 usagers à sa charge.

Dans la chambre de C, le sujet tourne aussi autour du sexe. Cette fois, c’est la « boîte intime » qui est à l’ordre du jour. On parle ici d’un vibrateur, qui ne fonctionne plus au goût de sa propriétaire. Il faudra le remplacer.

Quelques portes plus loin, une discussion s’amorce avec M sur les risques de se faire escroquer. Elle s’est fait voler tout son argent de poche il y a quelques semaines, dans un dépanneur situé près de l’école qu’elle fréquente, le Centre Champagnat. Le propriétaire facture aux élèves de l’école, tous vulnérables, plusieurs fois le prix des denrées qu’ils achètent. La police a été appelée. « Il ne faut plus aller à ce dépanneur », rappelle Nadia de sa voix douce.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

M regarde un thermomètre d’émotions.

« C’est une clientèle vulnérable qui se met à risque », expliquera l’intervenante une fois sortie de la maison. Elle évalue qu’environ la moitié de ses bénéficiaires ont été victimes d’abus au moins une fois dans leur vie.

Sur le mur de sa chambre, M a collé un thermomètre d’émotions, une liste de ses tâches du matin ainsi que sa routine du soir. Sur un calendrier, les visites de son père sont soigneusement notées.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

M a soigneusement noté les visites de son père 
sur un calendrier.

Cette semaine, il l’a emmenée à la quincaillerie, où un homme mal intentionné l’a abordée alors qu’elle attendait dehors. Son papa est intervenu à temps.

Des établissements comme celui que nous visitons aujourd’hui hébergent près de 2000 personnes souffrant de déficience intellectuelle ou de troubles du spectre de l’autisme dans la métropole québécoise. Pour trouver ces places, le CRDITED, chapeauté par le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, procède par appels d’offres. Et le recrutement de nouveaux milieux de vie s’avère particulièrement difficile.

« Juste trouver des places adaptées aux besoins de nos usagers, c’est toujours un grand défi. Ça, c’est partout dans la province. Trouver des gens qui répondent aux appels d’offres, mais aussi qui se qualifient, c’est toujours un enjeu », explique Marie-Annick Guénette, directrice adjointe des milieux de vie substituts en déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme ou déficience physique pour le CIUSSS.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

C’est encore plus vrai pour les cas lourds, qui sont par le fait même de plus en plus nombreux. Les personnes atteintes de troubles graves du comportement, en plus de leur déficience, ne peuvent pas toujours rester dans une ressource de type résidentielle. Parfois, c’est la ressource qui ne les veut pas. D’autres ont absolument besoin d’être placées dans un milieu plus contrôlé, public cette fois, comme il en existe quelques-uns dans l’île. C’est là que les choses se compliquent encore plus.

« On ne peut pas forcer une ressource à prendre un usager. […] Il peut [aussi] arriver que l’usager va se désorganiser, qu’il va aller à l’hôpital et qu’ensuite on va avoir beaucoup de difficulté à trouver un hébergement qui s’adapte à ses besoins, dit Mme Guénette. On est toujours à 100 % d’occupation. À un moment donné, on est à court de solutions. »

Notre clientèle change. On a de plus en plus de clients qui ont un trouble du spectre de l’autisme et de moins en moins de déficience intellectuelle. Les clients avec autisme peuvent présenter plus souvent des troubles graves du comportement.

Marie-Annick Guénette, directrice adjointe des milieux de vie substituts en déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme ou déficience physique pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Un reportage publié en mars dans La Presse montrait des cas extrêmes de ce manque de place, alors que des déficients intellectuels sous curatelle publique se sont retrouvés à la rue à leur sortie de prison.

C’est sans compter le vieillissement de la clientèle, qui force plusieurs ressources à adapter leurs installations.

Dyna Dolcine et Sandra Laroche nagent à contre-courant. Les deux femmes, l’une infirmière clinicienne, l’autre travailleuse sociale, ont quitté leur emploi pour ouvrir une ressource intermédiaire cette année, en pleine pandémie. Elles accueillent, depuis quelques mois, sept hommes dont certains ont justement de graves troubles du comportement. « J’ai des enfants à la maison, et j’en ai sept autres ici, rigole Mme Dolcine. Ils se réfèrent à nous comme étant les mères de la place. »

Avant l’ouverture, en voyant sur papier les profils des hommes qu’elles hébergeraient, les deux femmes ont eu « peur ». « Je n’en voulais aucun », admet Mme Dolcine.

Et aujourd’hui ? « Il y a des moments plus difficiles, mais en général, ça va très bien. »

Les bénéficiaires vivent dans une petite maison de l’est de la ville qui, de l’extérieur, ressemble à toutes les autres. Ils sont supervisés 24 heures sur 24.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un des résidants nous montre son mandala. Le coloriage l’aide à rester calme.

Un des résidants a besoin d’un intervenant à ses côtés en permanence le jour. Il faut l’occuper : Lego, mandalas. Sinon, « il fait des trous partout », dit Mme Laroche. Voilà justement qu’on l’entend frapper dans le mur, en haut de l’escalier.

La maisonnée reçoit aujourd’hui la visite de Yuliza Melgar, intervenante au CRDITED dont le travail est d’accompagner – et de surveiller – les propriétaires des ressources. Elle s’assure que les services adéquats sont fournis, que l’endroit est propre et sûr, que la nourriture est adéquate, que les budgets sont respectés. Quelques fois par an, le CIUSSS doit fermer des établissements comme celui-ci.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Dyna Dolcine, l’intervenante Yuliza Melgar et Sandra Laroche

Les trois femmes s’assoient à la table de la cuisine, sous le regard curieux de deux habitants de l’endroit. À l’ordre du jour : la troisième dose de vaccin contre la COVID-19, l’inscription à de nouvelles activités pour un des hommes qui « commence à trouver ça long longtemps à la maison » et la séance de magasinage que Mme Dolcine a faite avec Y la veille. « Il peut devenir très impatient, alors je l’ai assis dans la cabine tranquille et je lui ai apporté des vêtements à essayer. Il a fait zéro crise ! »

Sandra Laroche a pour sa part pris l’habitude d’emmener, chacun son tour, un locataire faire l’épicerie hebdomadaire.

Yuliza les félicite. Ce ne sont pas toutes les ressources qui le font. « C’est quelque chose qu’on valorise beaucoup. Ils aiment ça. Ils se sentent bien et ça améliore la qualité de vie », dit-elle.

Une femme d’exception

Elle ne l’admettra jamais, mais Mireille Vertus est un peu devenue une légende.

Voilà près de 20 ans que la femme héberge des personnes souffrant de déficience intellectuelle.

Ajoutez à cela 30 ans de carrière comme éducatrice spécialisée à l’hôpital en santé mentale Rivière-des-Prairies, disons qu’elle compte pas mal d’expérience derrière la cravate.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Mireille Vertus, sa fille Doris Prophète et l’intervenante Yuliza Melgar

La femme d’origine haïtienne refuse, sourire en coin, de dévoiler son âge, lequel on a du mal à deviner en pesant d’un côté ses 50 ans de carrière et de l’autre, ses traits lisses et rieurs.

Non seulement elle a assisté à la désinstitutionnalisation, mais elle y a aussi participé. Voyant, il y a 18 ans, ses patients être envoyés à la rue parfois sans famille ou endroit pour les accueillir, elle a accepté d’ouvrir sa première ressource intermédiaire. Sa fille Doris Prophète lui a emboîté le pas quelques années plus tard. Depuis, les deux femmes travaillent main dans la main.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Un résidant dessine à gros traits de crayons de cire dans un petit cahier.

Elles nous accueillent dans une de leurs maisons, située dans un petit secteur tranquille de l’est de Montréal. Dans le salon, un résidant dessine à gros traits de crayons de cire dans un petit cahier. « Quand il a déménagé ici, on nous a dit qu’il ne sortait jamais de sa chambre dans son ancienne ressource. Alors on lui a installé un bureau juste pour lui dans le salon. On nous a dit qu’il était agressif, mais ce n’est pas vrai. Il est même capable d’aider aux tâches. Il aime ça », dit Mme Vertus.

Deux autres regardent un épisode de Colombo à la télé en compagnie d’une préposée aux bénéficiaires. Une quatrième nous attend à la porte et nous martèle de questions dès qu’on entre. Elle veut connaître notre nom et ce qu’on fait, savoir si on veut de l’eau.

D’autres font la sieste.

Ici, les usagers sont généralement assez âgés et certains souffrent de handicaps physiques lourds, en plus de leurs troubles mentaux.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Yuliza Melgar discute avec un résidant.

Mais revenons au statut non officiel de légende de Mireille Vertus. C’est un peu pour ça que l’intervenante du CRDITED Yuliza Melgar nous a emmenés ici. Mireille et sa fille, dit-elle, font ce qu’elles font « pour les bonnes raisons ».

C’est en discutant avec le duo qu’on se rend compte du caractère exceptionnel de leur implication dans la vie de leurs résidants.

Il y a cette fois où Mme Vertus a convaincu un médecin de famille de prendre pas 1, pas 2, mais 12 nouveaux patients lourdement handicapés. « Je lui ai demandé si elle avait des enfants », raconte la femme. Dans le contexte que l’on connaît, faut-il seulement souligner l’exploit ?

Ou cette autre fois où elles ont débarqué à la clinique de vaccination contre la COVID-19 du Palais des congrès avec 40 personnes, au moins un bénévole pour chacun des résidants, conscrits parmi leurs amis et leurs connaissances.

Ou la plaie de lit d’un des bénéficiaires que personne ne voyait guérir, mais qui, à force de soins, a fini par disparaître.

Ou les célèbres fêtes de Noël qui réunissent près de 200 personnes dans une salle louée, dont bien des employés du CRDITED qui préfèrent aller là le soir de leur propre fête de Noël, admet en souriant Yuliza Melgar.

Ou la traditionnelle soupe haïtienne, servie tous les 1er janvier, prisée tant par les bénéficiaires que par leurs familles.

Le secret ? « L’être humain n’est pas plafonné. Il y a toujours quelque chose à faire, dit Mme Vertus. Ils sentent l’amour. Ce sont des gens qui n’ont pas toujours eu de l’amour. »