La pénurie de personnel n’épargne pas les établissements non conventionnés de la province

La pénurie de personnel a atteint de telles proportions dans les CHSLD privés non conventionnés que des propriétaires craignent de devoir « domper des aînés aux urgences » faute de main-d’œuvre. Certains établissements ont perdu des dizaines de soignants au profit du réseau public en deux ans, augmentant leur recours aux agences de placement de jusqu’à 700 %, selon des chiffres obtenus par La Presse.

Si la situation n’est pas réglée d’ici l’été, des établissements vont fermer leurs portes, d’autres vont changer de vocation ou vivre des ruptures de services importantes, préviennent plusieurs propriétaires. Et les personnes âgées ? « Incessamment, il va commencer à y avoir des gens dompés aux urgences parce qu’on n’est plus capables de remplacer [les employés] », craint le président de l’Association des établissements longue durée privés du Québec (AELDPQ), Paul Arbec, dont l’entreprise possède six CHSLD.

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Paul Arbec, président de l’Association des établissements longue durée privés du Québec

Le personnel, c’est rendu qu’on le garroche sur les étages. Je ne suis plus fier de ce que je fais.

Paul Arbec, président de l’Association des établissements longue durée privés du Québec

On le sait, la pandémie de COVID-19 a grandement exacerbé le manque d’effectifs dans le réseau de la santé, particulièrement dans les milieux de vie pour aînés. Mais alors que la crise sanitaire s’apaise, la saignée se poursuit pour les établissements privés non conventionnés. En fait, la situation est pire maintenant qu’elle ne l’a jamais été. « Ça s’est aggravé considérablement », tranche Jean-François Blanchard, directeur général du CHSLD Manoir Harwood à Vaudreuil-Dorion et vice-président de l’AELDPQ.

Une collecte de données menée au printemps par l’association a ciblé 17 établissements où le recours aux agences de placement a carrément explosé, augmentant, selon les endroits, de 80 % à 711 % entre 2019 et 2021. C’est ce que révèle une lettre envoyée par Paul Arbec en février au ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, et obtenue par La Presse. La missive demande notamment au gouvernement de conventionner le plus rapidement possible les établissements non conventionnés de la province, tel que promis par Québec, afin qu’ils puissent entre autres recevoir le même financement pour les salaires.

En ce qui concerne les coûts, certains établissements [privés non conventionnés] ont enregistré une augmentation de plus de 2 millions de dollars, et ce, sans avoir bénéficié d’une augmentation de leur financement.

Extrait de la lettre envoyée au ministre Christian Dubé

Au cabinet de la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, on réitère « la volonté ferme » de conventionner les CHSLD privés. « Nous avons d’ailleurs entamé un grand virage en ce sens », dit l’attaché de presse de la ministre, Jean-Charles Del Duchetto. Un projet-pilote pour conventionner trois CHSLD privés est en cours (voir prochain onglet). Le hic ? C’est trop long, martèle Paul Arbec. « On ne peut plus être les victimes de cette lenteur-là. Il y a des résidants qui vont commencer à être affectés. »

Dans les 17 établissements les « plus affectés » nommés par l’AELDPQ, 505 postes sont actuellement vacants, dont 127 postes d’infirmière. « Au niveau du recrutement et de la rétention, c’est là où le bât blesse. Comment on comble ces effectifs manquants ? C’est par les agences, à deux ou trois fois le prix [par rapport au salaire d’un employé régulier], plus les taxes », dit Paul Arbec en entrevue.

Trois types de CHSLD

Les CHSLD publics

Il y a un peu plus de 300 de ces établissements gérés et financés par l’État.

Les CHSLD privés conventionnés

Une soixantaine d’établissements sont gérés par des particuliers, mais financés par l’État.

Les CHSLD privés non conventionnés

Il existe une quarantaine de ces établissements essentiellement autonomes, même s’ils doivent détenir un permis du ministère de la Santé et des Services sociaux et répondre à certaines normes pour opérer.

Le prix à payer

L’exemple du CHSLD Boisé Sainte-Thérèse, dans la couronne nord de Montréal, est frappant. L’établissement de 166 lits, dont près de 140 sont achetés par le CISSS par manque de places dans ses propres établissements, n’avait pas recours aux agences avant la pandémie. Puis, le CHSLD a perdu une douzaine de soignants au profit du public, où les salaires sont meilleurs. Deux infirmières sont aussi en congé de maladie à long terme depuis la pandémie. Résultat : 70 % des quarts de travail des infirmières et 57 % des quarts des infirmières auxiliaires sont aujourd’hui pourvus par de la main-d’œuvre indépendante. Certaines agences réclament près de 300 $ de l’heure lorsqu’il y a des cas de COVID-19, soit trois fois le salaire habituel de 90 $ de l’heure pour une infirmière. L’établissement débourse désormais 250 000 $ par mois en frais d’agences, contre zéro il y a deux ans.

La situation est « précaire », admet Valérie Villeneuve, directrice des soins infirmiers.

D’abord, l’impact des changements constants de personnel pèse lourd sur les aînés. « Au niveau des familles, au niveau des résidants, c’est ce qui est le plus difficile, dit Mme Villeneuve. Ils demandent d’avoir un suivi, mais quand je n’ai pas la même infirmière du jour au lendemain, le suivi ne se fait pas. C’est nous, les cadres, qui devons être sur le plancher pour s’assurer que le suivi est fait. Pour s’assurer que les familles ont les bonnes réponses. Parce que les infirmières d’agence répondent : je ne sais pas, je n’étais pas là hier. »

C’est sans compter la pression financière qui s’approche de l’insoutenable.

On puise dans ce qu’on avait, qui était très peu déjà. […] Il faut faire quelque chose à court terme, on n’a pas le choix. On est en réflexion. Est-ce qu’on va changer de mission ? On a beaucoup de choses à discuter à l’interne.

Valérie Villeneuve, directrice des soins infirmiers au CHSLD Boisé Sainte-Thérèse

Dans son CHSLD de Saint-Hubert, Paul Arbec a perdu huit infirmières au profit du public depuis mars 2020. « Il y en avait 9 sur 13 qui étaient nos salariées et là, il nous en reste une seule. J’ai la même chose à Terrebonne. J’ai la même chose à Rawdon », raconte M. Arbec, dont le budget consacré aux agences est passé de 400 000 $ par mois à 1 million dans ses six CHSLD. Comme le Boisé Sainte-Thérèse, lui aussi doit parfois payer le double, voire le triple du salaire de base. « Ils nous disent : à taux simple en zone rouge, on ne vient pas. Ils nous tiennent en otage. »

Des écarts à combler

Chez Jean-François Blanchard, au Manoir Harwood, ce sont trois préposés aux bénéficiaires qui sont partis récemment, attirés par le nouveau programme de formation accélérée des infirmières auxiliaires lancé par Québec.

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Jean-François Blanchard, directeur général du CHSLD Manoir Harwood

M. Blanchard les aurait volontiers gardés avec leur nouveau titre d’emploi. Le hic : les candidats sont obligatoirement jumelés avec un établissement de santé public durant deux ans. « On [les établissements privés non conventionnés] n’est pas inclus dans ça. Et moi, je perds mon personnel. » Tous les lits de M. Blanchard sont pourtant achetés par le réseau public.

À ce sujet, une autre lettre envoyée en février, cette fois-ci à la ministre Marguerite Blais, demande que les CHSLD privés non conventionnés « soient inclus dans tous vos mesures, projets et programmes ». « Cette reconnaissance permettrait notamment d’éliminer les écarts qui continuent de se creuser entre les établissements et qui ont un impact direct sur les soins et services aux personnes hébergées. »

« On est partenaire du réseau. On héberge des clients [du réseau]. Le client a le droit au même service, qu’il habite dans un établissement public, privé conventionné ou non conventionné. C’est le temps qu’on règle les choses », rage Frédéric Asselin, directeur général du CHSLD Angus et administrateur de l’AELDPQ.

À Québec, on jette le blâme de la crise actuelle sur les gouvernements précédents. « Nous sommes en mode grand rattrapage pour compenser l’inaction et le désengagement des anciens gouvernements, dit le cabinet de la ministre Blais. Rappelons que notre gouvernement met fin à un moratoire de 30 ans sur le financement et le conventionnement des CHSLD privés. Les gouvernements précédents avaient littéralement abandonné les CHSLD privés non conventionnés. Ils n’avaient pas de vision claire de l’hébergement et du vieillissement de la population. »

Des sommes remises

Les CHSLD privés non conventionnés déplorent le fait de ne pas bénéficier des mêmes mesures et avantages que le public et le privé conventionné. Plusieurs aides financières ont pourtant été accordées ou annoncées depuis le début de la crise, précise le ministère de la Santé et des Services sociaux. Notamment : un soutien pour rehausser le taux horaire des infirmières techniciennes et des infirmières auxiliaires ; une autre somme pour le rehaussement du salaire du personnel salarié et une troisième pour les préposés ; l’inclusion des établissements privés non conventionnés pour certaines primes afin d’attirer et de retenir le personnel infirmier. Selon Paul Arbec, de l’AELDPQ, plusieurs de ces sommes n’ont pas encore été reçues par les CHSLD.

Un projet-pilote mené à huis clos

Tenue à l’écart des pourparlers sur le conventionnement des CHSLD privés, l’Association des établissements privés conventionnés (AEPC) craint un « nivellement vers le bas » dans le réseau de soins aux aînés.

Depuis quelques mois, Québec négocie avec trois CHSLD privés les modalités de leur éventuel conventionnement dans le cadre d’un projet-pilote. Ces ententes pourraient ensuite être étendues à certains des 37 autres CHSLD privés de la province.

Pour l’AEPC, le dossier doit cheminer plus rapidement. Mais surtout, Québec doit cesser de l’écarter des discussions. « On a 65 ans d’expérience dans le domaine. On parle d’une réforme dans notre milieu. Et on ne nous consulte pas », affirme le président du conseil d’administration de l’AEPC, Jean Nadon.

Ce dernier déplore que les trois CHSLD privés faisant partie du projet-pilote aient été invités à signer des ententes de confidentialité, si bien qu’aucun détail ne filtre dans ce dossier. M. Nadon dit néanmoins appuyer le projet.

Mais on se pose des questions. Il y a un grand manque de transparence.

Jean Nadon, président du conseil d’administration de l’AEPC

M. Nadon explique que les CHSLD privés conventionnés disposent déjà de contrats, renouvelés chaque année. « Pourquoi ne pas prendre la recette qui existe et l’améliorer ? Pourquoi on réinvente ? C’est là où on n’est pas d’accord à ne pas être consultés », ajoute la directrice générale de l’AEPC, Annick Lavoie.

L’AEPC craint que les nouvelles ententes conclues avec les CHSLD privés ne soient éventuellement étendues à leurs membres. « Va-t-on nous imposer une formule qu’on ne connaît pas ? », demande M. Nadon. Pour lui, le fait que Québec « ne consulte pas sa base » risque potentiellement « de mettre à risque les résidants ».

Des « particularités » en cause

Au cabinet de la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, on affirme que le projet-pilote vise à « établir une mécanique pour étendre ensuite le conventionnement à d’autres CHSLD ». L’attaché de presse de Mme Blais, Jean-Charles Del Duchetto, assure que l’objectif de cette démarche est « de niveler vers le haut » les services offerts aux résidants, notamment en offrant « un financement plus stable et une stabilité de la main-d’œuvre » aux CHSLD privés qui deviendront conventionnés.

M. Del Duchetto note que « chaque CHSLD privé est différent et a ses particularités ». D’où le fait que le projet-pilote avance lentement actuellement.

L’objectif de tous, c’est d’assurer le bien-être des aînés.

Jean-Charles Del Duchetto, attaché de presse de la ministre Marguerite Blais

Président de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec (AELDPQ), Paul Arbec déplore lui aussi que les discussions autour du projet-pilote dans trois établissements privés se fassent sous embargo de confidentialité. « On est deux associations. Nous, les établissements privés non conventionnés, et l’AEPC. L’AEPC sont des spécialistes dans l’approche conventionnée et ils ne sont pas mêlés dans la démarche aucunement. Ça, on le déplore. C’est un problème, toute l’espèce d’embargo sur la démarche du conventionnement ou la notion de confidentialité », dit-il.