Les finissants en médecine ont été nombreux à bouder la médecine familiale cette année au Québec en faveur des autres spécialités. Sur les 507 postes de médecine de famille qui étaient offerts cette année pour les futurs médecins résidents à travers la province, 75 n’ont pas été pourvus. Un sommet en 10 ans qui inquiète grandement la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

« C’est une année qui est vraiment un choc », affirme le président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), le DLouis Godin.

En comparaison, un seul poste de spécialité n’a pas été pourvu cette année au Québec. Il s’agit d’un poste en anatomopathologie à l’Université de Montréal, apprend-on en consultant les données du CaRMS, l’organisme pancanadien qui jumelle les futurs médecins résidents en fonction des différents postes de spécialité, dont fait partie la médecine familiale, offerts à travers le pays.

Après le deuxième et ultime tour de jumelage des médecins résidents, 94 postes de différentes spécialités sont toujours vacants à travers le pays cette année. De ce nombre, 75 sont en médecine de famille au Québec.

« Comment on explique ça ? C’est la grande question », affirme le DGodin. Selon lui, avec la pandémie, plusieurs stages en médecine de famille ont été chamboulés au Québec. Les étudiants « ont possiblement été moins exposés à la médecine familiale », note le DGodin. L’écart de rémunération entre les médecins spécialistes et les médecins de famille pourrait, selon lui, aussi avoir un impact. « Mais il y a possiblement autre chose qui entre en ligne de compte. […] À partir de ces résultats, il y a un examen approfondi qui doit être fait à très court terme pour qu’on corrige la situation. On ne peut pas vivre ça chaque année », dit-il.

Selon la liste du CaRMS, il reste par exemple cinq postes en médecine de famille à pourvoir à Trois-Pistoles, cinq dans le nord de Lanaudière et sept pour la région de Richelieu-Yamaska. Dans le reste du Canada, seulement 19 postes sont vacants, toutes spécialités confondues, dont 14 en médecine de famille.

Au cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Christian Dubé, on attribue une partie de la situation à la pandémie, qui a limité les stages offerts en médecine de famille, et donc l’attrait pour cette carrière, ainsi qu’à la diminution des admissions dans les facultés de médecine appliquée au Québec en 2017 par le précédent gouvernement. On assure « tout mettre en œuvre pour attirer les étudiants vers la médecine familiale, notamment en offrant plus de formation pour ce domaine dans les régions du Québec ».

Pénurie d’omnipraticiens

Au Québec, environ 81 % de la population a un médecin de famille. Mais 600 000 personnes sont toujours en attente et inscrites au Guichet d’accès à un médecin de famille. « On sait qu’on manque de médecins de famille. On en manque partout », affirme le DGodin.

Pour lui, la pénurie de médecins de famille est connue depuis des années. Différentes mesures ont été prises pour y remédier. Le nombre de postes offerts en médecine de famille par rapport aux postes dans d’autres spécialités a par exemple augmenté graduellement ces dernières années. Aujourd’hui, 55 % des postes offerts aux résidents sont en médecine de famille et 45 % dans des spécialités comme la cardiologie, la chirurgie, l’ophtalmologie… Une situation qui ne fait pas l’unanimité, comme l’expliquait La Presse dernièrement.

Cette année, 507 postes étaient affichés en médecine de famille au Québec. Une nette augmentation par rapport aux 397 postes de 2011. Mais malgré tout, le Dr Godin croit que les postes laissés vacants auront « énormément de conséquences ». « On quantifie les postes disponibles en fonction des projections que l’on fait en fonction des besoins que l’on aura en médecine familiale. »

Chaque fois que j’ai un médecin de famille de moins, c’est 1000 Québécois qui n’auront pas de médecin de famille…

Le DLouis Godin, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec

Le DGodin croit qu’il faut « poser les actions nécessaires pour faire qu’au cours des prochaines années, on atteigne des taux de comblement qui sont satisfaisants ». Il estime qu’une partie de la solution pourrait passer par des actions pour valoriser la médecine familiale. « On veut former plus de médecins de famille. Le problème, c’est qu’on ne réussit pas à les attirer. Il faut absolument trouver des façons de corriger cette situation », plaide-t-il.

Une priorité du ministre Dubé

Même s’il reconnaît que les 75 postes vacants en médecine familiale constituent un nombre « élevé », le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) souligne que le nombre de candidats admis est « comparable à 2017 et 2018 ».

Plusieurs étudiants auraient indiqué au MSSS que « l’exposition aux patients a été très différente cette année en raison de la COVID ». Plusieurs activités se faisaient par téléconsultation.

Les étudiants « ont exprimé que cette exposition différente a eu un impact sur leur choix de résidence en faveur de la médecine spécialisée », dit le MSSS, qui souligne que les admissions en médecine ont été augmentées en 2020-2021, ce qui « se fera sentir au niveau de la résidence en 2024-2025 ».

Au cabinet du ministre Dubé, on assure que l’accès aux médecins de famille est un enjeu « prioritaire » et qu’il y aura 139 nouvelles admissions en médecine de famille d’ici trois ans au Québec.

Le MSSS ajoute que des actions sont aussi déjà en cours et que six postes de médecine de famille ont été pourvus depuis vendredi dernier.

Pour la Dre Marie-France Raynault, chef du département de médecine sociale et préventive du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), le manque de médecins de famille peut potentiellement avoir un impact sur tout le monde au Québec.

« Si on a un manque récurrent, il y a certains médecins spécialistes qui pourraient devenir obligés de faire les suivis de patients, ce qui n’est vraiment pas la meilleure utilisation qu’on peut en faire, d’autant plus qu’on veut faciliter l’accès dans un temps raisonnable. Tout le monde est perdant si on congestionne en quelque sorte l’accès à nos spécialistes », explique-t-elle.

Le problème, dit Mme Raynault, est en réalité très complexe.

Il y a peut-être d’abord un déficit de valorisation ou de notoriété dans la société des médecins de famille, par rapport aux spécialistes.

La Dre Marie-France Raynault, chef du département de médecine sociale et préventive du CHUM

« Ça part de la valorisation populaire de l’exploit technique. On valorise plus une découverte, ou quelque chose d’inédit, que la prise en charge au quotidien des patients », note-t-elle.

« Aujourd’hui, c’est aussi plus difficile pour un médecin de famille d’avoir un poste où il veut. Autant les hommes que les femmes qui graduent ont des conjoints qui ont des contraintes de travail. La mobilité est un peu moins évidente », ajoute-t-elle.

Qu’est-ce qu’un médecin résident ?

Après avoir terminé leur doctorat en médecine, les finissants doivent poser leur candidature dans une spécialité afin d’obtenir un poste de résident. Comme médecins résidents, ils perfectionnent leur formation dans leur domaine de spécialité tout en pratiquant. La durée d’une résidence dépend de la spécialité choisie.

« On va frapper un mur si ça continue »

Le nombre record de postes vacants en médecine familiale inquiète aussi dans les rangs de la jeunesse. Et la présidente de la Fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ), Catherine Lajoie, en sait quelque chose. Déterminée à s’impliquer pour changer les choses, la jeune femme de 25 ans compte elle-même devenir médecin de famille dans les prochaines années. Entrevue.

PHOTO FOURNIE PAR LA FMEQ

Catherine Lajoie, étudiante en médecine et présidente de la Fédération médicale étudiante du Québec

Q. Comment peut-on expliquer le manque de médecins de famille au Québec, selon vous ?

R. C’est une question très complexe, et multifactorielle en réalité. Collectivement, je pense qu’on favorise beaucoup la spécialité en médecine, dans le discours politique notamment. Être spécialiste, c’est ce qui est hot. Les jeunes qui entrent, c’est ce qu’ils voient et entendent surtout. Il y a donc plusieurs composantes sur lesquelles on doit travailler. Ce qu’on réclame aussi, c’est que le gouvernement revoie les contraintes imposées aux médecins de famille. Il y a beaucoup moins d’entre eux qui enseignent, par exemple, à cause de la charge de patients. Puis, ils ne sont pas nécessairement payés, alors qu’il existe certains forfaits pour les spécialistes. Quand on parle de valorisation, ça doit aussi passer par l’enseignement.

Q. Avez-vous l’impression qu’on se dirige actuellement vers une solution ?

R. Je pense que graduellement, oui, on arrive à faire ressortir l’enjeu dans le débat public, mais le ministère de la Santé, ça reste une grosse machine. Ça bouge lentement et je pense qu’ils se rendent compte progressivement que c’est problématique. Il y a une ouverture, mais le travail pour changer les choses, il n’est pas encore nécessairement au rendez-vous. Ce travail-là doit aussi être fait de concert avec les groupes de médecine de famille (GMF), les universités, les élus. On doit tous s’entendre vers un but commun. En ce moment, il n’y a pas assez de discussions entre les principaux acteurs pour trouver la vraie bonne solution.

Q. Personnellement, où vous situez-vous là-dedans ? Avez-vous envie d’apporter votre contribution ?

R. Je suis présentement à l’externat, à ma quatrième année sur cinq en médecine à l’Université de Montréal. Autrement dit, c’est dans six mois qu’il va falloir que je choisisse. Personnellement, j’ai fait mon stage de médecine de famille en Abitibi et c’est un coup de cœur pour moi, entre autres grâce aux médecins que j’ai rencontrés. J’ai aussi un grand-père pour qui la médecine familiale est une vocation. On peut faire de tout en médecine familiale, c’est la beauté de la chose. Tu touches à tout, tu es la personne de référence pour les patients. Il faut le dire : c’est passionnant de faire de la médecine de famille. Ce n’est pas juste deux jours par semaine, puis on ne fait rien ensuite. Il faut le vendre autrement aux jeunes étudiants qui sont des « overachievers » [en français, des surperformants], sinon ça ne fonctionnera pas réellement.

Q. Est-ce qu’on néglige parfois certains enjeux dans tout ce débat ?

R. Au-delà du nombre de postes disponibles, il y a aussi toute une génération de médecins de famille qui vont prendre leur retraite. Ça fait en sorte qu’en ce moment, des deux côtés du bâton, on en perd beaucoup. À un moment donné, si on ne fait rien, il va manquer quelque chose de façon importante. Pour moi, on va frapper un mur si ça continue, surtout en région, où le manque est encore plus important. Il faut s’asseoir, avoir un vrai débat sociétal, dresser les enjeux et changer réellement les choses.

Q. Quel genre d’espaces peut-on imaginer pour avoir cette grande discussion au Québec ?

R. Il existe des tables de concertation, au sein desquelles on doit s’assurer qu’un nombre minimal de médecins de famille sont représentés quand on a des discussions. Mais plus largement, il va falloir que ça se rende plus haut, au niveau politique, pour redéfinir le rôle de médecin de famille. Ça passe aussi par les patients, par la population, par tout le monde finalement. Les étudiants ont très peu de leviers dans ces discussions, mais on sent qu’on est de plus en plus écoutés. C’est là-dessus qu’on doit miser pour une prise de conscience. Il faut que ça bouge maintenant.