(Québec) Pandémie oblige, la Santé publique occupe l’avant-scène de l’actualité depuis près d’un an. Quelques visages sont devenus familiers, Horacio Arruda au côté de François Legault, la Dre Mylène Drouin à Montréal. Dans chaque région du Québec, un directeur de santé publique diffuse ses recommandations sanitaires et compile les données à l’intention du Ministère, à Québec.

Depuis des décennies, des anciennes unités sanitaires aux directions actuelles en passant par la « santé communautaire », un commando de médecins québécois a décidé de s’intéresser davantage aux « déterminants de la santé » de la population qu’aux interventions « curatives » sur des individus. Pas de blouse blanche, pas de stéthoscope autour du cou : pendant des années, ces médecins ont été traités de « pelleteux de nuages » par leurs confrères.

Quel que soit votre âge, vous avez bénéficié de cette médecine. Si vous avez plus de 70 ans, vous avez connu les camions circulant en région pour radiographier une population menacée par la tuberculose. Vous avez 60 ans ? Votre alimentation au berceau était encadrée, la formation des jeunes mères était appuyée par les campagnes de la Goutte de lait. Dans les années 1960 ont été lancées des campagnes de vaccination massives dans les écoles primaires, pour éradiquer la polio, la rubéole, la rougeole. Le BCG, contre la tuberculose, a été testé à Montréal d’abord. Il y a 30 ans, on vaccinait encore massivement, pour freiner la méningite. En 2009, c’était l’offensive contre la « grippe porcine », le H1N1.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Horacio Arruda, directeur national de santé publique

Pendant des années, le Québec a été à la pointe en matière de santé publique. Parmi les provinces canadiennes d’abord, même si, plus récemment, la Colombie-Britannique et l’Ontario ont fait des progrès importants. Aux États-Unis, on se retrouve devant une gigantesque mosaïque selon l’État ou la ville. Le Québec n’a pas centralisé les responsabilités ; l’inspection des aliments relève de l’Agriculture, l’inspection de l’hygiène des bâtiments relève des villes.

Depuis les années 70, la Santé publique a graduellement pris sa place. L’évolution était parfois en dents de scie, selon le gouvernement, mais sur une longue période, la courbe progressait. La Santé publique québécoise, son organisation était une référence pour beaucoup d’endroits dans le monde.

Jean Rochon, dans un entretien avec La Presse la semaine dernière

Encore aujourd’hui, à 82 ans, le DRochon est considéré par ses pairs comme le véritable père de la Santé publique au Québec. « J’ai eu la chance d’être à la bonne place au bon moment », confie-t-il. Alors qu’il étudiait la médecine à Boston, la Santé publique connaissait un essor sans précédent en Amérique du Nord. À l’Université Laval, en 1974, il est déjà sur place quand un département est créé. Pour lui, « la restauration de la Santé publique constitue une priorité majeure non seulement face à d’éventuelles autres épidémies, mais surtout pour diminuer le fardeau que font peser la maladie et les inégalités sociales sur la société ».

À compter de 2015, la réforme Barrette a marqué « une rupture », dénonce Rochon.

Du point de vue de la structure d’abord, on a mis en place un système où les décisions sont très centralisées ; les régions n’ont rien à dire. Triste illustration des conséquences de la concentration des pouvoirs à Québec : quand la pandémie a frappé dans les CHSLD, au printemps, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas, sur place, dans les établissements, un responsable habilité à prendre les décisions urgentes et à rendre des comptes. Depuis 2015, la Santé publique est noyée dans les CISSS et les CIUSSS, déplore le Dr Rochon, ancien ministre de la Santé et véritable précurseur du développement de ce secteur au Québec.

Du point de vue des moyens ensuite, le gouvernement Couillard avait imposé une compression de 30 % des budgets de santé publique dans les 17 directions régionales. Jean Rochon avait tenté de convaincre le bras droit de Philippe Couillard, le DRoberto Iglesias, issu de la Santé publique lui aussi, de mettre cette réforme au rancart. Mais le gouvernement libéral cherchait à faire des économies partout. Une ponction justifiée, soutenait encore le Dr Iglesias la semaine dernière. « On n’a pas détruit la Santé publique, mais on l’a ajustée pour avoir un per capita qui ressemblait à ce qui se fait ailleurs », a-t-il dit. Il est vrai qu’en proportion de la population, le Québec compte davantage de spécialistes en santé publique qu’ailleurs au pays.

Ancien président des médecins spécialistes, devenu ministre, Roberto Iglesias a accepté de cautionner les compressions « à condition qu’on ne touche pas aux services », une assurance qu’on lui avait donnée, insiste-t-il. Aujourd’hui, il convient qu’une partie des coupes a touché les activités, pas seulement la gestion. Ces compressions n’ont pas réduit la rémunération des médecins ; elles ont plutôt frappé des infirmières, des scientifiques, qui contribuaient puissamment aux services, estime Jean Rochon.

La Santé publique passe souvent par des évidences. Mais elle se heurte aussi à des résistances. L’obligation de boucler sa ceinture en auto a été vite acceptée par la population. Conjuguée à la criminalisation de l’ébriété au volant, elle a considérablement réduit la mortalité sur les routes depuis 30 ans. Mais la campagne contre le tabagisme, un combat mené de haute lutte par Jean Rochon, bouleversait les habitudes – l’interdiction de fumer au travail et la disparition des commandites pour les cigarettiers datent de 1998. En 2005, on a étendu l’interdiction de fumer aux bars et aux restaurants, aux cours d’école. Ç’a aussi été la fin des étalages attirants dans les dépanneurs. En 25 ans, le tabagisme a considérablement diminué au Québec, passant de 34 % en 1994 à 12 % en 2018.

La Santé publique, c’est à la fois scientifique et politique. Cela exige une certaine conscience de ce qui se passe dans la société, sur les plans économique, sociétal. La science, c’est relativement simple, mais comment amener une société à changer ses habitudes, ses façons de voir les problèmes, c’est autre chose.

Le DRichard Lessard, directeur régional de santé publique de Montréal de 1992 à 2012

Déjà, il y a 25 ans, le Dr Lessard dénonçait la tendance « hospitalocentrique » de la santé au Québec.

Il se souvient du tollé quand, à Montréal, il a appuyé l’ouverture de centres d’injection pour aider les gens accrochés aux drogues dures. Utiliser des fonds publics pour permettre la consommation, même sous contrôle, n’était pas évident. Quand Loto-Québec a voulu déplacer le Casino de Montréal vers les quartiers défavorisés de la métropole, la DSP de Montréal a mené une campagne médiatique très efficace ; le projet a été abandonné.

Le débat sur la fluoration de l’eau potable a perduré pendant des années. À Trois-Rivières, un mouvement citoyen avait même obtenu la fin de la fluoration pendant quelques années en dépit de l’avis unanime des scientifiques. Bien avant l’actuelle pandémie, les enjeux de santé publique ont cristallisé l’attention des médias. Les éclosions des maladies nosocomiales, le C. difficile ont entraîné bien des décès dans les hôpitaux. Les grippes porcine et aviaire, H1N1 et H5N1, le virus du Nil occidental, l’Ebola, des menaces qui venaient de loin, comme la COVID-19. En alimentation, l’apparition de la listériose a forcé des interventions contestées. À Québec, la légionellose, et l’eau contaminée par un solvant à Shannon, près d’une base militaire, ont fait les manchettes durant des mois.

Directeur national de santé publique de 2003 à 2012, Alain Poirier relève aussi que la Santé publique n’est jamais loin de l’action politique. Au Québec, le directeur national de santé publique a davantage de pouvoirs que dans les autres provinces. Horacio Arruda peut faire fermer une usine s’il le juge nécessaire.

On a décrié la proximité d’Horacio Arruda avec les décideurs politiques. Sur ce point, M. Poirier s’insurge. Le directeur national n’est pas trop proche du politique. « Même quand on veut contenir un virus, il faut tenir compte des autres enjeux, réfléchir à d’autres aspects que le seul contrôle de la maladie […] Le contrôle des épidémies ne peut être uniquement scientifique. Intervenir auprès d’un individu ou de la population, ce n’est pas la même chose. On n’est pas une science pure. Même si on arrive avec une solution uniquement basée sur la science, ça ne donne rien si elle ne peut être appliquée », a lancé Alain Poirier la semaine dernière.

Pour M. Poirier, l’incendie d’un entrepôt d’huile contaminée aux biphényles polychlorés (BPC) en août 1988, à Saint-Basile-le-Grand, aura probablement été l’évènement déclencheur, celui qui a braqué les projecteurs sur la Santé publique au Québec. Le panache de fumée potentiellement toxique avait flotté au-dessus de Saint-Bruno, Sainte-Julie et Saint-Basile, pas moins de 5000 personnes avaient dû être évacuées. Quelques jours plus tard, on avait statué ; la population n’avait pas été mise en danger.

Roberto Iglesias avait été directeur de santé publique, quelques mois après l’adoption de la loi en 1993. Il prend un grand-angle pour décrire les progrès de la santé publique : avant les années 1970, les campagnes de vaccination, notamment, ont pu freiner la propagation de bien des maladies infectieuses. La mortalité infantile a reculé, avec un impact immédiat sur l’espérance de vie. Dans les années 1980, on a commencé à promouvoir une « approche globale », à constater le poids des habitudes de vie sur la santé des adultes. Une diète moins grasse, une attention accrue à la tension artérielle, plus d’activité physique et les progrès de la médecine coronarienne ont repoussé encore la fatalité. La troisième avancée a été faite aux dépens des cancers – à cet égard, la lutte contre le tabagisme est une contribution importante, selon lui.

Bref, la contribution de la Santé publique déborde largement les hôpitaux. La Santé publique est même sollicitée pour contrer, avec les municipalités, l’impact des vagues de chaleur. « On voit que la santé communautaire n’est pas uniquement le job des docteurs, mais celle d’équipes multidisciplinaires », insiste le Dr Iglesias.