C’est devenu le symbole de la crise des CHSLD pendant la première vague de la pandémie. Pourtant, un an et demi plus tard, après une enquête policière, plusieurs examens des ordres professionnels et une longue enquête publique du coroner, certaines zones d’ombre demeurent. Que s’est-il vraiment passé au CHSLD Herron ? Trois questions en suspens.

Qui était le capitaine du navire ?

La voix de la PDG du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Lynne McVey, résonne dans le haut-parleur. Elle annonce qu’elle prend en charge la gestion d’Herron « au nom du gouvernement ».

La propriétaire d’Herron, Samantha Chowieri, est sous le choc. Il est environ 21 h, le 29 mars 2020. Mme Chowieri est assise dans un bureau de son CHSLD en compagnie de Brigitte Auger, directrice responsable du service CHSLD–soutien à domicile du CIUSSS.

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Lynne McVey, PDG du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, lors d’une conférence de presse sur la situation au CHSLD Herron, le 11 avril 2020

La conversation est tendue. Mme McVey « me [dit] que le centre ne va pas depuis longtemps. Elle me demande si on est là juste pour faire de l’argent. Elle parle de maltraitance », affirme la propriétaire. Une lettre officielle lui sera envoyée le lendemain.

Quelques heures plus tôt, des gestionnaires du CIUSSS sont arrivées en renfort à Herron. Ce qu’elles ont découvert dépasse l’entendement. Des aînés n’ont pas mangé de la journée. Plusieurs sont souillés, abandonnés dans leurs selles et leur urine depuis des heures.

Alertée de la situation, la PDG demande à Québec si elle peut mettre l’établissement sous tutelle. Elle reçoit l’accord du sous-ministre Yvan Gendron.

Elle mandate par écrit Brigitte Auger comme gestionnaire durant la crise.

En coulisses, un bras de fer de plusieurs jours a lieu entre la direction du CHSLD et les autorités sanitaires. On se parle par avocats interposés. Le CIUSSS envoie deux mises en demeure au groupe Katasa pour avoir accès aux numéros de téléphone des employés, aux noms, numéros de dossier et numéros de chambre des résidants, à la liste des fournisseurs de services et aux clés de l’édifice. Des éléments que les propriétaires affirment avoir fournis dès le début.

Même si elle a déjà annoncé qu’elle prenait le contrôle de l’établissement, Lynne McVey multiplie les échanges avec les sous-ministres et la Santé publique. Elle veut un « écrit du MSSS [ministère de la Santé et des Services sociaux] pour la prise en charge de la Maison Herron ». « La propriétaire questionne beaucoup », affirme-t-elle. La Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal, émettra une ordonnance le 7 avril en vertu de l’article 106 de la Loi sur la santé publique, qui permet à un directeur de santé publique d’intervenir s’il est d’avis qu’il existe une menace réelle à la santé de la population.

Confusion

Pendant des jours, personne sur le terrain ne semble savoir qui fait quoi.

Selon Mme Chowieri, le CIUSSS est responsable du site. On le lui a clairement indiqué.

Le soir du 8 avril, l’infirmière-chef aux urgences de l’hôpital de St. Mary’s, Marie-Ève Rompré, vient donner un coup de main. Voici ce que lui disent ses supérieurs : « On était en support pour le moment. Ce n’était pas une prise en charge et il ne fallait pas aller au-delà. »

Le 11 avril, une équipe d’infirmières de l’hôpital du Lakeshore débarque en renfort. Quand elles arrivent, personne ne se présente comme étant responsable. « C’était difficile de savoir ce dont ils avaient besoin et où ils voulaient qu’on aille », écrit ce soir-là l’infirmière Tina Phair dans un courriel stupéfait à son supérieur.

Même Brigitte Auger, qui est officiellement responsable de la gestion du site, dira que son rôle en était un de collaboration.

Dans ma tête, on rentre là, on aide, on donne notre expertise. Mais dans ma tête, je redonne Herron aux personnes responsables.

Brigitte Auger

Pourquoi, alors, avoir envoyé dès le 30 mars une lettre officielle dans laquelle le CIUSSS annonce qu’il prend la gestion du centre « au nom du gouvernement », lui demandera la coroner Géhane Kamel lors de l’enquête publique.

Pourquoi la prise en charge du CIUSSS a-t-elle échoué ?

À partir de la nuit du 29 au 30 mars, alors que le CIUSSS « prend le contrôle » de l’établissement, on pourrait croire que la crise est en voie de se résorber. Ce n’est pas le cas. Plusieurs soignants, autant ceux envoyés par le CIUSSS que les employés d’Herron, rapportent des situations de maltraitance extrême et de manque criant de personnel et d’équipement de base jusqu’au 11 avril.

Le 3 avril, une infirmière constate qu’il n’y a « pas ou pratiquement pas » d’équipement. Même les poubelles sont rares. Dans les jours suivants, elle découvre des résidants assoiffés.

Leurs bouches sont sèches et épaisses. « Ils prenaient les verres d’eau et c’est comme s’ils sortaient du désert. » C’est parfois impossible de leur faire des prises de sang. « C’est du caramel dans [leurs] veines. »

Le 9 avril, une équipe d’infirmières de l’hôpital de St. Mary’s voit un homme qui n’a pas bu depuis 10 jours, sauf pour prendre son médicament quotidien. Il a la langue gercée et les joues pleines d’ulcères. Une dame a des selles « jusque dans le cou ». Un résidant a trois culottes d’incontinence une par-dessus l’autre. Elles sont brunes. Il a du vomi séché dans la bouche qui l’empêche de parler.

Le 11 avril, une équipe d’infirmières du Lakeshore trouve des résidants déshydratés, des plaies sales et des pansements collés.

Pénurie de personnel

Comment expliquer de telles situations alors que le CIUSSS est sur place depuis des jours ?

La question du manque de personnel est centrale. Déjà, avant la pandémie, il manque 50 % des effectifs au CHSLD de Dorval.

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Jacqueline Sénéchal, résidante du CHSLD Herron, en avril 2020

Pendant l’éclosion, ce n’est pas clair à qui revient la tâche de trouver des bras. Pour les propriétaires d’Herron, c’est au CIUSSS de le faire, on le leur a d’ailleurs précisé par écrit le 30 mars. Ils essaient tout de même de trouver des gens, mais très souvent, ceux qui acceptent de venir ne se présentent pas. Au CIUSSS, on compte pendant des jours sur l’aide d’Herron quand on complète les horaires.

Le 30 mars, l’infirmière Maria Nelson est appelée à Herron par l’entremise d’une agence de placement. Elle est coordonnatrice de soir, responsable de tout l’établissement. Elle remarque le manque de main-d’œuvre dès son arrivée. Alors qu’elle doit théoriquement gérer le CHSLD, elle passe plutôt les premières semaines à donner des soins.

Le premier soir, en montant aux étages, elle remarque une odeur d’urine. Des résidants ne sont pas changés. Des pansements n’ont pas été changés.

La pénurie de personnel durera des semaines. Les listes d’employés fournies par la direction du CHSLD avant chaque quart de travail ne sont « pas conformes ». Des personnes qui sont à l’horaire ne se présentent pas. Pour combler les manques, le CIUSSS envoie des gens, « mais des fois, c’est pour deux heures, trois heures ». Plusieurs viennent aider après leur quart de travail ailleurs. Ce roulement pose problème. Il faut constamment former et reformer les soignants.

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Membres du personnel du CHSLD Herron, en avril 2020

Au début, le CIUSSS fait appel au volontariat chez ses employés, plutôt que de les forcer à aller prêter main-forte. Herron était en tête de liste des priorités, mais le territoire était aux prises avec de nombreuses éclosions et manquait d’effectifs partout, a expliqué à la coroner la PDG adjointe Najia Hachimi-Idrissi. Selon elle, même si on avait forcé des gens à aller à Herron, il n’y aurait pas eu plus d’employés.

En septembre, Alexandre Mercier, chef de service aux ressources humaines du CIUSSS, a eu un discours différent. Ce n’est que le 5 avril qu’il est officiellement sollicité par ses patrons pour trouver massivement du personnel pour Herron.

Selon lui, le CIUSSS ne réussira « à prendre une certaine forme de contrôle » qu’au mois de juin. Il est catégorique : la situation aurait pu être différente s’il avait été mis à contribution dès le 30 mars. « Il y aurait eu beaucoup plus de staff dans la semaine précédente. On aurait peut-être évité beaucoup de décès. »

Seuls 40 % des quarts seront pourvus dans les premières semaines.

Pourquoi les médecins n’ont-ils pas prêté main-forte ?

Le 8 avril 2020, l’infirmière Victorine Leunga perd patience. Coordonnatrice dans un CHSLD public de l’ouest de Montréal, elle en est alors à sa quatrième journée en renfort à Herron. Et elle en a assez de n’avoir aucun médecin sur place. « On doit transférer des patients [à l’hôpital] qu’on ne devrait pas transférer s’il y avait des médecins », dit-elle.

À l’époque, Herron a trois médecins associées, les Dres Orly Hermon, Lylia Lavallée et Adriana Ionescu, qui faisaient, avant la pandémie, une ronde hebdomadaire.

Depuis la mi-mars, les deux premières ont cessé leurs visites, comme de nombreux médecins de CHSLD, après avoir reçu une directive de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) encourageant la télémédecine dans les établissements de soins de longue durée.

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Dès la mi-mars, deux des trois médecins du CHSLD Herron cessent leurs visites. La troisième se rendra sur les lieux jusqu’au 29 mars.

La troisième, la Dre Ionescu, va à Herron jusqu’au 29 mars. Ce soir-là, quand la crise éclate et que des gestionnaires du CIUSSS arrivent en renfort, elle prête aussi main-forte. Puis, elle se range derrière l’avis de ses collègues et commence à faire de la télémédecine.

La propriétaire de l’établissement, Samantha Chowieri, interpelle la Dre Hermon. « Elle a dit que les médecins sont en télétravail et ne peuvent pas se déplacer. »

Une employée d’Herron sans aucun bagage médical fait donc la navette entre le CHSLD et le domicile des médecins pour faire signer les formulaires de décès des résidants. C’est elle aussi qui monte aux étages pour poser des questions, au nom d’une des médecins, sur l’état de santé des résidants quand la médecin n’arrive pas à joindre un soignant.

« On a discuté plusieurs fois [d’y aller] », a assuré la Dre Hermon devant la coroner. « Toutefois, il y avait l’enjeu majeur du manque d’équipement et nous avons réalisé que d’y aller serait contre-productif. »

On voyait que les infirmières tombaient malades une après l’autre et que ça nous arriverait et qu’on ne serait pas disponibles pour nos patients et nos infirmières.

La Dre Orly Hermon

Les médecins optent à la place pour être de garde 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

« Adjointes de médecins »

Le 7 avril, la Dre Lavallée dit avoir demandé, lors d’une conférence téléphonique avec des dirigeants du CIUSSS, si elle et ses collègues devaient se rendre sur place. « On leur a demandé si ce qu’on faisait était correct. On travaillait 24 heures sur 24. [La Dre Larente] nous a dit : continuez de faire ce que vous faites de la maison. »

Le 8 avril, l’infirmière Victorine Leunga interpelle les médecins. Elle leur dit que « ça ne va pas bien » et leur demande de venir. « Quand on évaluait les résidants, ils étaient au téléphone. Ça me demandait beaucoup de temps. Un peu devenu comme des adjointes de médecins. Dans un contexte comme celui-là, il faut que chacun fasse ce qu’il a à faire. » Les trois omnipraticiennes refusent de se déplacer. Mme Leunga écrit à deux gestionnaires du CIUSSS pour se plaindre, en vain.

Le 11 avril, après que l’affaire éclate dans les médias, une gériatre de l’hôpital de St. Mary’s, la Dre Julia Chabot, décide de son propre chef d’aller aider. Jamais, depuis le début de la crise, elle n’a été sollicitée par le CIUSSS, a-t-elle témoigné. « Si je pouvais retourner en arrière, j’aimerais pouvoir aller sur place plus tôt. »

Les médecins d’Herron lui emboîtent le pas la même journée.