En septembre, l’infirmière Jessika Montpetit a refusé un quart de travail supplémentaire obligatoire parce qu’elle était « complètement épuisée ». Un mois plus tard, elle a reçu un avis disciplinaire.

Aujourd’hui, « la rage au cœur », elle interpelle le premier ministre. « Voici pourquoi vos anges gardiens quittent le réseau de la santé. Voici pourquoi on tombe comme des mouches d’épuisement professionnel. Voici pourquoi je ne vais jamais conseiller à qui que ce soit d’entrer dans le réseau de la santé et de devenir infirmière. »

C’est arrivé le 7 septembre. Peu avant le dîner, Jessika Montpetit, infirmière au département de gériatrie de l’hôpital de la Cité-de-la-Santé à Laval, apprend qu’une collègue sera absente pour le quart de soir. Quelques heures plus tard, le verdict tombe. Il n’y a personne pour la remplacer. Il y aura donc un « temps supplémentaire obligatoire » (TSO). Traduction : une des infirmières de jour devra rester pour le quart de soir.

« Nous sommes trois infirmières cette journée, dont une infirmière d’agence, donc elle ne fera définitivement pas le TSO. Il ne reste que ma collègue régulière et moi, raconte Mme Montpetit. Ma collègue et moi ne pouvons pas et ne voulons pas rester. Elle doit aller chercher ses enfants et moi, je ne me sens pas sécuritaire pour m’occuper de mes patients huit heures de plus. »

« Un environnement extrêmement lourd »

Prenons ici le temps d’expliquer le contexte au département de gériatrie. « C’est un environnement extrêmement lourd. Je me fais cracher dessus, frapper, au moins une fois par jour », raconte Jessika Montpetit. Elle a été victime d’une grave agression physique de la part d’un patient et prend depuis des médicaments quotidiennement contre la douleur chronique. À cela s’ajoute la pandémie. Le département a déménagé pendant 10 mois dans un autre établissement, avec tous ses patients, pour faire de la place à la Cité-de-la-Santé, « avec tout le stress que ça implique ».

Durant cette période, Mme Montpetit dit avoir accepté des heures supplémentaires plusieurs fois par semaine, rentrant à 5 h du matin au lieu de 8 h pour décharger une collègue de soir, elle aussi en heures supplémentaires. Pendant deux mois, elle a été délestée à l’unité de débordement des urgences.

J’aime mon travail, mais je me sens épuisée, autant physiquement que mentalement.

Jessika Montpetit, infirmière au département de gériatrie de l’hôpital de la Cité-de-la-Santé à Laval

Le 7 septembre, donc, elle ne se croit pas apte à demeurer en poste. Elle appelle sa coordonnatrice pour la prévenir qu’elle et sa collègue partiront à la fin de leur quart. À 17 h, alors que leur journée est terminée depuis une heure, Mme Montpetit et sa collègue sont toujours sur place. L’autre infirmière part finalement chercher ses enfants.

« Je dis à mon chef de service que je lui laisse jusqu’à 18 h 30 pour trouver quelqu’un, mais qu’ensuite, je dois absolument [partir]. » On lui redemande à plus d’une reprise de rester jusqu’à minuit. On lui offre même congé le lendemain. Elle refuse. « Je me fais menacer de perdre mon permis d’infirmière à environ cinq reprises si je ne reste pas », affirme la soignante.

À 18 h 30, après avoir appris qu’une infirmière arrivera en renfort une heure plus tard, elle part.

Avis disciplinaire pour « insubordination »

Quelques jours plus tard, elle est convoquée par le chef de service et une gestionnaire des ressources humaines en présence de sa représentante syndicale. Sa version de la rencontre : « On m’a entre autres demandé ce que j’avais d’autre à faire qu’un TSO puisque je n’ai pas d’enfants. On m’a reproché d’avoir quitté le département sans assurer une relève, ce qui est totalement faux. On m’a aussi assurée que des démarches allaient être prises avec mon ordre professionnel pour une faute commise en lien avec mon code déontologique. »

Selon un porte-parole de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, « seules les infirmières sont à même d’évaluer leur capacité à exercer. [Elles] doivent toujours se référer à leur code de déontologie indépendamment du milieu de soins dans lequel elles exercent. Avant de quitter leur quart de travail, elles doivent prendre les moyens raisonnables pour assurer la continuité des soins et traitements en avisant leur gestionnaire de leur incapacité à poursuivre leur travail. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles assurent leur propre relève. Ce sont les gestionnaires qui ont la responsabilité de trouver un remplaçant ».

Le 6 octobre, Jessika Montpetit a reçu un avis disciplinaire pour « insubordination ». Dans la lettre, on lui reproche d’avoir quitté l’unité sans attendre l’arrivée de sa remplaçante et sans l’autorisation de son supérieur. Elle aurait dû rester jusqu’à 19 h 30.

C’est facile de dire qu’une personne doit rester pour faire le TSO quand ça ne t’implique pas. Venez le faire à ma place pour voir.

Jessika Montpetit, infirmière au département de gériatrie de l’hôpital de la Cité-de-la-Santé à Laval

« Je fais bien mon travail. Je participe à toutes les activités pour les patients. Je les aime. J’ai voulu faire ça toute ma vie. J’ai l’impression que je ne sais rien faire d’autre. Mais je ne me sens pas reconnue », affirme l’infirmière, qui songe maintenant à se réorienter.

Le CISSS de Laval explique que le TSO est une mesure d’exception. « Lorsqu’on arrive à un TSO, c’est que toutes les stratégies (appels téléphoniques, demandes au personnel sur place, déplacement d’équipe dédiée) ont été effectuées pour s’assurer d’offrir les meilleurs soins à nos patients, explique la porte-parole Judith Goudreau. On comprend que le TSO n’est pas une situation idéale pour aucun membre de l’organisation et ce n’est jamais une mesure privilégiée par les chefs d’unités. Par contre, elle nous permet d’offrir des soins adéquats à notre population. »

Dans les six derniers mois, l’unité de gériatrie ne compte que 89 heures de TSO pour l’ensemble de l’équipe de 25 personnes (infirmières, infirmières auxiliaires), dit Mme Goudreau. « Une belle dynamique d’équipe existe dans cette unité, notamment de l’entraide lorsqu’un quart de travail est à découvert. » En 18 mois, une seule mesure disciplinaire liée à des refus de TSO a été imposée.

Le ministre veut « changer la culture »

Mercredi en conférence de presse pour annoncer le report de la suspension des travailleurs non vaccinés, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a dit vouloir « changer la culture dans le réseau », en ce qui a trait notamment à l’utilisation du TSO, qu’il veut abolir.

M. Dubé a expliqué que tous les scénarios étudiés pour l’application de l’obligation de vaccination au 15 octobre, même les plus permissifs, entraînaient la perte de 14 000 travailleurs ou plus. « C’est comme si on revivait le pire de la première vague de COVID-19, où on avait 12 000 travailleurs absents. Et on a un réseau qui est beaucoup plus fragile qu’il y a 19 mois. Pour nos gestionnaires, avec le départ d’autant de non-vaccinés à court terme, ils auraient eu beaucoup de pression d’utiliser des méthodes de gestion dont on veut se départir, que ce soit le temps supplémentaire obligatoire, ou le fameux arrêté 007 pour forcer des déploiements, a dit le ministre. Je veux absolument qu’on arrête d’utiliser ces méthodes-là. »

« C’est clair que dans le prochain mois, je veux montrer comment on est en train d’attaquer le temps supplémentaire obligatoire. Pour moi, c’est majeur. Mais si on avait pris la décision de laisser partir 14 000 personnes, oubliez ça : je n’aurais jamais été capable de le faire. Je ne veux pas avoir deux discours. Je veux avoir un discours. »

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Nombre d’heures supplémentaires obligatoires par les infirmières du CISSS de Laval l’an dernier, soit 4,35 % de leurs heures supplémentaires

37 475

Nombre d’heures supplémentaires (obligatoires et volontaires) par les infirmières au CISSS de Laval l’an dernier