Un jour, leur vie a basculé. Ils sont devenus paraplégiques ou quadriplégiques. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’une rude bataille avec leur CLSC allait s’enclencher. Pour obtenir des soins, pour avoir accès à du matériel stérile, pour pouvoir faire leurs besoins sans risque d’infections à répétition. S’ils contestent, ils se font parfois menacer d’être envoyés en CHSLD. Et ils en ont ras le bol.

Des prescriptions difficiles à faire respecter

À sa dernière infection urinaire, en juillet, Pierre Pichette, qui est paraplégique en raison de la poliomyélite, a passé six jours à l’hôpital. Cette fois-là, l’homme de 65 ans est ressorti avec une ordonnance très claire : plus question d’utiliser un seul cathéter par jour et de le laver avec de l’eau et du savon. Ce dont il a besoin, c’est de cinq à six cathéters neufs par jour, stériles.

« Sur la boîte, d’ailleurs, il est bien écrit que le cathéter est à usage unique. »

À son CLSC, l’attente pour « le programme d’aides matérielles pour les fonctions d’élimination » est de deux ans. Jusqu’ici, il reçoit une boîte de 60 cathéters tous les six mois. Il paye de sa poche des cathéters supplémentaires pour éviter une autre infection.

« En faisant attention, je me dis que je peux me limiter à trois cathéters par jour. »

En faisant attention ? « En faisant attention de ne pas trop boire de liquide, quoi. »

Dans quelques mois, il pourrait recevoir une aide de 1000 $ par mois pour ses cathéters. Encore là, il devra se restreindre et utiliser les moins chers, non lubrifiés, avec le risque d’irritation de l’urètre que cela représente.

Le cas de Pierre Pichette est loin d’être unique. Les plus récentes statistiques du ministère de la Santé et des Services sociaux transmises à La Presse font état de 950 personnes sur la liste d’attente du Programme d’aide matérielle pour les fonctions d’élimination. Le Ministère dit ignorer les délais d’attente par région.

« Je ne demande pas la lune »

Cela fait trois ans que Nicolas Lavoie, lui, est sur cette liste d’attente. « Il me semble que je ne demande pas la lune. Je demande juste quelque chose d’essentiel à ma vie : le droit d’uriner. »

Il a 33 ans. Il en avait 26 quand un accident l’a laissé tétraplégique.

Avec des revenus de 24 000 $ par année, il n’a pas les moyens de se payer beaucoup de cathéters, alors il les nettoie avec de l’eau froide et du savon. « Je fais de mon mieux, mais je le sais bien que ce n’est pas parfaitement stérile. »

Cette année, il a fait trois infections urinaires.

« Les années où le programme [d’aide matérielle aux fonctions d’élimination] a eu des surplus, j’ai eu droit à des cathéters et ces années-là, je n’en ai pas eu, d’infections. »

Le poids des menaces

Vincent, qui est dans la vingtaine, est tétraplégique. Il a demandé que son vrai nom ne soit pas utilisé en raison des relations extrêmement tendues avec son CLSC et de sa peur de subir des représailles.

« Mon plus gros combat ? Je vais vous le dire. C’est d’aller aux toilettes et d’être dépendant pour cela du personnel non formé que m’envoie le CLSC. Et dès que tu te plains, tu reçois des menaces : “Si tu continues comme cela, on va t’envoyer en CHSLD.” »

« Un jour, on m’a envoyé une préposée qui ne s’était jamais occupée d’une personne comme moi. Elle était hyper stressée, elle me disait qu’elle n’avait aucune idée comment elle allait y arriver. Encore une fois, j’ai dû appeler un membre de ma famille. J’ai besoin d’aide pour déféquer [un toucher rectal] et comme je ne sens rien, je ne le sais pas, moi, si j’ai terminé. Si le soin est mal fait, je me sentirai mal toute la journée, et ça peut même être dangereux pour ma vie. C’est un stress constant. »

Pour sa vessie, ce n’est pas plus simple. Il a une sonde, qui doit être irriguée tous les jours avec une seringue. Le CLSC ne voulait pas lui en prescrire plus qu’une par semaine. « Toutes les deux semaines, je faisais une infection urinaire », dit-il.

Son physiatre lui a bien dit d’utiliser une seringue neuve par jour. Cela fait cinq mois qu’il le fait et il n’a plus eu d’infection. Les seringues, il les paye de sa poche. « Avec la prescription, ça devrait être remboursé, mais ce n’est pas encore le cas. »

Comme bon nombre de personnes qui ont une lésion haute à la moelle épinière, Vincent a par ailleurs aussi des problèmes de peau.

Il a droit à deux douches par semaine. Entre ces douches, la tête lui démange beaucoup et, en raison de son état, il est incapable de se gratter la tête.

Son médecin a écrit sur l’ordonnance que ses cheveux doivent être rincés tous les matins après sa toilette, ce qui réduit les démangeaisons et limite les peaux mortes.

Le CLSC refuse, disant notamment que ce serait inéquitable pour les autres usagers et que le matériel requis n’est pas disponible. « Tous les matins, je suis sur la chaise d’aisance [pour aller à la toilette]. Je suis collé sur la douche. »

Quand il réclame des correctifs, Vincent se fait rappeler qu’il coûte « presque le même montant que s’il était en CHSLD » et que son cas est très limite.

« Un stress inutile »

Sophie-Catherine Laflamme, devenue tétraplégique après un accident de cheval, raconte elle aussi qu’à chaque évaluation de soins annuelle, elle se fait dire : « Là, Madame, il faudrait envisager d’aller en CHSLD, votre situation est lourde. » « Mais j’ai 44 ans, et j’entends par ailleurs le gouvernement dire qu’il valorise le maintien à domicile. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Sophie-Catherine Laflamme

Claudia Duchesne, qui est paraplégique depuis trois ans et demi, se désole que tant de paraplégiques doivent encore se battre contre le système. « Ma vie de paraplégique a commencé tout croche à cause de cela. Pendant six mois, c’est ma mère qui payait mes cathéters jusqu’à ce que mes assurances prennent finalement le relais. Et comme les autres, on me disait à moi aussi que j’allais devoir aller en CHSLD ».

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDIA DUCHESNE

Claudia Duchesne

« Nous n’avons pas choisi d’avoir la moelle sectionnée. Cette difficulté à obtenir du matériel et des soins, à un moment où l’on a déjà du mal à s’habituer à notre nouvelle réalité, ne fait qu’ajouter un stress inutile. »

Parfois, les gens sont surpris que les personnes handicapées organisent des campagnes de financement ou qu’elles en bénéficient, poursuit-elle. « Quand ça m’arrivait, au début, je leur disais : “Parce que rien que pour faire pipi, moi, ça me coûte 200 $ par mois.” »

Acceptable, la réutilisation de cathéters à usage unique ?

Jusqu’à ce que les preuves permettent de démontrer avec certitude que l’utilisation multiple est aussi sûre que l’utilisation à usage unique de cathéters, « les fournisseurs de soins de santé devraient recommander un cathéter à une seule utilisation chez les personnes atteintes de lésions médullaires. D’autant plus que le nettoyage des cathéters est un problème majeur, car il n’existe pas de classification standardisée et universellement acceptée qui constituerait la condition préalable à une utilisation multiple des cathéters ».

C’est ce que concluaient en octobre 2018 les auteurs Manouche Casimir et Lyne Côté, du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, dans « Élimination vésicale et intestinale chez les personnes ayant une lésion médullaire ».

Le docteur Jean Fleury, chef médical du programme des lésions médullaires de l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay de Montréal, estime que la réutilisation peut se faire si la stérilisation est assurée. Mais si un patient est particulièrement sujet aux infections et qu’il a une ordonnance d’un spécialiste estimant qu’il doit avoir un cathéter neuf chaque fois, cela doit être respecté, à son avis.

La peur de représailles

Trop de personnes handicapées se disent victimes « de représailles » de leur CLSC « lorsqu’elles demandent que soient respectés leurs prescriptions médicales ou leurs véritables besoins en termes de soins », déplore Walter Zelaya, président de la Fondation Moelle épinière et motricité Québec.

À son avis, il arrive beaucoup trop souvent que des paraplégiques et des quadriplégiques soient « en quelque sorte pris en otage » et l’objet de menaces de leur CLSC dès lors qu’ils se plaignent de quelque chose, dit-il.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Walter Zelaya, président de la Fondation Moelle épinière 
et motricité Québec

« Et cela, c’est relativement nouveau, ça date de la réforme du réseau de la santé, il y a trois ans.

« On dit aux gens : “Portez plainte !” Mais à quoi bon ? Les commissaires aux plaintes sont des employés des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) et n’ont aucune indépendance. » 

Deux de nos membres viennent de recevoir des rapports qui se terminaient par des menaces de coupes de services ou par des allusions à des placements en ressource d’hébergement longue durée.

Walter Zelaya, président de la Fondation Moelle épinière et motricité Québec

M. Zelaya évoque aussi le cas d’un quadriplégique qui a été laissé totalement à lui-même et privé de sa médication quand la préposée n’a pas aimé son ton. Des préposés ou des infirmières ne doivent certes pas être victimes de violence verbale, « mais étant moi-même travailleur social de formation, je sais qu’on nous forme justement à réagir face à des patients qui vivent souvent de grandes frustrations ».

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Le président de la Fondation Moelle épinière et motricité Québec dénonce le fait que beaucoup trop souvent, des paraplégiques et des quadriplégiques sont « pris en otage » et font l’objet de menaces de leur CLSC dès qu’ils se plaignent de quelque chose.

Le problème est-il dans tous les CLSC ? Non, répond M. Zelaya. « Les services et les différents programmes sont appliqués et gérés de façon bien différente d’une région à l’autre, voire d’un établissement à l’autre. »

Des services inégaux

Le Dr Jean Fleury, chef médical du programme des lésions médullaires de l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay de Montréal, croit qu’en général, ça va, mais qu’il y a certes des disparités entre CLSC qui ne disposent pas tous des mêmes budgets. « Dans certaines régions, par exemple, ça prend trois mois pour pouvoir poursuivre la rééducation », dit-il.

Il évoque aussi ce cas où il a dû intervenir, celui d’un CLSC qui refusait des soins à son patient la fin de semaine. « Je leur ai dit : “Très bien, alors, je vais donc demander au patient d’arrêter de manger le vendredi.” Ils ont trouvé une solution. »

Au-delà de la variation dans le niveau de soins ou de matériel d’un CLSC à l’autre, le Dr Jean Fleury rappelle que même avant d’avoir affaire à un CLSC, les paraplégiques ou quadriplégiques ne sont pas égaux.

Il le résume ainsi, non sans une certaine triste ironie. La pire idée possible, c’est de se casser le cou à la maison. Ou en vélo de montagne. « C’est mieux de se faire mal en char. Et la CNESST (qui couvre les accidents de travail), c’est mieux que la SAAQ. »

Ses propos rejoignent ici ceux de toutes les personnes interviewées dans ce reportage. Ceux qui sont couverts par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) ou la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) s’en tirent nettement mieux que ceux qui doivent s’en remettre à leurs seules assurances ou qui n’ont rien du tout.

« On prend ça très au sérieux »

Au cabinet de la ministre de la Santé, Danielle McCann, on n’a pas souhaité commenter les difficultés que rencontrent les personnes handicapées avec leur CLSC de façon générale et pour se faire rembourser du matériel urologique de façon plus particulière.

Jean-Nicolas Aubé, conseiller-cadre au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, a dit avoir appris par La Presse l’existence de ce problème d’accès à du matériel urologique prescrit.

« On prend ça très au sérieux », a-t-il dit, précisant que le problème, dans ce CIUSS, est depuis lors en train d’être documenté.

Il n’existe pas de statistiques précises sur le nombre de blessés médullaires au Québec qui, dans les statistiques, sont intégrés aux handicapés. Difficile, donc, de dire précisément combien coûteraient les soins espérés par les personnes en cause et par la Fondation moelle épinière et motricité Québec. 

« Mais si le gouvernement cherche à économiser des fonds publics en coupant quelques heures par-ci, quelques cathéters par-là, il se tire dans le pied, car il revient beaucoup plus cher d’hospitaliser quelqu’un que de fournir le nombre suffisant de cathéters ou d’heures de soins », plaide M. Zelaya.

Il se désole enfin de l’espèce d’« omerta » qui empêche bon nombre de professionnels de la santé de parler de la situation. La Presse a d’ailleurs été confrontée à ce problème dans le cadre de ce reportage.