Au moment où Québec mène une large consultation pour réformer les services en santé mentale, La Presse a recensé 15 cas de patients qui, sur une période de trois ans, se sont suicidés pendant ou après une hospitalisation en psychiatrie. Chaque fois, un coroner a décelé des lacunes dans les soins.

Quinze suicides. Quinze histoires. Un dénominateur commun. Tous avaient manifesté leur désir d’en finir. Tous s’étaient rendus à l’hôpital. Tous sont passés entre les mailles du filet.

Depuis le début de 2017, au moins 15 patients hospitalisés au Québec pour des pensées suicidaires ont mis fin à leurs jours alors qu’ils se trouvaient encore entre les murs de l’hôpital ou qu’ils venaient d’obtenir leur congé, révèle une analyse des rapports de coroner des trois dernières années effectuée par La Presse.

Dans tous les cas, un coroner a noté des lacunes dans les soins. Soit le risque suicidaire a été mal évalué, soit le congé a été donné de façon prématurée ou a été mal encadré, soit l’environnement hospitalier n’était pas sûr.

Sortie trop vite

« Comment ils ont pu la laisser sortir ? Comment ils ont pu lui faire ça ? »

Depuis un an, les parents de Manon Lefebvre se posent sans cesse la même question. Pourquoi les médecins de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, à Montréal, ont-ils donné son congé à leur fille, le 20 septembre 2018, alors que la famille a tout fait pour qu’elle reçoive des soins ?

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Manon Lefebvre

Hospitalisée 10 jours plus tôt, la femme de 48 ans « représentait un danger pour elle-même », avaient conclu deux psychiatres. Deux jours après son admission, elle a même tenté de mettre fin à ses jours dans sa chambre. Son geste a été interrompu par une infirmière. Comme elle refusait de se faire soigner, l’Institut a demandé, et obtenu, une ordonnance de garde en établissement de 30 jours pour la forcer à obtenir des soins.

Malgré cela, le matin du 20 septembre, alors qu’il restait plus de 20 jours à la garde accordée par le tribunal, ses parents ont été avisés qu’elle aurait son congé. Selon le rapport de la coroner Julie-Kim Godin, « l’équipe médicale a noté qu’elle ne présentait pas d’idées suicidaires et insistait pour retourner à son domicile ». Ses parents ont vivement demandé qu’elle demeure à l’hôpital. Ils n’ont pas été écoutés. Aucun suivi en psychiatrie n’a été prévu. « Je n’ai pu retrouver dans le dossier médical la logique et les motifs derrière cette décision », écrit la coroner.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Monique et Paul-Émile Lefebvre, parents de Manon Lefebvre

« Ils voyaient bien comment elle était. Ma fille, juste en la regardant, on voyait qu’elle n’allait pas bien. Elle n’était pas là », raconte sa mère, Monique Lefebvre. Jamais, dit-elle, elle n’oubliera la rencontre qu’elle et son mari ont eue avec le médecin.

On a dit [au médecin] : “Pas aujourd’hui.” Il a répondu qu’il ne pouvait pas la garder indéfiniment. On n’avait pas de droit de parole. Elle est sortie de là pire que quand elle était arrivée. Elle est sortie comme si elle allait à l’abattoir.

Monique Lefebvre, à propos de sa fille Manon

Deux jours après, Manon Lefebvre a discrètement quitté la maison familiale. Ses parents ont contacté la police. Un avis de recherche a été lancé. Son corps a été retrouvé sur les berges du fleuve Saint-Laurent un mois plus tard.

Mme Lefebvre pleure en racontant son histoire. « J’aurais des larmes à l’infini », dit-elle. Sa famille a beaucoup de rancœur à l’égard de la manière dont Manon a été soignée.

« On a été laissés à nous-mêmes. La marmite a sauté et ils nous l’ont renvoyée chez nous. Ce n’est pas nous qui allions la sauver. Elle n’était pas là. Elle n’entrait plus en contact avec nous. On n’est pas des experts. On a peut-être fait tout le contraire de ce qu’il fallait faire avec elle », rage sa mère.

D’autant plus qu’à leur sortie de l’hôpital, Monique Lefebvre a amené sa fille au CLSC, ultime tentative d’obtenir de l’aide. Comme Manon ne voulait pas en recevoir, on lui a suggéré de revenir quand elle serait prête.

C’est épouvantable, ce qui est arrivé. Elle n’a pas eu les soins appropriés. Elle est morte dans le silence et tout le monde s’en fout.

Monique Lefebvre, à propos de sa fille Manon

« On peut se demander si Mme Lefebvre a été évaluée, traitée et suivie adéquatement par l’équipe médicale et s’il était indiqué de lui donner son congé hospitalier », écrit la coroner.

« Échecs du système »

Les circonstances de ce décès ne sont pas uniques. La Presse a recensé une quinzaine de cas semblables depuis juillet 2017. Ils sont survenus dans différentes régions du Québec, dans une douzaine d’établissements de santé. Chaque fois, un coroner a recommandé à l’établissement de revoir le dossier ou de modifier ses pratiques.

« Malheureusement, je ne suis pas vraiment étonnée, dit Doris Provencher, directrice générale de l’Association des groupes d’intervention en défense de droit en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ). Ce sont des preuves d’échecs du système. Ça démontre encore une fois que la psychiatrie ne peut pas répondre à tout. Ça aide des gens, mais ça ne peut pas tout régler. »

Parmi les cas recensés, il y a celui de Dominique Bidal-Pouliot, trouvé mort le 15 avril 2018 dans sa chambre du pavillon Albert-Prévost de l’hôpital du Sacré-Cœur à Montréal, où il était hospitalisé aux soins intensifs psychiatriques. Entre deux visites de surveillance à sa chambre, il a fermé la porte et a pris un sac de plastique dans une poubelle. Il se l’est enfilé sur la tête. Il avait 26 ans.

Une semaine avant sa mort, c’est de son propre chef que le Montréalais s’était présenté aux urgences. Il avait des idées noires. Il s’était lacéré l’abdomen. Le lendemain, il a fugué. Les policiers l’ont ramené à l’hôpital et l’équipe soignante a demandé au tribunal la permission de garder Dominique contre son gré. La demande a été accordée.

Même si le patient a clairement dit qu’il voulait en finir, que sa vie était « infernale », même si une évaluation médicale a révélé qu’il avait un plan pour passer à l’acte, son risque suicidaire a été évalué au plus bas niveau. On a ordonné une surveillance à sa chambre toutes les 15 minutes. Il a profité de l’intervalle pour passer à l’acte.

L’hôpital a depuis remplacé tous les sacs de plastique par des sacs de papier.

La coroner qui a enquêté sur sa mort pose la question : comment un patient qui se trouvait en garde préventive dans une unité de soins intensifs spécialisée en psychiatrie a-t-il pu s’isoler de la sorte ? Les portes devraient demeurer ouvertes ou être munies de fenêtres « afin que le personnel puisse avoir un contact visuel avec [les patients] », écrit Me Karine Spénard.

Autre établissement, même histoire. En octobre 2017, un homme de 33 ans est découvert en arrêt cardiorespiratoire avec un sac de plastique sur la tête dans les toilettes d’une unité psychiatriques du centre hospitalier Pierre-Janet, à Gatineau. Lui aussi était suicidaire. Lui aussi faisait l’objet d’une vérification par le personnel toutes les 15 minutes.

En mai 2018, c’est avec la ceinture de sa robe de chambre qu’une patiente de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal, met fin à ses jours. La coroner Julie-Kim Godin se demande comment une femme qui manifestait des symptômes psychotiques et qui avait des idéations suicidaires a eu le droit de garder sa robe de chambre.

Elle a été en mesure de trouver le matériel nécessaire afin de se pendre dans une unité de psychiatrie, et ce, alors qu’elle était hospitalisée dans cette unité justement parce qu’elle présentait un risque suicidaire.

La coroner Julie-Kim Godin, à propos du suicide d’une patiente de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, en mai 2018

En juillet de la même année, à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, une mère de famille de 50 ans atteinte d’un trouble bipolaire se présente aux urgences. Elle est triste, elle n’a plus confiance en elle, elle a de la difficulté à vaquer à ses activités quotidiennes, elle a un sentiment de désespoir généralisé. Après une nuit à l’hôpital, elle obtient son congé, ce qu’elle accepte avec réticence. Son frère, qui vient la chercher, s’oppose à sa sortie. On leur répond de revenir si son état se détériore. Un rendez-vous avec le psychiatre traitant est fixé deux mois plus tard. Elle sera trouvée morte chez elle bien avant.

Inclure les familles

« En santé mentale, souvent, les familles qui accompagnent les malades sont mises à l’écart, soutient René Cloutier, directeur général du Réseau Avant de craquer. Parfois, elles ne sont même pas impliquées. C’est la même chose lorsque les gens obtiennent leur congé. Trop souvent, la personne quitte l’établissement sans que sa famille soit informée. »

Lui non plus n’est pas surpris qu’il y ait des « échappés ». Les proches peuvent servir de filet de sécurité, croit-il. « Ça serait important qu’il existe un protocole de sortie dans lequel les personnes qui ont un lien significatif soient impliquées. Il ne faudrait pas que la personne sorte si elle n’est pas accompagnée. » De telles mesures, dit-il, existent en santé physique, notamment lorsque des patients subissent certaines interventions chirurgicales.

René Cloutier propose aussi un protocole d’entrée lors duquel les familles seraient systématiquement sollicitées afin de recueillir certaines informations. « Évaluer le risque suicidaire n’est jamais facile et la personne malade ne dira pas nécessairement tout. L’intervenant doit juger le niveau de risque avec l’information qu’il a. »

Doris Provencher, de l’AGIDD-SMQ, croit que la solution passe par l’ouverture de centres de crise dans la collectivité, un peu à l’image des maisons d’hébergement pour les femmes victimes de violence conjugale. « En ce moment, il n’y a pas d’autre place où aller que l’hôpital. Et ceux qui veulent sortir de l’hôpital, ils jouent la game. Si les gens avaient vraiment un choix entre l’hôpital et autre chose, je crois que ça aiderait. On en échapperait quand même, mais peut-être moins. »

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer avec un intervenant de Suicide action Montréal au 1-866-APPELLE (1-866-277-3553)

>> Consultez le site de Suicide Action Montréal

>> Consultez le site du Centre de prévention du suicide de Québec

« Le risque zéro n’existe pas »

« On ne lit pas dans les pensées. » Psychiatre à l’institut Philippe-Pinel et membre du conseil d’administration de l’Association des médecins psychiatres du Québec, la Dre France Proulx explique les défis que représente la tâche d’évaluer les patients suicidaires. Devant la quinzaine de décès recensés par La Presse, elle suggère que le Bureau du coroner se penche sur la question de manière plus globale. Cinq questions pour comprendre.

PHOTO JEAN-PHILIPPE KSIAZEK, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Devant la quinzaine de décès recensés par La Presse, la Dre France Proulx suggère que le Bureau du coroner se penche sur la question de manière plus globale.

Comment fait-on pour évaluer le risque suicidaire d’une personne ?

C’est un sacré défi d’évaluer quelqu’un qui a dans l’idée de se suicider et qui ne veut pas qu’on l’arrête. Vous pouvez vous imaginer comment ça va être compliqué d’avoir l’heure juste. On doit aller chercher plusieurs sources d’information. On a la rencontre avec le patient et on a des informations collatérales qui peuvent provenir de son entourage. Ça peut être la famille, les amis. Ce sont des informations qui sont précieuses et on va faire le plus qu’on peut pour aller les chercher. Même si on est formés pour évaluer le risque suicidaire, on ne lit pas dans les pensées. Des fois, quand on a quelqu’un qui est assez hermétique et qui ne montre pas nécessairement des signes de détresse si apparente, c’est plus difficile – quelqu’un qui paraît articulé et fonctionnel et qui dit : « Non, non, il n’y a pas de problème, je ne vais pas me suicider. » [La Dre Proulx rappelle que la loi interdit de garder quelqu’un contre son gré s’il ne représente pas un risque grave et immédiat pour lui-même ou pour autrui.] Si on voulait garder cette personne-là à l’hôpital pour se donner un peu de temps et qu’elle refuse, on ne peut pas.

Est-il plus difficile d’établir des diagnostics en psychiatrie que dans d’autres secteurs de la médecine ?

C’est bien plus facile de diagnostiquer une fracture du bras. On a une radiographie. On a quelque chose de visible, d’objectif. Un humain, par définition, a toujours une certaine composante d’imprévisibilité. On essaie d’évaluer, autant que faire se peut, ces facteurs-là. Malheureusement, il n’y a pas de signe qui nous dit à coup sûr que cette personne-là va se suicider. Que ça soit dans un sens ou dans l’autre. Le risque zéro n’existe pas.

Qu’est-ce qu’on peut faire pour ramener le risque plus près de zéro ?

Si j’avais une réponse simple et facile d’application, je serais tellement heureuse. On en cherche, des solutions. On voudrait avoir les résultats qui vont avec les moyens qu’on met en place, c’est-à-dire pas de suicides. Mais vous ne pourrez jamais demander à un oncologue de sauver tous ses cas de cancer. Il y a des gens qui vont mourir du cancer malgré tous les efforts que les gens mettent en place pour traiter la maladie. En psychiatrie, on a nos problèmes au niveau de l’évaluation, de la prévision du risque. On ne peut pas tout prévoir. Le facteur humain entre toujours en ligne de compte.

Des organismes et des familles affirment que les proches de malades ne sont pas écoutés. Ont-ils un rôle à jouer ?

Oui. On essaie, autant que faire se peut, de les joindre. Le problème qu’on a des fois, c’est que si quelqu’un ne collabore pas, on ne peut pas joindre les familles. On n’a pas de façon de pouvoir identifier quelqu’un de la famille si on n’a pas l’information de la part de la personne. Par exemple, la famille voudrait parler de monsieur X, mais monsieur vient à l’urgence et dit qu’il n’a pas de famille. Comment on va savoir si c’est vrai ? Ce n’est pas toujours facile non plus pour les familles. Des fois, on a des familles qui sont épuisées, qui sont dépassées par les événements.

Les ressources en santé mentale sont-elles suffisantes au Québec ? Les patients sont-ils bien pris en charge ?

Il y a beaucoup de monde très dévoué. Des gens qui fonctionnent avec ce qu’ils ont comme moyens et qui font le maximum. Je pense qu’on pourrait améliorer les ressources et mieux les financer pour que les gens aient plus de moyens. Je ne parle pas juste des hôpitaux et des docteurs. Je parle des ressources dans la communauté pour qu’elles soient plus disponibles. Quand on veut faire entrer quelqu’un dans le système, il y a des écueils. C’est compliqué [pour les patients]. Il y a toutes sortes de protocoles à suivre, de démarches à faire. Si on est fragilisé parce qu’on n’est pas très en forme, qu’on est anxieux, déprimé et qu’en plus on a un problème d’alcool ou de drogue, ça devient compliqué d’aller chercher les ressources. On devrait améliorer l’accès. Il y a beaucoup de variation d’un endroit à l’autre. Il y a des ressources en première ligne qui sont très bien organisées et dans la ville d’à côté, c’est autre chose.