Insectes, excréments de rongeurs, infections alimentaires, températures de conservation inadéquates : environ 3 % des restaurants et épiceries de Montréal ont été poursuivis l'an dernier pour manquements graves. Grâce à des rapports d'inspection obtenus en vertu de la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, La Presse a pu en savoir plus sur les cancres de la salubrité à Montréal. Une démarche onéreuse et parsemée d'embûches. Un dossier de Daphné Cameron

Quand les avertissements et les amendes ne suffisent pas

Il y a des commerçants pour qui les avertissements et les amendes ne suffisent pas. L'an dernier, à Montréal, le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) a forcé huit restaurants ou épiceries à fermer durant 30 jours pour les contraindre à manipuler la nourriture de manière sécuritaire.

« C'est ceux qui n'ont pas voulu comprendre, qui n'ont pas voulu collaborer », explique Myrta Mantzavrakos, chef de la division de l'inspection des aliments à la Ville de Montréal.

« C'est un peu comme un permis de conduire. Si on est poursuivi à répétition, disons cinq fois en 18 mois pour des lacunes qui sont toujours en lien avec la santé, qu'on a par exemple toujours un frigo qui ne marche pas et que chaque fois qu'on revient, ce frigo ne marche pas, au bout de cinq constats-billets, ça donne l'impression que le commerçant ne prend pas au sérieux la lacune. Même si le problème est réglé au jour J de la fermeture. On va dire : Just too bad. »

Mme Mantzavrakos tient cependant à relativiser la situation. « Ce n'est pas beaucoup, huit établissements sur 14 000. »

Sur les huit commerces sanctionnés l'an dernier, trois ont fermé leurs portes. Quatre restaurants et une épicerie sont toujours en activité. Quatre d'entre eux n'ont pas rappelé La Presse pour s'expliquer.

Qui sont-ils ?

Romados

115, rue Rachel, Plateau Mont-Royal

Motifs : 

Mauvaise température de conservation

Lieux malpropres

Présence d'excréments de rongeurs

La célèbre rôtisserie Romados a été contrainte de fermer l'été dernier après plusieurs avis et visites des inspecteurs de la Ville de Montréal. Une enquête ouverte après la plainte d'un couple qui avait souffert de diarrhées en pleine nuit après avoir mangé un poulet et des frites a notamment révélé que des manipulations d'aliments contrevenaient à la réglementation québécoise. Au quotidien Montreal Gazette, le propriétaire Manny Machado avait déclaré dans la foulée de la suspension qu'il se sentait « trahi » et injustement ciblé par les autorités.

Restaurant New Casa de la Pizza

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

La célèbre rôtisserie Romados du Plateau Mont-Royal a été contrainte de fermer l'été dernier après plusieurs avis et visites des inspecteurs de la Ville de Montréal.

4223, rue Ontario Est, Hochelaga-Maisonneuve

Motifs : 

Mauvaise température de conservation

Présence de mouches et de leurs excréments

Au cours des deux dernières années, le restaurant a été visé par deux plaintes de toxi-infections alimentaires de la part de clients. « J'ai regardé le plafond et j'ai vu les nombreuses mouches vivantes sur les tuiles blanches au plafond. Elles étaient tout juste au-dessus du contenant de soupe chaude », peut-on lire dans un rapport d'inspection daté de 2016 remis au ministre du MAPAQ de l'époque, Laurent Lessard. « Au sous-sol, il y avait un évier dans lequel les filets de poisson étaient en décongélation sous un filet d'eau froide. Tout juste au-dessus, il y avait un ruban adhésif rempli de mouches noires mortes », poursuit l'inspectrice dans son évaluation.

Wok Café

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Au cours des deux dernières années, le restaurant New Casa de la Pizza, dans Hochelaga-Maisonneuve, a été visé par deux plaintes de toxi-infections alimentaires de la part de clients.

3510, boulevard des Sources, Dollard-des-Ormeaux

Motif : 

Mauvaise température de conservation

Depuis 2010, six plaintes et déclarations de toxi-infections alimentaires ont été formulées contre l'établissement. Selon un document du MAPAQ, l'exploitant a fait preuve de « sérieuses difficultés » à appliquer les mesures nécessaires afin de prévenir les dangers en lien avec la salubrité des aliments.

En entrevue avec La Presse, la propriétaire du Wok Café, Susan Chan, a indiqué qu'elle avait profité de la fermeture pour faire des rénovations. Tous les cuisiniers ont par ailleurs suivi un cours sur la température des aliments et des thermomètres sont régulièrement utilisés pour suivre la situation en temps réel. « Des fois, c'est difficile parce que les inspecteurs arrivent à la fin de nos quarts », a-t-elle souligné. « La température des aliments est parfois difficile à contrôler lorsque l'on dirige une brigade complète en cuisine », dit-elle.

Marché d'Or M.J.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Depuis 2010, six plaintes et déclarations de toxi-infections alimentaires ont été formulées contre le Wok Café, à Dollard-des-Ormeaux.

1001, rue Sauvé Est, Ahuntsic

Motifs :

Malpropreté des lieux, du matériel et des équipements

Mauvaise température de conservation des aliments

Plancher absorbant, non lavable, avec fissures

Ce casse-croûte qui sert des mets caribéens est situé à l'arrière d'un commerce qui vend des produits alimentaires et cosmétiques importés. Depuis mars 2017, six rapports d'infraction ont été rédigés par les inspecteurs de la Ville de Montréal. Ils font notamment état de bouillons conservés durant la nuit sur des tablettes et d'un réfrigérateur qui fonctionnait à une température trop chaude.

Coopérative de solidarité alimentaire

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Depuis mars 2017, six rapports d'infraction ont été rédigés par les inspecteurs de la Ville de Montréal contre le Marché d'Or M.J., à Ahuntsic.

5957, rue Jean-Talon Est, Saint-Léonard

Motifs : 

Présence d'insectes

Mauvaise température de conservation des aliments

Sur son site web, la Coopérative de solidarité alimentaire indique que ses membres fondateurs se sont inspirés du Mouvement Desjardins pour tenter d'instaurer un modèle d'affaires « qui favorise l'économie sociale ».

Au cours des deux dernières années, quatre clients se sont formellement plaints d'avoir souffert d'une intoxication alimentaire après avoir ingéré des denrées vendues dans ce marché. Huit rapports d'infractions ont été rédigés par les inspecteurs municipaux depuis 2017.

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Signalements pour toxi-infections alimentaires ou allergies

2018 : 720

2017 : 646

2016 : 648

2015 : 523

2014 : 551

2013 : 448

2012 : 443

2011 : 382

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Plaintes en hausse

Depuis 1927, la division de l'inspection des aliments à la Ville de Montréal est chargée de mener des inspections dans les restaurants, les épiceries et les cafétérias des établissements comme les hôpitaux et les écoles. Ailleurs au Québec, c'est le MAPAQ qui réalise ce travail.

La division de l'inspection des aliments reçoit aussi les plaintes des Montréalais qui pensent souffrir d'intoxications alimentaires ou de la présence non déclarée d'un allergène. Ces signalements sont d'ailleurs en hausse depuis 2011.

« Le fait qu'on soit de plus en plus médiatisé... on pense qu'on est un peu victime de notre succès. Les gens sont de plus en plus portés à porter plainte », explique Myrta Mantzavrakos au sujet de cette augmentation.

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Ordonnances de fermetures temporaires à la suite d'un danger imminent (5 jours au moins)

2018 : 277

2017 : 264

2016 : 145

2015 : 113

2014 : 100

2013 : 105

2012 : 58

2011 : 49

2010 : 31

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Fermés sur-le-champ

À 277 reprises, l'an dernier, les inspecteurs de la Ville de Montréal ont par ailleurs dû fermer immédiatement des établissements qui représentaient un danger imminent pour une période de cinq jours. En tout, 215 établissements ont été visés par une telle mesure. « Pour fermer un établissement sur-le-champ, il faut être capable de démontrer que si on ne le fermait pas sur-le-champ, il pourrait y avoir un risque d'intoxication alimentaire », précise Mme Mantzavrakos.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

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Frais de 225 $ pour une copie des rapports d'inspection: une demande « inacceptable », s'indigne la FPJQ

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Au cours des deux dernières années, quatre clients se sont formellement plaints d'avoir souffert d'une intoxication alimentaire après avoir ingéré des denrées vendues à la Coopérative de solidarité alimentaire, à Saint-Léonard.

Le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) a exigé que La Presse paye 225 $ avant de rendre publics les rapports d'inspection des neuf épiceries condamnées pour fraude alimentaire et des huit restaurants insalubres au point d'avoir été forcés à fermer 30 jours à Montréal l'an dernier. Un geste « inacceptable » et « indéfendable », estime la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), qui constitue un frein majeur au droit du public à l'information.

« Il y a un problème de transparence au Québec, un problème de mentalité. On vit dans une culture du secret. Au lieu de s'ouvrir, le gouvernement continue à trouver toute sorte d'excuses pour bloquer des documents anodins », a déclaré le président de la FPJQ, Stéphane Giroux. « À la suite du congédiement du lanceur d'alerte Louis Robert, ça frise la mauvaise foi de la part du MAPAQ », a-t-il ajouté.

Le bilan des activités de la division de l'inspection des aliments a été publié sur le site de la Ville de Montréal le 22 janvier. Il s'agit d'un résumé chiffré de deux pages qui donne les grandes lignes des activités de cette escouade d'inspecteurs en salubrité.

Lors d'une entrevue avec la chef de division Myrta Mantzavrakos, deux jours plus tard, nous avons demandé une copie des rapports d'inspection pour les commerces qui ont été condamnés pour avoir falsifié les dates de péremption sur leurs produits, ainsi que les rapports d'inspection visant les restaurants dont le permis a été suspendu 30 jours.

Demande d'accès

Pour les obtenir, il faut effectuer une demande d'accès en vertu de la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels auprès du ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec, a répondu Mme Mantzavrakos. En vertu d'une entente de services entre la Ville de Montréal et le gouvernement provincial, c'est le MAPAQ qui détiendrait juridiquement les rapports d'inspection de la Ville.

La demande est envoyée le 28 janvier.

Le 15 février, la responsable de l'accès à l'information au MAPAQ, Marie-Odile Koch, nous informe par lettre qu'il faudra faire parvenir un chèque de 224,69 $ au ministre des Finances avant de pouvoir les obtenir.

Pour tout document de plus de 50 pages, le MAPAQ demande désormais 0,39 $ la page (moins une franchise de 7,75 $), et ce, même si le document est envoyé de manière électronique.

Mme Koch invoque le Règlement sur les frais exigibles pour la transcription, la reproduction et la transmission de documents et de renseignements personnels, qui n'est appliqué que depuis le 17 avril 2017. Le MAPAQ est l'un des seuls organismes au Québec à facturer de tels frais.

Les 17 rapports demandés totalisent 596 pages, nous apprend-elle. (Dans les faits, plusieurs documents que nous n'avons pas exigés ont été inclus dans le lot.)

Nous nous sommes alors tournés vers le service des communications du MAPAQ pour tenter d'obtenir les rapports par son entremise. Impossible, nous a indiqué le porte-parole du ministère Yohan Dallaire-Boily.

« Un non-sens »

Jugeant que ces deux sujets étaient hautement d'intérêt public, La Presse a décidé de débourser les frais. Dès réception du paiement, les documents ont été envoyés en version électronique. Trois jours plus tard, ils étaient mis en ligne sur le site du MAPAQ.

Les rapports ont servi à produire un reportage publié hier dans La Presse+ sur le changement des dates de péremption dans les épiceries aux dépens de la santé de leurs clients et celui d'aujourd'hui sur les établissements alimentaires cancres de la salubrité.

« C'est un non-sens ! », estime le professeur et responsable du programme de journalisme à l'UQAM Jean-Hugues Roy. « Avec l'état des finances des médias, qui ont de moins en moins d'argent, de moins en moins les moyens de mettre des frais sur des enquêtes comme celles-là, c'est un autre frein à l'information. Il faut rénover la loi. »

Des promesses...

Stéphane Giroux souligne qu'une importante partie du travail des journalistes consiste à éplucher les rapports des organismes publics. Aux États-Unis, ce genre de rapport est accessible en un clic, souligne le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.

« C'est une loi qui est désuète depuis des décennies qui sert maintenant à cacher de l'information plutôt que de rendre des documents publics. »

- Stéphane Giroux, président de la FPJQ

Jean-Hugues Roy abonde dans le même sens. « Ça ne tient pas debout, ça fait quasiment 20 ans que la FPJQ dénonce la culture du silence des administrations publiques. Les gouvernements se sont succédé, promettant de faire le ménage là-dedans. L'ancien ministre Jean-Marc Fournier avait promis de faire le ménage là-dedans, mais rien n'a été fait depuis. C'est même rendu pire. »

Selon le MAPAQ, un conseiller en accès peut analyser environ 35 pages en une heure. « La Loi sur l'accès prévoit que les ministères et organismes peuvent exiger des frais, notamment pour la reproduction de documents et leur transmission. Chaque ministère se donne ses propres lignes directrices, notamment sur le nombre de pages transmises gratuitement. Nous avons choisi la cible de 50 pages en fonction du volume de demandes que nous recevons, volume qui a presque triplé en cinq ans », a indiqué Yohan Dallaire-Boily.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Selon le MAPAQ, un conseiller en accès peut analyser environ 35 pages en une heure.