Des inspecteurs en salubrité qui entrent dans une épicerie. Des poubelles qui débordent de pellicules de plastique chiffonnées avec des étiquettes dont les dates de péremption sont dépassées. Pas un seul fromage ni de surlonge dans les déchets. Voilà l'indice qui a trahi les huit commerces reconnus coupables de fraude alimentaire ou de tromperie l'an dernier à Montréal. La Presse a mis la main sur des rapports inédits qui illustrent ce stratagème de falsification des dates de péremption, une pratique qui menace la santé des consommateurs.

8 mai 2017, 8 h 30. Lorsque deux inspecteurs de la division de l'inspection des aliments de la Ville de Montréal se présentent au comptoir de boucherie de l'Intermarché Lagoria de Saint-Léonard, les employés se hâtent de se débarrasser de sacs à ordures.

« J'ai alors demandé aux employés de ne plus toucher aux sacs. En vérifiant le contenu de deux d'entre eux, j'ai remarqué la présence d'une multitude d'assiettes de styromousse souillées et d'emballages de plastique portant l'étiquette de différents produits », relate l'une des inspectrices dans son rapport, que La Presse a obtenu grâce à la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

« En apportant les différentes étiquettes dans l'aire de vente, j'ai facilement pu associer plusieurs étiquettes aux étiquettes posées sur les différents emballages de produits carnés offerts en vente... Pour un même produit, le poids était identique, mais la date d'emballage différait », ajoute-t-elle après avoir réalisé un travail de moine pour comparer toutes les étiquettes aux produits dans les rayons.

Plutôt que d'être « meilleurs avant » le 8 mai, les faux-filets de boeuf étaient soudainement devenus comestibles jusqu'au 11 mai. Même chose pour les lanières de boeuf, les cuisses de poulet de grain ou le foie de veau, qui ont vu leur date de péremption passer du 7 au 11 mai.

En 2017, les inspecteurs de la Ville de Montréal ont fait ce même type de découverte dans deux autres succursales de l'Intermarché Lagoria, rue Bélanger et rue Jarry. Au terme de poursuites judiciaires, les trois succursales associées à la famille de supermarchés Loblaws ont respectivement reçu des amendes de 1700 $, 1500 $ et 1200 $.

Côtelettes de porc au Milano

La fruiterie Milano, une véritable institution de la Petite-Italie, s'est fait imposer une amende de 1200 $ après la visite d'un inspecteur, en avril 2016, qui a repéré une grande quantité de boulettes de pellicules de plastique souillées de sang dans les poubelles de la chambre réfrigérée. Les dates d'emballage et les mentions « meilleures avant » avaient été modifiées d'un à trois jours pour des viandes et des volailles.

À l'Euromarché Latina, sur le boulevard Laurentien, ce sont des étiquettes posées maladroitement par-dessus d'anciennes étiquettes de fromage qui ont suscité la curiosité des inspecteurs lorsqu'ils ont visité le commerce en août 2016.

L'entreprise familiale fondée en 1980 a reçu une amende de 4500 $ en 2018 après avoir plaidé coupable à la cour municipale de Montréal d'avoir apposé une « double étiquette » sur 102 unités de fromage.

Trois autres commerces ont reçu des amendes à la suite de poursuites judiciaires conclues en 2018, mais ils ont fermé leurs portes depuis.

La faute des employés, plaident les propriétaires

La présidente des Intermarchés Lagoria, Luisa Longo, affirme qu'elle est certaine « à 99 % » qu'il n'y a plus de changements d'étiquettes dans ses épiceries aujourd'hui. Elle met les tromperies survenues en 2016 sur le dos de « l'ego » de ses bouchers, qui souhaitaient obtenir de bons résultats de vente.

« Je ne veux pas perdre mon nom pour sauver un morceau de viande. Il n'y a aucune raison financière de faire ça. »

- Luisa Longo, présidente des Intermarchés Lagoria

« C'est vraiment les gars qui ont pris cette décision-là, a-t-elle expliqué lors d'une entrevue avec La Presse. Je ne peux pas vous dire ce qu'il y avait dans leur tête, c'est des bouchers de longue date. Ça fait 15, 20, 30 ans qu'ils sont dans la boucherie et c'est une pratique qui était normale auparavant. 

« Je ne sais pas pourquoi ils ont fait cela, mais je vous garantis que ce n'est pas quelque chose que je leur demande de faire », a-t-elle ajouté en soulignant qu'elle avait embauché un conseiller pour tenter de régler cet enjeu.

Tony Saltarelli, vice-président de l'Euromarché Latina, affirme pour sa part que c'est l'erreur d'un commis qui lui a valu une réprimande des inspecteurs. « Ça n'est pas une grosse affaire », a-t-il d'abord souligné lorsque nous l'avons interpellé à ce sujet.

« Ce n'est pas une question de fraude, c'est une question d'erreur dans la date de coupe indiquée sur l'étiquette. Le fromage, il est bon, ce n'est pas que le fromage est pourri ou passé date. »

- Tony Saltarelli, vice-président de l'Euromarché Latina

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

L'Intermarché Langoria Bélanger

Le problème est aujourd'hui corrigé, dit M. Saltarelli, car l'employé fautif a changé d'emploi et il s'est doté d'équipements d'étiquetage plus modernes depuis la visite des inspecteurs de la Ville de Montréal.

Le vice-président de la célèbre épicerie Milano, souvent décrite comme l'âme de la Petite Italie, n'a pas souhaité s'expliquer.

« Si ç'a été fait, ç'a été fait, ç'a été payé, ç'a été rectifié. Je n'ai pas envie de voir mon nom dans La Presse », s'est borné à dire Mario Zaurrini.

Danger pour la santé

Les autorités de santé publique déconseillent la consommation de viandes et de fromages après la fameuse date de péremption.

Le microbiologiste André Jean, évaluateur scientifique au Bureau des dangers microbiens de Santé Canada, explique que la viande hachée doit être consommée au plus tard deux jours après l'achat. Le délai se situe entre trois et quatre jours après l'achat pour les autres types de viande.

« Dans les viandes crues, si l'on dépasse les dates de péremption, il va commencer à y avoir une détérioration de l'aspect nutritif, de la qualité du produit, et à ce moment-là, vous pouvez avoir des organismes de pourriture qui vont prendre la relève. »

- André Jean, microbiologiste

Le fait d'ouvrir un produit et de l'exposer à l'air ambiant augmente par ailleurs les risques de contamination. Autrement dit, il est plus sécuritaire, d'un point de vue de santé, d'apposer une nouvelle étiquette sur un produit plutôt que de déballer une viande et de la réemballer.

Les moisissures ne sont pas toujours visibles à l'oeil nu, souligne M. Jean. Un produit pourri peut causer des malaises intestinaux, des crampes, de la nausée et des vomissements. Les symptômes peuvent être plus graves lorsque les denrées sont contaminées par un organisme pathogène. Il est notamment possible de souffrir de fièvre, de maux de tête et de diarrhée.

- Avec la collaboration de William Leclerc

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le Euromarché Latina