Des médecins du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) planchent depuis dix ans sur une future clinique de protonthérapie, technologie anticancer coûteuse encore peu répandue. Il y a près de deux semaines, ils ont abruptement appris que leur dernier projet, proposé au ministère de la Santé au début de l'année, ne serait pas retenu. Les patients québécois seront plutôt envoyés à une clinique privée qui ouvrira ses portes en 2020 à Montréal.

Le projet annoncé le 22 août consiste en une clinique privée, le Centre de protonthérapie CDL, qui traitera des patients couverts par la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) qui doivent aller aux États-Unis aux frais de la RAMQ. L'investissement de 70 millions nécessaire pour la construction de la clinique sera assumé par une firme privée.

Mais l'engagement de la RAMQ, voulant qu'elle envoie tous les patients du Québec à cette clinique privée, pourrait coûter chaque année de 10 à 25 millions de plus qu'un projet public, estiment Tarek Hijal, directeur par intérim de la division de radio-oncologie au CUSM, Jan Seuntjens, directeur de la physique médicale à l'Université McGill, et Carolyne Freeman, professeure d'oncologie et de pédiatrie à l'Université McGill et radio-oncologue au CUSM.

La controverse est amplifiée par le refus du Ministère et des responsables de la clinique privée de révéler la durée de l'entente. Gabrièle Berger, du Cabinet de relations publiques NATIONAL qui représente le Groupe CDL dans le dossier, s'est bornée à répondre à deux reprises que l'entente durerait « plusieurs années » à partir de 2020. Si, par exemple, l'entente dure cinq ans et que la protonthérapie devient au Québec aussi populaire qu'aux États-Unis, la RAMQ pourrait payer plus de 100 millions en trop, en comparaison d'un appareil de protonthérapie au CUSM.

DEUX ANS DE PRÉPARATION

Le projet du CUSM est en préparation depuis deux ans. « Il y avait un nouveau programme du Fonds canadien pour l'innovation (FCI) et nous avons décidé de relancer le projet de protonthérapie, explique le Dr Tarek Hijal. Nous en avons parlé à Normand Rinfret, alors directeur de notre hôpital, et au président de la RAMQ. Il y avait de l'intérêt. » Peu après, un nouveau rapport de l'Institut national d'excellence en santé et en services sociaux (INESSS), qui évalue le rapport coût-avantage des nouveaux traitements, annonçait « un possible élargissement des indications cliniques de la [protonthérapie] » d'ici trois ans.

« Nous avons travaillé avec les fondations du CUSM, qui envisageaient sérieusement de payer une grande partie de ce projet-là. Nous avons fait une proposition au Ministère il y a quelques mois et attendions toujours sa réponse », dit le Dr Hijal.

Le budget du projet était de 40 à 50 millions pour une salle de protonthérapie, dont la moitié aurait été payée par la FCI, selon Jan Seuntjens, qui estime que les fondations du CUSM étaient prêtes à lancer une campagne de financement couvrant tout le projet en cas de refus du FCI. Le budget de fonctionnement de la salle de protonthérapie aurait été de 4,7 à 5 millions par année, selon le nombre de patients, estime le Dr Seuntjens, qui prévoyait que les premiers patients auraient été traités « d'ici deux à trois ans » et que la capacité serait de 250 patients par année.

LE PROJET DU GROUPE CDL

Le projet du Groupe CDL a un budget de 70 millions, dont 30 millions pour les appareils nécessaires à une salle de protonthérapie. Il devrait ouvrir ses portes d'ici 18 à 24 mois, selon Laurent Amram, président et fondateur du Groupe CDL, qui comprend actuellement des centres de prélèvements médicaux et 15 cliniques sous l'enseigne Elna. Le directeur médical du Centre de protonthérapie CDL, dont l'emplacement n'a pas été dévoilé, est David Roberge, directeur du département de radio-oncologie au CHUM, qui a expliqué à La Presse le mois dernier qu'il s'efforçait depuis huit ans d'amener la protonthérapie à Montréal et collaborait depuis deux ans avec le Groupe CDL. Le plan d'affaires prévoit attirer des patients d'autres provinces et du nord-est des États-Unis.

« On entendait parler de protonthérapie dans le privé, mais on croyait que la logique était avec nous. Dans la plupart des pays avec un système de santé public, les soins les plus lourds restent dans le public », explique le Dr Hijal.

« Par exemple, quand le gouvernement décide de donner des soins chirurgicaux au privé, ce sont les soins les plus simples, les cataractes, qu'on leur confie, pas la neurochirurgie ou les greffes. » 

Le directeur général du CUSM, Pierre Gfeller, a été informé par le Ministère du choix de programme la veille de l'annonce, selon la coordonnatrice des communications du CUSM, Gilda Salomone. « Les raisons du choix de projet n'ont été ni demandées ni discutées », dit Mme Salomone, qui précise que les propos des Drs Freeman, Hijal et Seuntjens « ne reflètent pas la position du CUSM » et que « le Dr Gfeller n'accordera donc pas d'entrevue à ce sujet ».

« UN SEUL CENTRE EST SUFFISANT »

M. Amram et le Dr Roberge étaient-ils informés du projet de protonthérapie du CUSM ? « Nous sommes au courant que depuis plusieurs années, le CUSM et de nombreux autres hôpitaux à travers le Canada sont très intéressés au potentiel de la protonthérapie », a répondu M. Amram par courriel vendredi (ni lui ni le Dr Roberge n'étaient disponibles pour une entrevue téléphonique). « Cependant, selon un rapport de 2017 produit par l'Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé (ACMTS), un seul centre de ce genre est suffisant pour répondre aux besoins des patients canadiens, et ce centre représente une installation qui ne peut pas être soutenue par une seule province, une des raisons pour lesquelles notre offre est aussi attrayante pour le MSSS. Je comprends, suite à une discussion avec la haute direction du département d'oncologie du CUSM, qu'en date de ce jour, aucun engagement envisageant la construction de leur propre centre de protonthérapie n'est en place. »

Que pense le Dr Hijal de la réponse de M. Amram ? « C'est tout à fait inexact. Que je sache, aucun de nous ne connaît Laurent Amram ni n'a jamais discuté avec lui. Que veut dire "engagement" ? Nous n'avons certainement pas commencé à construire un centre de protons. Aucune pelletée de terre. Nous n'avons pas acheté la machine non plus. Mais nous avons un plan bien ficelé, nous avons eu le soutien de nos fondations pour le financement, nous avons eu le soutien de l'exécutif du CUSM pour aller de l'avant avec le projet et une demande de projet a été soumise au ministère de la Santé par l'exécutif du CUSM pour demander l'approbation gouvernementale de ce projet, qui est nécessaire pour aller de l'avant. »

UN PROJET DÉPOSÉ EN 2008

« Mon expertise principale est la radiothérapie pédiatrique et je m'intéresse depuis longtemps aux avantages de la protonthérapie, avec des collaborations internationales », explique Carolyn Freeman, qui était chef de la radio-oncologie au CUSM au moment du premier projet. « En 2008, nous avons déposé un projet de protonthérapie qui a reçu une très bonne réaction du FCI, mais à ce moment-là, le ministère de la Santé du Québec n'était pas prêt, ce n'était pas dans ses budgets. On a quand même eu quelques fonds pour étudier les possibilités d'application de la protonthérapie. En 2010, le Ministère a demandé à l'INESSS un premier rapport. La conclusion de l'INESSS était qu'il fallait encore un peu plus de recherche sur la protonthérapie, qu'à ce moment-là, les indications étaient limitées. »

Le projet de recherche de trois ans a conclu que la protonthérapie diminuait « de manière significative » les effets secondaires de la radiothérapie sur le développement cognitif des enfants et sur les autres complications, notamment sur l'appareil cardiovasculaire, explique le Dr Seuntjens. Le projet de 2008 avait un budget de 102 millions pour trois salles de traitement, dont 36 millions provenaient du FCI et le reste du ministère de la Santé du Québec, selon le Dr Seuntjens.

GUERRE DE CHIFFRES

Au coeur de la controverse se trouve le nombre de patients traités. Au fil des ans, les indications de la protonthérapie se sont élargies.

« Maintenant, on l'utilise pour de jeunes adultes, parce qu'on a vu que pour eux aussi, ça réduit le risque d'effets secondaires et de tumeurs malignes secondaires », souligne la Dre Carolyne Freeman, professeure d'oncologie et de pédiatrie à l'Université McGill et radio-oncologue au CUSM.

Pour le moment, le nombre de patients québécois - qui sont envoyés dans des centres de protonthérapie aux États-Unis - varie de 15 à 20 par année, à un coût de 250 000 $. Le Centre de protonthérapie CDL a promis au ministère de la Santé, qui y enverra les patients québécois plutôt qu'aux États-Unis, de réduire ce coût de moitié, dit M. Amram. Or, les coûts par patient du projet du CUSM étaient plutôt de l'ordre de 20 000 $ par patient si 250 patients s'en servaient chaque année, selon le Dr Seuntjens. Aux États-Unis, le programme d'assurance publique pour personnes âgées Medicare paie 32 000 $US pour un traitement de protonthérapie du cancer de la prostate, selon un récent article paru dans Bioengineering Today.

Si la protonthérapie était aussi utilisée au Québec qu'aux États-Unis, le nombre de 250 patients par année serait déjà atteint, selon les données du Particle Therapy Co-Operative Group, association établie en Suisse. « Il y a en économie de la médecine le concept de demande stimulée par l'offre, dit le Dr Hijal. C'est particulièrement vrai pour une nouvelle technologie. Actuellement, pour que des patients soient envoyés aux États-Unis, ils doivent être en bonne santé. »

Le Dr Hijal souligne que dans son rapport de 2017, l'INESSS conclut qu'en se basant sur le nombre de patients traités dans d'autres pays, le nombre de patients québécois pourrait être de 119 par année. « Ça va coûter des millions et des millions » à la RAMQ si ce chiffre de l'INESSS s'avère et que les patients québécois vont au Centre de protonthérapie CDL, estime le Dr Seuntjens.

Que pense le Dr Roberge de l'estimation de l'INESSS de 119 patients par année ?

« Ces données sont représentatives du nombre minimum de cas qui pourraient potentiellement bénéficier de protonthérapie. »

« PAS ASSEZ DE VOLUME », SELON BARRETTE

Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, n'a pas voulu commenter le rejet du projet de protonthérapie du CUSM vendredi dernier. Le 22 août, lors de l'annonce du projet du Groupe CDL, il avait accordé une entrevue à La Presse, mais n'avait pas abordé le projet du CUSM. « Nous n'accorderons pas d'entrevue à nouveau sur ce sujet que nous avons déjà couvert avec vous », a indiqué hier son attachée de presse, Catherine W. Audet. La Presse a demandé vendredi dernier au Dr Barrette, par l'intermédiaire de Mme Audet, quelle était la durée de l'entente avec le Groupe CDL, mais n'a pas eu de réponse.

Le 22 août, le Dr Barrette avait affirmé qu'il n'y avait « pas assez de volume » au Québec pour un appareil de protonthérapie dans un hôpital public. « Il n'y a pas lieu de construire une installation dispendieuse qu'on ne pourra pas rentabiliser, avait dit le Dr Barrette. Est arrivée cette compagnie qui a la capacité d'offrir ce service-là, qui prend le risque financier. Cette technologie a fait ses preuves dans un nombre limité d'indications. Il y a quelques années, elle était jugée très prometteuse, mais les études scientifiques ont montré des résultats pertinents seulement dans certaines indications. Alors on paie pour des traitements environ pour 15 à 20 patients par année. » Le Dr Barrette n'a pas voulu non plus commenter l'estimation de 119 patients de l'INESSS.

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QU'EST-CE QUE LA PROTONTHÉRAPIE ?

Dans la radiothérapie classique, qui touche la moitié des patients en oncologie, des rayons X sont envoyés sur la tumeur, mais ils traversent le corps de part en part. Avec la protonthérapie, les radiations s'arrêtent dans la tumeur, ce qui limite la quantité de tissus inutilement irradiés. « En radiothérapie classique, on a un risque de tumeurs malignes secondaires à cause des radiations, dit la Dre Carolyne Freeman, professeure d'oncologie et de pédiatrie à l'Université McGill et radio-oncologue au CUSM. Ça devient un risque tangible pour les enfants, dont 83 % survivent à leur cancer : 40 à 50 ans plus tard, il y a un risque de cancer à cause de la radiothérapie. »

Nombre de patients québécois ayant suivi une protonthérapie en 2015 : 15

Nombre de patients ayant suivi une protonthérapie en 2015

Aux États-Unis : 9289

En France : 1900

En Suède : 10 000

Nombre de centres de protonthérapie aux États-Unis

En 2012 : 10

En 2017 : 27

En construction : 10

Sources : INESSS, Particle Therapy Co-Operative Group, Bioengineering Today