Le rapport médical de l'Hôtel-Dieu de Montréal n'a pas pris un pli malgré le poids des années. Il date de 1997. Dans le haut, il est inscrit que Jean-Yves Blais vient de subir une lobectomie. On lui a enlevé le lobe inférieur du poumon droit. Le cancer était grisâtre, il s'était étendu sournoisement au système vasculaire veineux.

« Le chirurgien trouvait que mon mari avait du caractère. Pauvre p'tit gars, il a été tough de tenir le coup durant 15 ans », se rappelle Lise Blais.

Âgée de 75 ans, la veuve de Jean-Yves a longuement hésité avant d'accepter de se replonger dans ses souvenirs. Son mari, c'est le fumeur désigné au nom des autres par le recours collectif du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), intenté en 1998. Souffrant d'emphysème, M. Blais est mort il y a six ans, à l'âge de 68 ans, après avoir survécu 15 ans avec le cancer. Il avait refusé la chimiothérapie.

« JE SUIS FATIGUÉE »

« C'est épouvantable, ce qu'il a pu endurer. Je suis fatiguée de tout ça, c'est dur. Ça tourne toujours dans ma tête. Mais je veux gagner au moins un paquet de cigarettes pour Jean. Je me souviens que c'était 5 $ le paquet avant sa mort. »

Mme Blais sort des lettres, des coupures de journaux jaunis d'une grosse enveloppe. Son mari était natif de l'Abitibi. Il avait 8 ans quand il a allumé sa première cigarette. Au plus fort, il fumait un paquet et demi, voire deux paquets par jour. Pas des légères, non. Ce n'était pas assez « homme ». Les plus fortes, le gros paquet vert, celui avec la photo d'une jeune femme souriante portant des vêtements en tartan écossais.

« On ne savait pas à l'époque, insiste-t-elle. Ça fumait partout, les fenêtres fermées, jamais à l'extérieur. »

« Aujourd'hui, ça m'enrage quand je vais à mes rendez-vous à l'hôpital. Il y a encore des mégots partout à terre autour des cendriers. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça me fâche de voir les jeunes fumer. » - Lise Blais

Son mari a tenté d'écraser trois fois, en vain. La dernière fois, c'était durant un voyage. Il est allé dans les magasins le matin, il a vu les cigarettes derrière le comptoir. « Des paquets gros de même », dit-elle d'un geste de main.

C'est aussi au cours d'un voyage en voiture vers Wonderland, au nord de Toronto, qu'il a appris que le cancer ravageait ses poumons. Il ne voulait pas aller à l'hôpital, mais sa famille l'a convaincu de s'arrêter à l'hôpital de Hawkesbury. Le voyage s'est transporté chez son médecin de l'hôpital Pierre-Boucher, à Longueuil, puis à l'Hôtel-Dieu, où il a appris l'impensable.

Le temps a effacé des détails, mais c'est après l'opération que le recours collectif contre les multinationales du tabac est monté aux oreilles de M. Blais. Son médecin lui en a parlé. Il a rencontré des avocats. Il a signé un paquet de formulaires. Les procédures se sont enclenchées, mais il était loin de se douter qu'il n'en verrait jamais la fin.

UNE DERNIÈRE AVANT DE PARTIR

Quelques jours avant de mourir, Jean-Yves Blais a dit à sa conjointe qu'elle avait assez souffert comme ça, d'appeler l'ambulance. Avant d'embarquer, il a demandé quelques minutes, le temps d'en fumer une dernière avant de partir.

« Il savait », dit sa femme.

Depuis 1998, pas moins de 90 jugements ont été rendus par divers tribunaux du Québec dans cette affaire, et dans deux autres recours collectifs, dont un du gouvernement, réclamant 60 milliards en valeurs actualisées pour les coûts en santé. Mme Blais a arrêté de compter les fois où elle s'est présentée devant le tribunal, remplie d'espoir. La dernière fois, c'était juste avant l'été 2015, une victoire historique, mais les géants du tabac ont aussitôt porté la décision en appel, se souvient-elle.

« En octobre 2017, le Conseil [CQTS] m'a appelée pour me dire que le verdict sortirait sûrement d'ici trois semaines. On m'a dit de me tenir prête, qu'on m'appellerait le jeudi pour aller à la lecture du jugement le vendredi. Je suis restée vissée à mon téléphone durant des semaines, le jeudi. Là, je me dis que le jugement va peut-être sortir avec le printemps, autour de la fête de Jean-Yves. »

À 75 ans, Mme Blais ne s'étonnerait pas que la cause se transporte en Cour suprême. « Je vais y aller, mais compte tenu de mon âge, vous savez... J'ai mis le nom de mon fils comme bénéficiaire. On a souffert du cancer de mon mari, mais aussi de la fumée secondaire. »

***

FUMER À L'HÔPITAL


« C'est épouvantable, ce qu'on sortait des poumons lors des chirurgies. Les tumeurs ressemblaient à des choux-fleurs », explique le Dr Marcel Boulanger, anesthésiste retraité de l'Institut de cardiologie de Montréal. Le spécialiste a fait du tabac son cheval de bataille en devenant l'un des premiers médecins à devenir militant pour convaincre les gouvernements d'agir. « Honnêtement, je ne pensais jamais voir de mon vivant les bars devenir non fumeurs. On m'a traité de tous les noms dans le temps, on a même brûlé une pancarte à mon effigie. »

Selon lui, le seul moyen d'enrayer le tabac définitivement serait de ruiner les multinationales du tabac. À défaut, il espère que la lutte continuera, notamment en Asie, où « il y a encore des cigarettes girls ». « On part de loin, souvenez-vous des années 80 ; il était permis de fumer partout, même dans les chambres d'hôpital. Je me souviens qu'il fallait sortir les bouquets de fleurs des chambres en fin de journée tellement l'air devenait irrespirable. Puis, il y a eu un point de bascule dans les années 90, on a commencé à culpabiliser les fumeurs. Aujourd'hui, on comprend que ce sont des victimes de l'industrialisation. »

Photo Martin Chamberland, La Presse

Lise Blais montre une photo de son mari, Jean-Yves Blais, qui a été le fumeur désigné au nom des autres par le recours collectif du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), intenté en 1998.

Photo Martin Chamberland, La Presse

Lise Blais a conservé de nombreux documents relatifs au recours collectif contre les cigarettiers.

Les recours contre les cigarettiers

1998

Dépôt par Jean-Yves Blais et le CQTS d'une requête en autorisation d'exercer un recours collectif pour le compte des personnes qui souffrent d'un cancer du poumon, du larynx, de la gorge ou d'emphysème.

1999 à 2004

Dépôt de multiples requêtes des sociétés de tabac pour faire invalider les recours et les empêcher d'être autorisés.

21 février 2005

La Cour supérieure du Québec autorise deux recours collectifs.

2005 à 2012

Étapes préparatoires au procès des deux recours.

Mars 2012

Début du procès des deux recours collectifs.

Décembre 2014

Fin du procès après 253 jours d'audiences, interrogatoire de 76 témoins et plus de 43 000 documents admis en preuve.

Mai 2015

La Cour supérieure condamne les cigarettiers à payer 15 milliards de dollars en dommages à près de 100 000 Québécois fumeurs ou ex-fumeurs atteints d'emphysème, du cancer du poumon ou du cancer de la gorge.

Juin 2015

Les géants du tabac tentent de faire invalider l'ordonnance de la Cour supérieure du Québec.

Octobre 2015

La Cour d'appel donne raison aux recours collectifs des victimes du tabagisme en condamnant deux sociétés de tabac poursuivies à verser un dépôt en garantie de 984 millions.

Entre le 21 et le 30 novembre 2016

Les sociétés de tabac tentent de faire invalider le jugement en Cour d'appel du Québec. Les magistrats ont pris la cause en délibéré.