Les Québécois gagneraient à être moins frileux avec leurs données médicales. C'est le cri du coeur de chercheurs en santé, convaincus qu'ils révolutionneront les soins - et sauveront des vies - si on les laisse analyser massivement ce genre d'informations cruciales.

« Big Brother » au service des patients

Après sa première greffe cardiaque, Sylvain Bédard a gravi un sommet de 6120 mètres pour faire résonner un message : le don d'organes évite de dépérir et de mourir.

Aujourd'hui, le Montréalais a un peu l'impression d'être au pied d'une nouvelle montagne. Car il embrasse une nouvelle cause, plus délicate : il veut convaincre les Québécois de lever le voile sur leurs données médicales.

Les chercheurs en santé en ont besoin pour faire des découvertes cruciales qui pourraient, elles aussi, sauver des vies, plaide-t-il.

« Les citoyens ont peur d'être identifiés indirectement et que ça leur nuise. Les fonctionnaires ont peur de faire une erreur en les transmettant aux chercheurs. Mais pour moi, la plus grosse erreur, c'est de ne pas agir. On perd des occasions extraordinaires. »

UN IMPACT IMPORTANT ET RAPIDE

Demain, M. Bédard se joindra à la quinzaine de conférenciers québécois et européens invités au premier Symposium sur l'accès aux données et les systèmes de santé apprenant, organisé à Longueuil par l'Université de Sherbrooke (UdeS).

Grâce à l'intelligence artificielle, les chercheurs pourraient analyser massivement et rapidement le contenu - très riche - de millions de dossiers médicaux, disent-ils. Voire recouper les informations que contiennent ces dossiers avec d'autres renseignements intéressants - sur la pollution, le niveau d'éducation, etc.

On découvrirait ainsi les causes encore inconnues de certaines maladies, et les bénéfices ou ravages insoupçonnés de certains médicaments - sans même utiliser des sujets de recherche, assure le médecin et chercheur Jean-François Éthier, directeur de la composante Accès aux données de l'Unité de soutien à la Stratégie de recherche axée sur le patient (SRAP).

« En transmettant rapidement ces connaissances émergentes aux soignants, on éviterait des morts, des complications, des hospitalisations et des dépenses inutiles. » - Jean-François Éthier, professeur à l'UdeS et spécialiste de l'informatique de la santé

« Les obstacles ne sont pas technologiques. On pourrait déjà le faire et avoir un impact très important et très rapide sur les individus et la population, dit-il. Mais on a un problème de ressources, de priorités et de culture. »

L'équipe du Dr Éthier mise en partie sur une nouvelle plateforme, qui devrait permettre d'utiliser les données des cliniques médicales de façon « sécuritaire, éthique et transparente », dit-il.

Même si les données sont rendues anonymes, un certain risque de fuite ou de ré-identification demeurera, admet le chercheur. Mais agir lui semble moins dangereux que s'abstenir.

LES CRAINTES

Début mars, la Commission d'accès à l'information a ouvert une enquête, après que La Presse a révélé que le contenu des dossiers médicaux électroniques était parfois commercialisé à l'insu des médecins et de leurs patients.

Deux semaines plus tard, le scandale de Facebook et de Cambridge Analytica a éclaté.

Les intentions des scientifiques sont beaucoup plus nobles, assure le Dr Alain Vanasse, expert en utilisation secondaire de données.

Contrairement aux géants du web, les scientifiques ne veulent ni manipuler les électeurs ni pousser qui que ce soit à la surconsommation. Simplement améliorer les soins et, au passage, réduire leurs coûts, « pour que la population en ait plus pour son argent ».

« C'est une utilisation des données beaucoup plus satisfaisante que pour enrichir des compagnies. » - Le Dr Alain Vanasse, directeur scientifique de l'Unité de soutien au SRAP et professeur à l'UdeS

Lorsqu'un médicament a des effets indésirables rares, on le découvre seulement après sa mise en marché, illustre-t-il. « Si ça te prend deux ans avant d'avoir des données à ce sujet, dans l'intervalle, il continue à y avoir des morts ou d'autres problèmes pour rien. »

« L'entrepôt de données est en quelque sorte une extension de la mémoire du médecin, une mémoire collective, et il n'est pas éthique de ne pas utiliser sa mémoire pour soigner un nouveau patient », renchérit la Dre Anita Burgun, venue de Paris pour participer au symposium.

À l'Hôpital européen Georges-Pompidou, où elle travaille, les dossiers sont entièrement informatisés, et plus d'une centaine de chercheurs ont déjà reçu l'autorisation d'analyser ce vaste entrepôt de données. Cela leur a notamment permis d'étudier l'impact d'un changement de posologie chez des patients présentant une mutation génétique particulière.

DES PATIENTS BRANCHÉS

« Les gens partagent déjà largement leurs données personnelles dans des applications comme Nike, Fitbit, ou Google - qui sait si vous êtes allé au gym grâce au GPS de votre téléphone », rappelle le Dr Éthier.

Des médecins ont déjà commencé à se servir de ces informations, dit-il. « Ça nous donne une vision dans le temps, plus globale et plus exacte, qu'on n'a pas lorsqu'on regarde seulement le patient dans notre bureau. »

En Estrie, la montre d'exercice d'une patiente a permis à un interniste de constater que sa fréquence cardiaque augmentait depuis un certain temps, et de dépister ainsi une hyperthyroïdie.

Les téléphones munis de GPS peuvent quant à eux révéler si leurs propriétaires ont été exposés à des contaminants lors d'un trajet quelconque. Ou dévoiler très précisément à quel moment ces derniers marchaient, couraient ou se promenaient en voiture.

« Même les thermostats intelligents, dotés de détecteurs de mouvement, permettent d'obtenir des scores de mobilité et pourraient permettre d'intervenir auprès des gens âgés », ajoute le Dr Éthier.

« Certains fabricants offrent déjà aux citoyens l'option d'autoriser l'utilisation de ces données par les chercheurs », se réjouit le médecin, qui rêve du jour où les gens pourront faire de même avec d'autres objets connectés.

LES RISQUES

Pour l'instant, le simple accès aux dossiers médicaux en fait déjà frémir plusieurs. En février, lors d'un colloque organisé à l'Université de Montréal, certains ont évoqué le pire, d'après un compte rendu publié sur le web : 

• piratage par des personnes malveillantes ;

• risque que des renseignements parviennent aux assureurs et motivent un refus de couverture ;

• possibilité « que les patients soient notés en fonction du respect des traitements prescrits ou de leurs habitudes de vie ».

Les chercheurs travaillent fort pour éviter ces dérapages, assure le Dr Éthier. Sa plateforme permettra par exemple aux patients d'utiliser un portail pour savoir - et choisir - comment leurs renseignements personnels seront utilisés.

« Le processus doit être beaucoup plus transparent et le citoyen doit occuper une place beaucoup plus grande », approuve un autre invité au symposium, Mark McGilchrist, chercheur à l'Université de Dundee, en Écosse.

« Il y a une tendance à éviter de parler au grand public des liaisons de données qui se font, au cas où il désapprouverait. C'est une grande erreur à mes yeux. »

LU EN BUVANT SON CAFÉ

Sylvain Bédard, greffé du coeur, pratique ce qu'il prêche depuis qu'on lui a installé un défibrillateur sous-cutané. « Tous les lundis matin, je pèse sur un bouton et pendant que je bois mon café, toutes mes données sont emmagasinées dans une banque, puis retransmises à mon médecin. »

Il y a un mois, ce dernier a ainsi détecté une anomalie.

Sylvain Bédard espère que les données de tous les patients branchés pourront un jour être mises en commun. Son défibrillateur n'est pas son ange gardien, dit-il, mais une sorte de « Big Brother », comme dans le roman 1984 de George Orwell.

Dans sa bouche, l'expression ne se veut pas du tout péjorative : « Je me sens plus en sécurité. »

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L'ÉTAT DES LIEUX

LA SITUATION ACTUELLE: parcours du combattant

À l'heure actuelle, c'est le parcours du combattant pour les scientifiques québécois qui veulent analyser des données de santé, raconte le Dr Alain Vanasse. Les chercheurs doivent d'abord convaincre la Commission d'accès à l'information que leur demande est légitime, puis convaincre les organismes concernés. Le processus prend un, deux ou trois ans, déplore-t-il, contre quelques semaines en Ontario. « Les fonctionnaires doivent traiter le tout à la main, pour s'assurer que les données fournies ne peuvent être utilisées de manière malicieuse. Ce n'est pas dans leur mandat et ils craignent de mettre leur carrière en péril en faisant une erreur. Alors c'est la dernière priorité. » « Quand on reçoit les données, elles sont déjà vieilles, et donc moins intéressantes. »

PROJET EN COURS: passer par les cliniques

D'ici 2019, toutes les grandes cliniques de médecine familiale seront connectées à une plateforme qui simplifiera la vie aux chercheurs, espère son concepteur, Jean-François Éthier. « Une première version fonctionnera avec de vraies données d'ici juin, sans doute dans trois ou quatre cliniques. » L'accès aux dossiers médicaux électroniques se fera ainsi de façon sécuritaire, seulement avec l'approbation des médecins, assure le médecin-chercheur. « Les informations seront cryptées, et seules celles qui sont minimalement requises pour répondre à un projet spécifique seront extraites. » Les patients des cliniques participantes pourront savoir - et choisir - comment leurs renseignements sont utilisés. « Quelqu'un pourrait dire : "Prenez mes données si le projet vient d'une institution publique, mais consultez-moi s'il vient du privé" », expose le Dr Éthier.

PROMESSE DU GOUVERNEMENT: imiter l'Ontario

Dans son dernier plan économique, Québec a promis d'instaurer un guichet unique, pour que les chercheurs aient plus vite accès aux renseignements souhaités. L'Institut de la statistique du Québec (INSQ) recevra 18,5 millions sur cinq ans pour jouer ce rôle. Il commencera par simplifier l'accès aux renseignements du MESSS et de la RAMQ, puis à ceux d'autres ministères et organismes. Depuis déjà 25 ans, l'Institute for Clinical Evaluative Sciences joue un peu ce rôle en Ontario. Le Dr Alain Vanasse demeure inquiet. « Il y a beaucoup de chefs et une inertie incroyable dans le système. Il faudrait vraiment qu'une personne haut placée dise à tout le monde : "C'est par là qu'on s'en va." »

Photo fournie par le CHUS

Jean-François Éthier, directeur de la composante Accès aux données de l'Unité de soutien à la Stratégie de recherche axée sur le patient

Photo fournie par le CHUS

Le Dr Alain Vanasse, directeur scientifique de l'Unité de soutien au SRAP et professeur à l'UdeS

Sauver des vies et économiser de l'argent

Fouiller les dossiers médicaux à grande échelle, en se servant d'ordinateurs, aurait plusieurs avantages, selon les chercheurs en santé. Voici quelques exemples.

MALADIES RARES

« On pourrait mieux suivre les gens qui ont des maladies rares et orphelines, et qui sont dispersés à la grandeur du Québec. Savoir s'ils ont vu leur médecin de famille et quelle médication ils prennent nous révélerait si ce qu'on avait fait en centre hospitalier fonctionne bien à long terme, et permettrait de s'ajuster », expose le Dr Jean-François Éthier, spécialiste de l'informatisation en santé.

ÉTUDES MOINS COÛTEUSES...

« La recherche coûte très cher quand il faut recopier toutes les informations pertinentes, alors plein de bonnes idées ne se font pas. En puisant directement dans les données déjà disponibles, on ferait des économies énormes », affirme le Dr Éthier. Parfois, les réponses obtenues seraient même plus pertinentes, estime-t-il. « Dans les essais cliniques, on choisit des patients plus jeunes et moins malades que la moyenne. Ça ne se transpose pas toujours bien en médecine de famille, dans le monde réel, où les gens ont parfois trois ou quatre maladies. »

... ET PLUS RAPIDES

« Recruter des patients pour un essai clinique est un processus extrêmement difficile, à tel point que certaines études avortent », rapporte aussi le médecin-chercheur. Si on pouvait comparer les critères d'inclusion et d'exclusion aux dossiers des patients, on pourrait cibler plus rapidement les bons candidats. L'hôpital parisien d'une des conférencières du symposium, la Dre Anita Burgun, étudie déjà cette possibilité.

PRÉVENTION

En croisant les données médicales avec des données environnementales, on pourrait déterminer si les gens qui habitent aux abords d'autoroutes sont plus enclins à faire de l'asthme. Et si oui, comment prévenir leurs symptômes, suggère le Dr Alain Vanasse, de l'Université de Sherbrooke. « À Paris, une quarantaine d'hôpitaux sont en train d'être connectés avec les données de pollution de l'air en temps réel, pour que les équipes de soins se préparent mieux aux arrivées de patients lors des pics de pollution », rapporte la Dre Burgun, de l'Université Paris Descartes. « On pourrait aussi faire des études rétrospectives pour voir si tel ou tel symptôme respiratoire est lié à des pics de pollution. »

UNE ENTREPRISE COMPLEXE

Fort d'une expérience réalisée il y a cinq ans, un autre conférencier, le Dr Mark McGilchrist, expliquera toutefois combien lier les informations compilées dans des organismes distincts - pour obtenir des données enrichies - est complexe. Ces renseignements ne sont pas de qualités équivalentes, ni saisis ou interprétés de la même façon, a constaté le chercheur écossais, qui travaille à l'Université de Dundee. « Il y a d'abord de grands enjeux politiques, financiers et d'organisation du travail à résoudre, conclut-il. Cela suppose de demander à des services déjà débordés de faire quelque chose de plus. »