L'une des chimiothérapies les plus prescrites envoie chaque année des dizaines de Québécois aux soins intensifs et tue certains d'entre eux. Mais grâce à une résidante de Sherbrooke - qui a dénoncé l'agonie de son mari dans La Presse -, le ministre de la Santé est sur le point d'introduire un test génétique pour mettre fin aux tragédies inutiles.

«En évitant la mort d'une seule autre personne grâce à ce test, on le rentabilise. Il faut que les patients le demandent», affirme Colette Bibeau, qui a vu son mari, Paul Allard, mourir brûlé de l'intérieur en 2011.

Après la médiatisation de son histoire et son témoignage lors d'un congrès d'experts, l'hôpital Notre-Dame du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM) a demandé au ministre d'introduire le test en question. Et l'Institut national d'excellence en santé et services sociaux (INESSS), qui étudie ce genre de demandes, a vite confirmé au ministre qu'il fallait aller de l'avant.

«C'est un rapport intéressant que nous accueillons positivement. Nous travaillons actuellement sur les suites à lui donner», a écrit l'attachée de presse du ministre Gaétan Barrette dans un courriel envoyé à La Presse.

«J'espère que cette excellente recommandation sera appliquée dans les plus brefs délais, puisqu'elle n'évitera pas seulement des effets secondaires qui incommodent, mais des morts», dit Daniel Bouthillier, directeur général du Regroupement en soins de santé personnalisés au Québec.

«Sensibiliser le grand public a fait bouger les choses. Si on avait procédé par les voies normales, cela ne se serait pas produit aussi vite. Mme Bibeau a fait un travail phénoménal», affirme Martin Godbout, président du conseil d'administration de Génome Québec.

Le nouveau test concernera les milliers de Québécois qui se voient prescrire du 5-Fluorouracil (aussi appelé 5-FU) par intraveineuse, ou encore son équivalent en comprimés, la capécitabine (Xeloda). C'est le cas d'environ 80% des patients atteints d'un cancer colorectal et de 20% des patients atteints d'un cancer avancé du sein, de même que de certains patients qui souffrent d'un cancer de la tête ou du cou.

Depuis des décennies, le 5-FU fait ses preuves contre les cellules cancéreuses, mais lorsqu'on en donne aux malades sans dépistage - comme c'est le cas actuellement -, de «10 à 40% présentent des toxicités aigües», indique l'avis de l'INESSS obtenu par La Presse.

La cause de ces catastrophes n'est pas toujours déterminable. Mais la moitié d'entre elles - souvent les plus graves - sont dues à une mutation génétique bien précise qu'une simple analyse de sang permet de repérer.

La mutation en cause réduit ou empêche la production d'une enzyme (la dihydropyrimidine-déshydrogénase ou DPD) essentielle pour dégrader le 5-FU. Au lieu d'être éliminé normalement, le médicament reste donc piégé dans les cellules et ravage la peau, le tube digestif et la moelle des malades, qui peuvent en mourir.

Deux scénarios

L'analyse sanguine permettant de détecter les patients vulnérables coûtera seulement 18 $ par personne. Mais l'INESSS n'est pas convaincu qu'elle doit être faite de manière universelle - avant le début des traitements - plutôt que seulement après coup, en cas de complications, pour confirmer l'existence d'une déficience génétique et s'ajuster.

Le premier scénario aurait l'avantage d'épargner de nombreuses souffrances et d'immenses frais d'hospitalisation inutiles. Tandis que le second éviterait de retarder le début des traitements. «Ce n'est pas une question d'argent, mais de délais», précise en entrevue la cardiologue Michèle de Guise, directrice des services de santé et de l'évaluation des technologies à l'INESSS.

Dans bien des cas, les oncologues utilisent toutefois le 5-FU comme chimiothérapie préventive, alors qu'il n'y a pas urgence, argue Mme Bibeau. «Ils ne sont pas assez conscients de ses dangers réels, ni assez vigilants en cas d'effets secondaires.»

Elle est convaincue que l'ex-oncologue de son mari devrait être sanctionné par le Collège des médecins pour ces deux raisons.

Dans une lettre datée du 27 février, le syndic adjoint a écrit à Mme Bibeau que le dépistage préventif et universel réduit «substantiellement les risques de réactions toxiques sévères voire mortelles» et qu'«il s'agit d'une grande avancée» pour les patients. D'après lui, puisque d'autres mutations génétiques peuvent rendre la chimiothérapie trop dangereuse, celles-ci «devront faire l'objet d'analyses et être considérées pour ajout» de tests futurs.

En Europe, des médecins profitent depuis déjà quelques années d'analyses capables de réduire les intoxications au 5-FU, dont certaines sont encore plus poussées que celles proposées au Québec. Mais elles n'y sont pas obligatoires.

En juin, Colette Bibeau se rendra donc en France pour fonder une association de victimes et de victimes collatérales du 5-FU.

PHOTO FOURNIE PAR COLETTE BIBEAU

Colette Bibeau et Paul Allard.

Des dangers sous-estimés?

BATAILLE CONTRE LE SYSTÈME

Colette Bibeau reproche à l'ex-oncologue de son mari de lui avoir prescrit du Xeloda alors que son état ne le justifiait pas, de lui avoir indiqué qu'il s'agissait d'une chimiothérapie « légère » et de ne pas avoir réagi adéquatement devant ses effets secondaires extrêmes. Elle a donc demandé au Collège des médecins de porter plainte devant le comité de discipline.

Le 27 février, le syndic adjoint a fait écho au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, en écrivant n'avoir « relevé aucune anomalie permettant de suspecter un manquement ou de la négligence dans les soins médicaux ». Mme Bibeau vient toutefois d'obtenir l'aide du biochimiste Christian Linard, professeur à l'Université du Québec à Trois-Rivières, pour contester par écrit cette dernière décision devant le comité de révision du Collège.

UNE CHIMIOTHÉRAPIE PRESCRITE À OUTRANCE ?

L'utilisation du Xeloda est indiquée lors des cancers du côlon de stade 3. Malgré « un certain débat sur son indication » dans les cas moins graves - comme celui de Paul Allard -, « il y avait une base qui pouvait justifier [son] ordonnance », a conclu le syndic adjoint.

« Un médecin qui donne du Xeloda en l'absence de métastases le fait à ses risques et périls, car il va en dehors des autorisations de mise en marché », estime plutôt le professeur Linard. À ses yeux, c'est « de la folie », car la monographie du produit précise que « le taux d'hospitalisation en raison de manifestations indésirables reliées au traitement est de 11,6 % ». Il est par ailleurs reconnu comme dangereux et cytotoxique, ajoute-t-il.

DES RÉFLEXES TROP MOUS ?

Paul Allard était hospitalisé depuis des jours lorsque son équipe traitante a compris ce qui se passait. À ce stade, selon le syndic adjoint, elle ne pouvait donc « rien faire d'autre que de traiter les complications et souhaiter une récupération ».

« L'oncologue aurait dû avoir la puce à l'oreille, reconnaître les symptômes d'une déficience génétique documentée depuis des années, estime au contraire le professeur Linard. On n'a pas affaire à un médecin de campagne, mais à un spécialiste dans un hôpital universitaire. »

La monographie du Xeloda précise que les signes de toxicité doivent être surveillés attentivement, dit-il. Il est surpris que le spécialiste ne se soit pas empressé de découvrir, sur l'internet, l'existence d'un antidote expérimental qui avait déjà permis de sauver des dizaines de patients.