Dans une lettre d'adieu de neuf pages, le pédiatre Alain Sirard, qui s'est suicidé mardi à Sainte-Justine, explique avoir été « achevé » par la sanction d'un mois sans privilège dont il avait été informé dernièrement par le conseil d'administration de l'hôpital. Le docteur Sirard dénonce aussi dans sa lettre les excuses que le conseil d'administration de l'hôpital avait selon lui présentées à des parents.

La Presse a en main une lettre dans laquelle le docteur Sirard offre sa version des faits. Disant souhaiter notamment que son message soit transmis à tous les médecins de la province, il mentionne qu'il libère son avocat de son secret professionnel « s'il croit que c'est dans l'intérêt de ma justice ».

Bien que confuse à maints égards lors de sa rédaction, la lettre contient plusieurs détails d'intérêt public.

S'estimant victime de diverses personnes et institutions et se blanchissant de tout tort, il porte des accusations contre l'administration de Sainte-Justine qui a enquêté sur son travail, contre des médecins qui ne l'ont pas appuyé, contre des travailleurs sociaux de la DPJ qui l'auraient « sacrifié », contre d'anciens collègues de travail qu'il a côtoyés (certains il y a très longtemps), contre des médias (La Presse et Radio-Canada), contre le Collège des médecins, contre les familles qui avaient porté plainte contre lui, contre le Conseil des médecins et dentistes de Sainte-Justine qu'il accuse de « bullying institutionnel », contre la Commission des droits de la personne et contre des procureurs.

« On appelle cela de l'intimidation institutionnelle », écrit-il, tout en ajoutant par ailleurs une liste de personnes qu'il a appréciées dans sa vie.

REPORTAGES ET ENQUÊTES

En avril 2013, La Presse a publié le récit d'une famille qui s'était présentée à Sainte-Justine avec son enfant qui souffrait de coliques. En raison de rougeurs au ventre qui avaient fait soupçonner au docteur Sirard une maltraitance, l'enfant avait subi selon les parents et à leur grand désarroi des examens urinaires, sanguins et ophtalmologiques, 20 radiographies et un scan cérébral. Bien que rien de particulier n'ait été ainsi décelé, la maltraitance continuait d'être soupçonnée et la DPJ avait été alertée. C'est ultimement la Chambre de la jeunesse qui avait clos ce dossier, disant que « les faits ne fondent pas l'existence d'une situation d'abus physiques ».

En novembre 2013, Radio-Canada avait fait pour sa part un reportage avec cinq familles dénonçant la façon dont leurs enfants et eux-mêmes avaient été traités à Sainte-Justine. Le reportage de Radio-Canada mettait aussi en cause des collègues du docteur Sirard.

Dans sa lettre d'adieu, le docteur Sirard n'accepte pas que son travail ait fait l'objet d'enquêtes à Sainte-Justine, au Collège des médecins et à la Commission des droits de la personne et il demeure convaincu d'avoir vu juste. « Chacune de ces familles avait un parent qui était responsable d'une ou des lésions corporelles fait [sic] à leur enfant tandis que l'autre parent préférait croire à l'innocence de son/sa conjoint (e). »

« Après trois ans d'enfer, de novembre 2013 à décembre 2016, je démissionne. Il faut un minimum de dignité pour vivre. »

Le docteur Alain Sirard conclut en disant aux pédiatres du Québec que travailler comme médecin dans le domaine sociojuridique (appelé à déterminer si un enfant a pu être battu), « c'est dangereux ».

Notons que le docteur Sirard avait été poignardé en novembre 2013 en pleine rue à la suite du reportage de Radio-Canada. L'enquête a été fermée en cours de route, a confirmé hier Jean-Pierre Brabant, porte-parole du Service de police de la Ville de Montréal et ce, parce qu'aucun nouvel élément de preuve ne lui permettait de retrouver l'assaillant.

LA VERSION DE SAINTE-JUSTINE

Le docteur Alain Sirard l'ayant divulgué lui-même, le docteur Marc Girard, directeur des services professionnels du CHU Sainte-Justine, dit pouvoir confirmer qu'une sanction a effectivement été prise à son égard en novembre et que sa pratique avait fait l'objet d'encadrements.

En entrevue à La Presse hier, le docteur Girard a indiqué que la direction de l'hôpital était toujours limitée dans ce qu'elle pouvait dire en raison du secret professionnel, aussi bien à l'égard du docteur Sirard que des parents plaignants. Le deuil de la famille du docteur Sirard et d'employés de Sainte-Justine commande aussi de la délicatesse, a dit le docteur Girard.

Ainsi, il n'a pas pu révéler les raisons pour lesquelles le docteur Sirard a été sanctionné par le conseil d'administration, une sanction qui, mercredi, dans le communiqué de Sainte-Justine, n'a pas été mentionnée. 

Dans son communiqué, Sainte-Justine écrivait que ni l'expertise ni les connaissances scientifiques du docteur Sirard « n'ont été remises en question ». Le docteur Sirard a donc été sanctionné sur d'autres bases. 

Le communiqué précisait aussi que « dans tous les cas médiatisés ayant fait l'objet d'une plainte au commissaire local du CHU Sainte-Justine, les signalements étaient justifiés ».

En entrevue, le docteur Girard revient sur l'obligation de faire un signalement à la DPJ dès qu'un doute raisonnable existe.

C'est ce qu'a aussi rappelé la Commission des droits de la personne dans son rapport de février, tout en évoquant des lésions de droit dans 6 des 13 dossiers étudiés et tout en émettant plusieurs recommandations aussi bien à Sainte-Justine qu'à la DPJ.

Cela étant dit, « des médecins en ont-ils fait une cause personnelle ? Ça se peut. Là-dessus, il y a danger », a poursuivi le docteur Girard, évoquant les balises mises en place pour endiguer de possibles dérives.

Faisant valoir de façon générale que l'hôpital avait toujours eu et continuait d'avoir le meilleur intérêt de l'enfant en tête, le docteur Girard a néanmoins reconnu qu'« il y avait eu délais indus dans la gestion des plaintes [des usagers] » et que l'hôpital « devait faire mieux, notamment à l'égard des parents ».

L'hôpital indique avoir suivi les recommandations émises par le ministère de la Santé et la Commission des droits de la personne. Entre autres choses, de « la formation et de l'accompagnement sont maintenant offerts aux médecins de la clinique sociojuridique pour les outiller davantage dans la gestion et dans l'approche aux parents », peut-on lire dans le communiqué de mercredi publié par Sainte-Justine.

BAISSE DES SIGNALEMENTS

Depuis les plaintes des parents et la médiatisation de l'affaire, le docteur Girard explique que l'hôpital enregistre une baisse du tiers des signalements.

La chose est attribuable à plusieurs facteurs, a-t-il dit. Il mentionne la peur et la plus grande prudence des médecins, le fait, aussi « que l'on va plus loin dans l'investigation avant de faire un signalement ».

Il dit aussi s'inquiéter que des parents maltraitant leur enfant ne consultent pas.