Il est possible de boire gratuitement presque tous les soirs lorsqu'on est une femme à Montréal, a constaté l'Association pour la santé publique du Québec en menant un recensement des publicités liées à la consommation d'alcool dans les bars de la métropole. Une situation inquiétante, qui pousse à la consommation et qui ne respecte pas la réglementation en vigueur au Québec, déplore l'organisme.

Consciente de la situation, la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec dénonce elle aussi la réglementation «confuse et non appliquée» liée aux publicités sur l'alcool dans la province.

Soirées pour les dames

«Amène tes amies parce que la soirée Ladies Night commence à 21h au bar!  «Les filles boivent gratuitement jusqu'à minuit tous les mercredis!» «Dès 22h, les filles reçoivent quatre drinks avec leur entrée!»

Des publicités comme celles-ci, Christelle Féthière, chargée de projet à l'Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), en voit défiler régulièrement sur les réseaux sociaux. «Il y en a tellement qu'il est possible pour une femme de boire gratuitement tous les jours de la semaine à Montréal. Sauf le dimanche. Je n'ai rien trouvé pour cette journée encore!», dit-elle.

Les promotions des bars sont diverses. Dans sa recherche, Mme Féthière a notamment vu un établissement offrir une bouteille de champagne à chaque groupe de quatre filles qui se présentait avant 23h30, un restaurant offrir un nombre illimité de mojitos aux femmes achetant une table d'hôte et un bar offrir l'alcool à volonté aux clientes achetant l'équivalent de 20 $ de tapas.

Des publicités illégales

Le Règlement sur la promotion, la publicité et les programmes éducatifs en matière de boissons alcooliques prévoit pourtant qu'un titulaire de permis d'alcool pour consommation sur place, comme les bars, «ne peut directement ou indirectement, dans sa publicité, annoncer la consommation gratuite de boissons alcooliques».

Faire la promotion de «Ladies Nights» au Québec est donc interdit, confirme la porte-parole de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ), Joyce Tremblay. «C'est interdit, mais on en voit partout. Pourquoi tant de laxisme?», demande Mme Féthière.

Qui fait la surveillance?

Les 10 inspecteurs de la RACJ n'ont pas pour mandat de vérifier la légalité des publicités faites par les bars. Ce mandat incombe aux corps policiers. «Il y a de 23 000 à 24 000 titulaires de permis au Québec. Les policiers travaillent fort. Mais ils ne peuvent pas tout capter», explique Mme Tremblay.

C'est souvent en intervenant pour une autre raison, par exemple parce qu'il y a du grabuge, que des mineurs sont présents ou que des fêtards s'attardent passé 3h, que les policiers constatent des infractions aux règles sur la publicité de l'alcool. Les policiers rédigent un rapport d'événement. À la suite de la réception de ce rapport, la RACQ peut intervenir.

Quelles sanctions?

Un propriétaire de bar qui présente une première infraction à la réglementation sur la publicité en matière de boissons alcooliques recevra un simple avertissement. Les récalcitrants s'exposent à une suspension de permis. Mme Tremblay est incapable de dire combien d'amendes pour non-respect de ces règles ont été imposées l'an dernier par la RACJ puisque, souvent, cette infraction est liée à une série d'autres irrégularités.

«La Régie dépend des policiers pour intervenir. Mais les policiers sont occupés par plusieurs autres choses. Pendant ce temps, les publicités illégales sont partout», constate le directeur général d'Éduc'alcool, Hubert Sacy.

Impact sur la santé publique

Pour Mme Féthière, la tolérance au Québec pour les publicités incitant les femmes à consommer de l'alcool est d'autant plus troublante que la consommation excessive augmente rapidement chez cette clientèle. Le plus récent rapport de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) montre en effet que de 2000 à 2015, «ce sont chez les femmes qu'on observe les hausses les plus marquées de la consommation excessive».

Mieux contrôler la publicité

Dans son rapport publié le 15 juin, l'INSPQ indique que «les mesures efficaces pour diminuer la consommation d'alcool et les problèmes qu'elle engendre sont bien connues» et cite notamment les «limites au marketing de l'alcool».

Dans un jugement de la RACJ rendu en 2014, il est écrit que le propriétaire d'un bar de Montréal s'est fait interpeller par les policiers parce qu'il annonçait des soirées «bar ouvert pour les femmes». Lorsque les policiers ont pris contact avec le propriétaire pour discuter de ces publicités illégales, il aurait répondu: «Oui, je sais, mais tout le monde le fait.»

«Le milieu des bars est très concurrentiel. Les propriétaires imitent souvent les promotions du voisin parce qu'ils craignent de devoir sinon fermer leurs portes. Mais actuellement, on a un problème», estime le président du Conseil d'éthique de l'industrie québécoise des boissons alcooliques, Claude Béland.

«Les lois sont d'un laxisme sans nom. Et quand la loi est là, elle n'est pas appliquée!», ajoute M. Sacy.

Des propriétaires confus

Directeur général de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec, Renaud Poulin estime lui aussi que la réglementation sur les publicités de l'alcool est «confuse et non appliquée». «C'est désolant. On demande depuis longtemps au gouvernement d'intervenir. Parce que c'est problématique: des gens ne savent plus ce qui est légal ou non. La confusion est là», dit-il.

Ne pas jouer les moralisateurs

En partant en croisade contre les publicités sur l'alcool, l'ASPQ ne veut pas jouer les moralisateurs. «Il est difficile de remettre en question la consommation d'alcool. On s'attaque à un style de vie. Une liberté. L'objectif, ce n'est pas de dire: "Ne buvez pas." Mais on veut que les gens se demandent pourquoi on les incite à boire toujours plus», dit Mme Féthière.

Le code d'éthique

En 2006, le Conseil d'éthique de l'industrie québécoise des boissons alcooliques a vu le jour. Pour contrer les pratiques commerciales douteuses, l'industrie s'est dotée d'un code d'éthique et d'un mécanisme pour accueillir les plaintes du public.

Dans son rapport annuel 2015, le Conseil note «un laxisme et une indifférence incompréhensibles des autorités publiques devant le contournement des lois et le manque d'éthique dans le domaine de la commercialisation des boissons alcooliques». Selon le Conseil, «dans le domaine de l'alcool, l'État a abdiqué cette responsabilité de défenseur du bien commun».

Contourner le prix de la bière par les promotions croisées

Au Québec, le prix de vente minimal de la bière est d'environ 3 $ le litre. Or, des supermarchés affichent régulièrement des promotions du genre: «15 $ de carte-cadeau d'essence à l'achat de 2 caisses de 30 canettes de bière». Ces promotions croisées irritent l'ASPQ et le directeur-général d'Éduc'alcool, Hubert Sacy. «C'est un contournement évident de la loi. On diminue le prix de la bière de façon croisée. Et pourtant, ça continue d'être toléré!», dit-il.

La porte-parole de la RACJ, Joyce Tremblay, confirme que ce genre de «publicité croisée» est «toléré» par son organisme.

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EN CHIFFRES :

30,7% : Proportion des hommes ayant consommé de façon excessive en 2011-2012, soit une hausse de 17% depuis 2000

19,2% : Proportion des femmes ayant consommé de façon excessive en 2011-2012, soit une hausse de 96% depuis 2000