Gare aux brownies «assaisonnés», à l'encadrement des permis de cultiver et aux campagnes de publicité - mais surtout, patience: légaliser la marijuana ne se fait pas en criant ciseaux, prévient le directeur de la coordination de la marijuana de l'État du Colorado, Andrew Freedman.

Il y a un peu plus de deux ans que les adultes âgés de 21 ans et plus peuvent acheter et cultiver de la marijuana en toute légalité au Colorado, après que la population de l'État eut donné l'instruction à son gouvernement de légiférer en ce sens par voie de référendum d'initiative populaire, en 2012.

Au Canada, en portant les libéraux de Justin Trudeau au pouvoir en octobre dernier, les électeurs ont par le fait même donné leur feu vert au projet de légaliser la substance, cette promesse figurant dans la plateforme électorale du Parti libéral.

Bien qu'elle se soit déroulée dans un cadre législatif distinct de celui du Canada, l'expérience vécue au Colorado a permis de tirer des enseignements que le coordonnateur Andrew Freedman partage en entrevue téléphonique avec La Presse Canadienne.

Son premier conseil concerne l'encadrement de la culture de la marijuana: «plus c'est réglementé, mieux c'est», résume-t-il, notant que l'émergence d'un «marché gris» a confronté le cadre réglementaire du Colorado à «des défis de santé et de sécurité publique».

Le gouvernement du Colorado a récemment adopté des mesures pour tenter d'endiguer le marché gris en question, qui permettait aux produits issus tant de la culture thérapeutique que récréative d'échapper au contrôle - et aux taxes - de l'État.

Car ces brèches avaient créé «suffisamment de confusion pour que certaines personnes malintentionnées profitent de la portion non réglementée et cultivent de la marijuana pour le marché gris, pour en faire la vente à l'extérieur de l'État», explique M. Freedman.

«Je serais donc très strict. Je dirais: voici les règles à respecter pour cultiver des plants: vous pouvez seulement cultiver à l'intérieur du système réglementé, vous devez faire le suivi de tous les plants de cannabis à partir de la graine»», plaide-t-il.

«Il faut mettre ce système en place avant de penser à la culture sans permis, à domicile», tranche M. Freedman.

Le coordonnateur recommande par ailleurs au Canada de serrer la vis aux publicitaires qui pourraient être tentés de faire de la légalisation de la marijuana une manne pour eux-mêmes et leurs clients sans égard aux enjeux de santé publique.

«J'imposerais un moratoire sur la publicité pendant un certain temps, suggère M. Freedman. Il ne faut pas que la commercialisation du produit attire les enfants ou les personnes à risque de développer une dépendance à la marijuana.»

C'est également le point de vue du professeur Eugene Oscapella, du département de criminologie de l'Université d'Ottawa, qui travaille depuis deux décennies sur le statut légal de la drogue.

«Il y a un danger avec une commercialisation excessive. Le but ne devrait pas être de créer un système pour aider les gens qui veulent le commercialiser. On ne veut pas avoir le «big pot» comme on a eu avec le «big tobacco» et le «big alcohol'», avertit-il.

Le gouvernement, lui, aurait avantage à déployer sa propre campagne publicitaire - de sensibilisation, celle-là - pour informer la population des effets de l'ingestion de brownies, biscuits et autres produits comestibles «assaisonnés» de cannabis, conseille Andrew Freedman.

«Nous avons vu dès le départ beaucoup de consommateurs se diriger vers ces produits, et ceux-ci ont un problème de dosage. L'effet est différé de deux ou trois heures, les gens ont tendance à en surconsommer, et ils finissent à l'hôpital parce qu'ils ont un 'bad trip'», fait-il remarquer.

Le professeur Oscapella juge pour sa part que l'introduction des produits comestibles sur le marché devrait se faire «avec beaucoup de prudence».

«Je crois que ce serait une mauvaise idée de vendre du cannabis dans les gummy bears, par exemple, parce que ça pourrait attirer les jeunes, dit-il. Mais je ne dis pas qu'il faut interdire indéfiniment les produits comestibles, ce serait un peu fou de suggérer ça.»

Points de vente

Il a été impossible de savoir ce que le gouvernement pense de l'expérience du Colorado. Le député et ancien chef de police Bill Blair, à qui le premier ministre Justin Trudeau a confié la responsabilité de piloter le dossier, a refusé les demandes d'entrevue de La Presse Canadienne.

Une attachée de presse de la ministre de la Justice a transmis une déclaration écrite dans laquelle M. Blair répète que les libéraux iront de l'avant et que «la prochaine étape consiste à établir un groupe de travail qui nous donnera des conseils éclairés sur le processus de légalisation».

Parmi les nombreux points d'interrogation qui subsistent sur les composantes du plan libéral figure la question des points de vente éventuels de marijuana, qui a fait l'objet de spéculations au cours des derniers mois.

La première ministre de l'Ontario, Kathleen Wynne, a été la première à se lancer dans la mêlée, affirmant en décembre dernier qu'il lui semblait logique que la vente soit prise en charge par la Liquor Control Board of Ontario (LCBO), l'équivalent ontarien de la Société des alcools du Québec (SAQ).

Le ministre responsable de la société d'État québécoise, Carlos Leitao, semble nettement moins chaud à l'idée. En février dernier, il a lâché qu'il n'avait «aucune intention de commercialiser» le cannabis à la SAQ et enjoint le fédéral à «s'arranger» avant de faire marche arrière.

Au Colorado, on n'a pas choisi de confier la vente à des sociétés d'État, d'abord parce qu'«historiquement, nous nous en remettons au marché plutôt qu'au gouvernement pour les affaires», mais aussi pour des considérations légales, explique Andrew Freedman.

«Il aurait été compliqué dans le contexte légal de demander à des employés de l'État de vendre de la marijuana, parce qu'en faisant cela, ils commettraient un crime aux yeux du gouvernement fédéral (qui n'a pas légalisé la substance)», signale-t-il.

Ainsi, de Boulder à Denver en passant par Aspen, les «pot shops» privés ont fleuri.

Selon le dernier recensement du ministère des Finances du Colorado, il y avait à travers l'État 424 boutiques de marijuana récréative et 514 dispensaires de cannabis thérapeutique (certains vendent les deux produits, alors dans les faits, leur nombre total n'atteint pas 1000) au 1er mars 2016.

Mais cette prolifération ne signifie pas pour autant que l'État nage dans les profits générés par les taxes prélevées sur la vente de marijuana. L'an dernier, les recettes ont avoisiné les 100 millions US, un montant qui devrait se maintenir au cours des prochaines années, prédit M. Freedman.

«Environ 40 % de cet argent est directement réinvesti pour la réglementation du produit, précise-t-il. Cent millions, ça semble être beaucoup d'argent - ce n'est pas un montant d'argent négligeable -, mais il faut considérer que le Colorado a un budget de 27 milliards.»

Il partage la lecture de Justin Trudeau, qui a prévenu que la marijuana ne serait pas une vache à lait pour l'État. On peut néanmoins présumer que les revenus seraient plus faramineux au Canada, la population étant près de sept fois plus élevée que celle du Colorado, qui est de 5,5 millions.

Le coordonnateur est aussi d'avis, comme l'a répété à plusieurs reprises le premier ministre canadien, que la légalisation de la marijuana prive le crime organisé d'une importante source de revenus.

«Chaque fois qu'une personne passe par le système réglementé, elle enlève de l'argent qui irait au marché noir. Cela prouve, selon moi, la théorie voulant que la mise en place d'un marché réglementé ait pour effet, à long terme, d'éliminer le marché noir ou gris», fait valoir M. Freedman.

Eugene Oscapella abonde dans le même sens. «C'est la prohibition, l'utilisation de la loi criminelle, qui a mené à un vaste marché noir destructeur partout dans le monde, et ça a créé beaucoup de violence», soutient-il.

Le gouvernement libéral promet de prendre «le temps qu'il faut pour bien faire les choses», est-il précisé dans la déclaration attribuée à Bill Blair qui a été transmise à La Presse Canadienne.

«Notre approche sera fondée sur les données probantes et les meilleures pratiques, et elle répondra aux préoccupations de tous les Canadiens en matière de sécurité et de santé publiques», déclare le maître d'oeuvre du projet.